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La Bête
©Copyright, Kadrane, 1999
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A. La Belle et la Bête

I. Le Parc, premier Jour

Bénédicte avait 15 ans. Elle était trop forte pour être une jolie fille. Aussi, elle apportait peu d'attention à son aspect. Elle coupait ses cheveux courts et portait des vêtements de garçons. Elle avait fini par prendre les manières des adolescents qui l'entouraient, si bien qu’eux-mêmes semblaient parfois efféminés par rapport à cette fille qui n'avait pas froid aux yeux et qui souvent les commandait. Mais malheur à celui qui la traitait de "garçon manqué". Elle se mettait alors en colère. Elle boudait un peu, mais jamais très longtemps et retrouvait très vite sa bonne humeur. Chacun l'aimait bien, car elle avait beaucoup d'humour. Elle savait mettre ses amis à l'aise, plaisanter ou parler de sujets graves quand il le fallait.

Elle pratiquait de nombreux sports, avec talent. Elle ne se vantait pas de ce qu'elle faisait bien et elle acceptait volontiers de jouer avec des camarades moins doués. Cependant elle savait se battre avec toute son énergie lorsqu'elle rivalisait avec ceux qu'elle estimait égaux ou meilleurs.

Bénédicte n'avait pas peur de se retrouver seule. Elle aimait lire. Les romans lui procuraient tous les compagnons dont elle pouvait avoir besoin. C'est sans doute pour cette raison qu'elle n'avait pas encore connu de garçon. Elle idéalisait le portrait de son prince charmant, y ajoutant chaque jour un trait ou une qualité. Sous son aspect un peu fruste, Bénédicte était en fait une grande romantique. Le garçon qu'elle rencontra ce jour-là était pourtant si différent de tout ce qu'elle avait pu imaginer.

C'était le début de l'automne. Le temps se rafraîchissait rapidement. Malgré le vent, Bénédicte lisait au soleil, sur un banc du Parc. Quelques oiseaux chantaient, souvent interrompus par les bruits de la ville qui les entourait: tantôt un train, tantôt un camion, une voiture vétuste ou une moto pétaradante. De temps en temps, au fil de ses pensées, elle laissait son regard se perdre entre les arbres et les promeneurs du Parc.

- Puis-je m'asseoir?, demanda une voix.

Bénédicte dut faire un effort pour s'extraire du passage passionnant où le jeune héros, épuisé, pourchassé et trahi par ses amis, semblait sur le point d'abandonner. Surprise, Bénédicte était peu accueillante. Elle fusilla l'intrus du regard. Le garçon en face d'elle se mit à rougir, ouvrant la bouche sans doute pour s'excuser...

- Qui es-tu? Je ne te connais pas, lança Bénédicte avant que le moindre son n'ait eu le temps de franchir la gorge de l'autre.

Le nouveau venu était un adolescent d'une quinzaine d'années. Bénédicte examina son visage, considérant successivement sa bouche aux lèvres boudeuses, ses joues creuses et son abondante chevelure qui, à la lumière rasante du soleil, semblait avoir deux tons. Il avait noué un vieux foulard autour du cou comme pour se protéger du froid. Son corps était bien proportionné quoiqu'en pleine croissance. Son attitude était hésitante, les mains profondément enfoncées dans les poches de sa veste. La mode était aux vêtement larges. Aussi, Bénédicte ne remarqua pas tout de suite qu'en fait, ils étaient trop grands. Ce détail la fit sourire. Le garçon vit un encouragement là où il n'y avait que moquerie. Aussi, il ramassa ce qui lui restait de volonté et fit à nouveau entendre sa voix:

- Je suis nouveau dans le quartier.

Bénédicte soupira intérieurement et referma son livre à contrecoeur. Elle ne se débarrasserait pas de ce raseur facilement.

- Je suis originaire du Val. Je vis chez un oncle à deux rue d'ici.

Le Val... Pourquoi ce nom suscitait-il soudain l'intérêt de Bénédicte?

- En Septembre, mes parents m'ont mis en pension dans cette ville. Je n'ai pas encore fait de connaissances et je me sens un peu seul.

Il y a deux ans, Bénédicte avait fait une présentation devant sa classe sur un animal qui avait jeté l'effroi dans le Val...

- La Bête du Val. C'est bien dans le Val qu'une bête a terrorisé les villageois.

Le garçon eut une moue embêtée, comme s'il n'aimait pas aborder le sujet. Néanmoins il confirma d'un mouvement de tête.

- L'as-tu vue, demanda Bénédicte vivement intéressée.

Elle avait presque oublié son intérêt pour le livre qu'elle venait de quitter.

- Comme beaucoup de gens dans le Val. Mais la Bête n'avait pas l'air si dangereuse. Je ne comprends pas pourquoi on a fait venir tant de monde pour chasser la Bête.

- La Bête a tout de même attaqué des fermes et des gens.

- Il est bien commode d'accuser un animal. En plus, les journalistes ont tout embrouillé. Il n'est pas facile de faire la part entre l'imaginaire et le réel.

Si la Bête avait un ami en ce monde, Bénédicte fut bientôt convaincue que le garçon était celui-là. Même s'il devait être incapable d'en donner une description plus précise que les journaux de l'année précédente, il comprenait la Bête. Peu à peu, au fil de la conversation, il fit partager à Bénédicte ses sentiments pour la Bête. Bénédicte fut étonnée de ressentir de la pitié pour cet animal, surpris par l'hiver et pourchassé par les hommes.

Un soupçon envahit l'esprit de Bénédicte.

- Tu prétends ne pas avoir peur de la Bête. Dis-moi alors pourquoi tu n'étudies pas dans un des collèges du Val.

Le visage du garçon se referma. Il baissa les yeux en proie à une vive tension intérieure. Il finit par dire d'une voix sourde.

- Ce sont mes vieux. Ils ont peur que la Bête ne revienne cette année...

Bénédicte n'eut pas besoin d'en entendre plus pour comprendre que le garçon ne restait pas en ville pour son plaisir. Elle le regarda et sentit naître en elle un sentiment qu'elle prit d'abord pour de la pitié. Elle se promit de lui faire découvrir la ville et de l'inviter aussi souvent qu'elle le pourrait.

Ils parlèrent un long moment. Comme il restait debout, Bénédicte l'invita à s'asseoir non sans lancer une plaisanterie sur la timidité du garçon. Comme pour se protéger, il enfonça plus profondément sa tête dans les épaules et ses mains dans les poches. Il sourit sans conviction. Son attitude était encore plus tendue. Bénédicte se dit qu'elle devrait lui apprendre également le sens de l'humour.

Il s'appelait Tom, sans doute le diminutif de Thomas, bien qu'il ne l'avait pas précisé. Tom, comme le chien du voisin, mais elle garda cette plaisanterie pour elle et s'en amusa intérieurement.

Il ne parla pas de sa famille, qui semblait ne plus exister dans son esprit. Mais il décrivit avec passion ses promenades dans les bois. Les chemins étroits aux flancs des vallées et au bord des torrents. Les odeurs de la nature aux différents moments de la journée, après la pluie ou en plein soleil. Il connaissait les moeurs des animaux du Val. Il avait dû les observer avec une patience infinie. Bénédicte ne put s'empêcher de rire lorsqu'il imita les chants de oiseaux.

- Mais il ne faut pas aller dans le Val pour rencontrer toutes ces merveilles, dit-il en entraînant Bénédicte.

Ils marchèrent sous les arbres l'un derrière l'autre. Soudain, il lui fit signe de s'accroupir en silence à côté de lui. Un peu plus loin, entre les racines d'un arbre, il montra l'entrée d'un terrier du doigt. Il n'attendirent pas cinq minutes avant qu'une paire d'oreilles craintives ne pointent de l'orifice. Rassuré, un lapin sortit par petits bonds. Il attendirent encore afin de ne pas l'effrayer. Un peu plus loin, ils surprirent un écureuil qui prit la fuite en grimpant dans le premier chêne et qui se mit à crier sa colère une fois qu'il fut hors d'atteinte. Ils sortirent du bosquet près d'une fontaine. Quelques rouges-gorges jouaient dans l'eau du bassin. Tom s'approcha. Les oiseaux acceptaient sa présence, plus confiants que s'ils avaient été apprivoisés. L'un deux, le moins craintif, se percha sur la main du garçon et se mit à chanter. Tom amena le volatile jusque dans les mains de Bénédicte. L'oiseau devenu silencieux fixa la fille pendant quelques secondes, puis il s'envola et rejoignit ses compagnons dans le bassin.

Le temps était passé si vite. Il était déjà midi. La mère de Bénédicte attendait pour le repas. Mais elle était totalement fascinée par Tom. Il était timide, mal à l'aise, n'osant pas toucher Bénédicte, s'excusant lorsqu'il la frôlait par mégarde. Pourtant il émanait de ses paroles et de ses gestes une certaine fraîcheur, presque de la naïveté.

Le garçon la reconduisit jusqu'à l'entrée du Parc.

- Tu es sûr que tu ne veux pas que je te raccompagne jusque chez toi, supplia-t-il.

Bénédicte lui prit la main et lui sourit.

- On se connaît à peine. Et j'ai peur que mes parents te voient.

- Est-ce qu'on se reverra?

Une fois par semaine, Bénédicte avait la permission de sortir jusqu'à minuit, le samedi soir. Ce soir-là, elle retrouvait ses amis à la Grange. Elle proposa à Tom de les y rejoindre.

II. La Grange

Bénédicte s'entendait bien avec ses amis. Garçons et filles avaient le même âge et se connaissaient depuis l'école primaire. Ils se chamaillaient souvent dans une franche camaraderie. Elle arriva en avance mais n'était pas la première. Cinq garçons étaient là. Elle les embrassa tous les cinq pour être sûr de n'en frustrer aucun. Ils racontèrent en détails le match de football qu'ils avaient gagné cet après-midi contre une classe, d'un an leur aînée. Bénédicte faisait semblant de les écouter. En fait, elle surveillait l'entrée de la salle et guettait l'arrivée de Tom. Ses regards furtifs ne passèrent pas inaperçus. L'un d'eux se pencha vers son voisin comme pour lui confier un secret, mais annonça à haute voix de telle sorte que chacun pouvait l'entendre:

- Bénédicte attend quelqu'un. Elle a peut-être un amoureux.

Bénédicte ne put s'empêcher de rougir. Elle aurait voulu fusiller le responsable, mais ce dernier lui souriait et elle reconnaissait le ridicule de la situation. Elle se sentait vaincue, mais pas en colère.

- J'attends un garçon que j'ai rencontré cet après-midi. Il est nouveau et ne connaît pas la ville. Je le trouve sympathique. Mais je vous en prie. Il est super timide. Ne l'embêtez pas trop la première fois. Du moins jusqu'à ce qu'il soit apprivoisé.

Bénédicte fut obligée de leur décrire Tom. Lorsqu'elle expliqua que les parents de Tom tenaient une ferme dans le Val, Bénédicte ne s'était pas attendue à la réaction de ses amis.

- C'est un bouseux.

- Bénédicte est tombée amoureuse d'un paysan.

Les plaisanteries fusèrent de toutes parts. Bénédicte savait que ce n'était pas la peine de protester. Pourtant elle prit la défense du "petit paysan", comme les autres l'appelaient. Elle parla de la connaissance dont Tom avait fait preuve lorsqu'il avait décrit les bois et les animaux de chez lui. Ce qui eut pour effet de relancer de nouvelles plaisanteries. Bénédicte se disait que ses amis étaient bien cruels et elle espérait que Tom aurait suffisamment d'humour. Elle se demanda comment elle pourrait les calmer avant son arrivée.

"Mon Dieu, le voilà", fit-elle tout bas pour elle-même. Puis mettant dans sa voix toute l'autorité qu'elle était capable, elle ajouta:

- Taisez-vous, bande d'idiots, il est là!.

Parce qu'ils étaient curieux de voir le nouveau venu et que le ton utilisé ne permettait aucune réponse, Bénédicte obtint le silence. Tous se tournèrent et dévisagèrent le garçon qui venait vers eux, confiant et souriant. Ils furent impressionnés, non par sa taille qui était moyenne, mais par les proportions de son corps. Il avait déjà la silhouette d'un homme adulte, bien bâti, la carrure large, les membres bien détachés. Sa démarche était souple et sûre. Ils virent là, un compagnon dont ils n'auraient pas à avoir honte.

- Salut Tom.

- Bénédicte nous a parlé de toi.

- Assieds-toi.

Avant qu'il n'ait eu le temps d'ouvrir la bouche pour esquisser le moindre bonjour, le pauvre Tom se retrouva assis, entouré d'inconnus sympathiques, mais envahissants, qui lui donnaient des tapes amicales dans le dos et l'assaillaient de questions.

Bénédicte était soulagée et souriait en regardant les garçons qui se pressaient autour de Tom. Les filles qui étaient arrivées entre-temps restaient à l'écart, mais n'en étaient pas moins attentives. Elles observaient Tom avec envie. De voir ses amies jalouses procura à Bénédicte un sentiment de plaisir. Quant à lui, Tom répondait aux questions patiemment et poliment, sans entrer dans les détails.

Au bout d'un moment, les garçons se mirent à parler de football et se désintéressèrent du nouveau qui, soulagé, vint s'asseoir à côté de Bénédicte. Il tenait un verre de bière qu'on lui avait mis de force dans la main et dans lequel il trempait ses lèvres sans conviction juste pour faire comme les amis de Bénédicte.

- Ils sont gentils tes copains, fit Tom.

- Gentils, mais parfois encombrants.

Il lui adressa un sourire et jeta un regard circulaire autour de lui. La salle se remplissait. Presque toutes les tables étaient occupées. La musique allait fort et quelques couples gesticulaient sur la piste de danse. Ces derniers captivèrent son attention. Il entendit Bénédicte à côté de lui, sa voix couverte par la musique.

- Qu'est-ce que tu dis?, cria-t-il presque, pour se faire entendre.

- Je te demande si tu veux danser.

- Ca n'a pas l'air trop difficile, mais je ne sais pas comment m'y prendre.

Bénédicte sourit. Combien d'autres choses ne faudra-t-il pas lui apprendre. Et elle l'entraîna jusqu'à la piste. D'abord Tom dansa avec raideur. Il jetait parfois un regard craintif vers les tables avoisinantes. Quand il constata que personne ne les regardait, ni ne riait d'eux, il se détendit et se mit à se mouvoir sur la musique, imitant avec plus ou moins de bonheur les mouvements que Bénédicte lui montrait. Au premier slow, Tom marcha plusieurs fois sur les pieds de sa cavalière, ce qui les fit rire aux éclats. Ils se cognèrent aux autres couples et furent l'objet de plusieurs remarques.

- Merde, faites attention!

- Quand on est aussi maladroit on reste chez soi!

Le rock fut une autre paire de manche. Tom apprit rapidement quelques passes et en improvisa d'autres qu'il avait vues exécuter sur la piste. Le résultat ne fut finalement pas trop catastrophique. Bénédicte était en nage, toute essoufflée. Lui ne semblait pas affecté. Bénédicte le tira hors de la piste de danse et ajouta en boutade:

- Ce n'est pas mal pour la première fois. Je ne voudrais pas que tu te fatigues. Viens te reposer.

Ils s'assirent dans un coin. Tom sentit alors qu'il devait passer le bras autour des épaules de Bénédicte comme le faisaient d'autres jeunes couples dans la salle. Il le fit après une hésitation de peur qu'elle ne se dérobe. Au contraire, elle se serra plus fort contre lui et ce contact leur fit du bien.

Le temps passait vite. Ils dansèrent encore, discutèrent ensemble, plaisantèrent avec les amis et les amies de Bénédicte. Mais bientôt ce fut l'heure du retour. Les plus jeunes s'éclipsèrent, sans doute obéissant, mais surtout fatigués.

- Il est temps que je rentre, sinon ma mère va s'inquiéter.

- Puis-je te raccompagner?, demanda Tom.

Bénédicte hésita. N'était-il pas trop tôt. Après tout, ils ne se connaissaient que depuis quelques heures.

- D'accord, mais pas jusque chez moi.

Prudence, ou crainte des parents?

- Tu n'auras qu'à me dire où tu veux que je te laisse seule.

Il n'insistait pas. Bénédicte fût un peu déçue que son ami ne fut pas plus entreprenant. Elle aurait considéré cela comme un compliment. Finalement, elle préféra penser que Tom était simplement timide, voire attentionné et discret. Ils prirent congé des amis de Bénédicte et s'en allèrent bras dessus bras dessous.

La nuit était claire. La lune à son premier quartier répandait sa lumière argentée. En chemin, Bénédicte le questionna sur son oncle. Mais Tom resta très évasif.

- Jusqu'à quelle heure te laisse-t-il sortir?

- Je rentre quand je veux.

- Que vas-tu faire maintenant? Vas-tu retourner chez ton oncle?

- J'ai envie de me promener. Je me sens bien. J'ai envie d'aller dans le parc et de regarder les étoiles. Ici, il y a trop de lumière.

- Tu n'y penses pas. Il y a des gens là-bas. On raconte des choses horribles sur ce qu'ils font pendant la nuit. Et les garçons courent autant de danger que les filles!

- Je n'ai pas peur...

- Rentre chez toi. Fais-moi plaisir.

Ils s'étaient arrêtés et se faisaient face. Tout en parlant, Bénédicte avait tendu une main vers le visage de son compagnon et le fixait intensément. Tom promit de rentrer chez lui.

Le lendemain, Bénédicte devait aller chez ses grands parents. Mais elle fixa rendez-vous pour le lundi, jour d'école, en fin d'après-midi. La semaine suivante, elle proposa de faire une partie de tennis.

Ils se séparèrent, d'un baiser tendre sur la bouche. Ils se retournèrent deux fois presque ensemble et s'échangèrent à chaque fois un dernier signe d'au revoir. Bénédicte était heureuse. Peut-être était-ce de l'amour. Elle n'en était pas sure. Mais ce garçon l'attirait et visiblement c'était réciproque.

III. Grands parents, deuxième jour

Le lendemain, dimanche, fut une journée ennuyeuse. Le lever tardif. Le petit déjeuner en famille autour d'un café trop fort et de croissants trop gras. Les plaisanteries vulgaires de son petit frère, Jérémie, qui commençait seulement sa puberté. Le regard absorbé de son père, préoccupé par quelques problèmes incompréhensibles d'adulte. Les plaintes et les remarques de sa mère comme chaque dimanche.

Elle rangea sa chambre. Elle termina rapidement ses devoirs et ses leçons pour le lendemain. Déjà son père s'impatientait et klaxonnait dans la rue pour appeler toute la famille. Bénédicte se demanda soudain depuis combien de temps elle n'avait plus entendu la voix de son père.

- Dépêchez vous, on va être en retard, cria la mère dans l'escalier.

Et les voilà lancés sur la route comme des milliers d'autres familles.

Les grands parents les attendaient sur le pas de la porte et les accueillirent à bras ouverts. Ils habitaient une petite maison en province, avec un jardin devant et derrière. Comme d'habitude, grand père emmena son fils et son petit fils tandis que la grand mère et sa fille s'affairaient dans la cuisine. L'odeur de viande, d'oignons frits et de graisse brûlée souleva le coeur de Bénédicte. Le dimanche midi, elle n'avait pas d'appétit car ils mangeaient trop tard le matin.

Bénédicte mangea peu, distraite et ne participait pas à la conversation. Dehors, le vent soufflait. Après le repas, Bénédicte s'assit sur un appui de fenêtre et se mit à lire. De temps en temps, elle levait les yeux pour regarder les feuilles qui tourbillonnaient soulevées par le vent. Un long moment, elle resta le regard vide et pensa aux occupations de Tom.

Qui avait préparé à manger? Tom ou son oncle? Et la vaisselle? Terminait-il ses devoirs ou préparait-il un examen? Au fait, il ne lui avait pas dit dans quelle école il suivait les cours. Ce serait amusant qu'il soient dans la même boite. Ou bien, se promenait-il dans le parc? Ou dans les bois, à l'entrée de la ville? Peut-être le verrait-elle si, par hasard, il venait jusqu'ici. Elle scruta la rue. Au bout d'un moment, elle haussa les épaules: c'était une idée idiote.

- Et bien, ma petite fille. Tu sembles rêveuse aujourd'hui. D'habitude, tu es plus dynamique.

C'était son grand père. Il s'était approché sans qu'elle ne l'entende et il la fixait à travers ses petites lunettes rondes.

- Excuse-moi, grand père, mais j'aurais voulu être ailleurs aujourd'hui.

Grand père s'assit dans le large fauteuil à côté de la fenêtre et fit face à sa petite fille.

- Veux-tu en parler?, demanda-t-il simplement.

- Ce n'est rien. Rien à cacher, je veux dire.

- Je suis prêt à t'écouter. Je ne répéterai rien.

Bénédicte raconta la rencontre de la veille, la soirée passée à la Grange et ce qu'elle avait ressenti quand ils s'étaient séparés. Il y eut un silence, tandis que grand père fixait sa main posée sur l'accoudoir du fauteuil. Il semblait réfléchir. Il était amusé mais n'en montrait rien. Il médita les paroles de sa petite fille.

- C'est le premier.

Etait-ce une question ou une affirmation de grand père?

- Oui, confirma Bénédicte.

Et elle ajouta:

- C'est le premier comme cela.

- Alors, sois prudente. Ne le laisse pas te faire de mal. Tu es sensible et tu n'as aucune expérience. Un sentiment trop intense pourrait blesser ton coeur à jamais...

- Oh, grand père. Il est si gentil. Il ne me fera pas de mal.

- Tu es trop confiante. Ce n'est pas seulement contre lui que je veux te mettre en garde, mais aussi contre toi-même.

L'après-midi était avancée lorsqu'ils sortirent pour se promener. Bénédicte flânait un peu à l'écart, mais elle rejoignit rapidement les autres pour écouter les histoires de jeunesse de grand père, originaire de la campagne comme Tom. Personne ne fit de remarques sur l'intérêt soudain et inhabituel de Bénédicte. D'ailleurs, personne ne semblait l'avoir remarqué, sauf peut-être grand père qui était le seul à pouvoir comprendre.

IV. Cinéma, troisième jour

Comme prévu, Bénédicte retrouva Tom le lundi après-midi, après les cours. Ils flânèrent en ville jusqu'à la nuit qui tombait tôt en cette saison. Ils décidèrent d'aller au cinéma. En attendant le début du film, ils entrèrent chez un bouquiniste. Alors que Bénédicte cherchait des livres d'auteurs, Tom s'intéressa exclusivement aux livres illustrés sur les animaux et les plantes: il en sélectionna deux et rejoignit Bénédicte.

- As-tu trouvé?, demanda-t-il en regardant les titres des deux romans qu'elle tenait en main.

- J'hésite entre ces deux-ci.

- Ce n'est pas grave. Prends celui-là et je t'offre l'autre, fit-il en saisissant le plus épais des deux.

Il se dirigea vers la caisse. Il paya avec un gros billet et récupéra la monnaie sans vérifier. Bénédicte jeta un coup d'oeil involontaire dans le portefeuille de son ami et constata malgré elle qu'il avait beaucoup d'argent sur lui. Il ne donnait pas l'impression d'être si riche pourtant.

- Merci, dit-elle en embrassant Tom qui se mit à rougir.

En sortant, elle le mit en garde contre le vol. Mais Tom semblait ne pas attacher beaucoup d'importance à l'argent.

- Je n'ai pas beaucoup de besoins, expliqua-t-il. Je ne dépense pas grand chose. Ce que j'ai en trop, je le garde avec moi. On ne sait jamais, ça peut servir.

- Pourquoi ne demandes-tu pas à ton oncle de mettre cet argent dans une banque sur un compte à ton nom.

Tom éluda la question avec maladresse. Bénédicte comprit qu'il lui cachait quelque chose. Mais comme la séance allait commencer, elle n'insista pas. Ensuite, elle oublia l'incident.

Plus tard dans la soirée, ils mangèrent ensemble dans un "fast-food" en échangeant leurs impressions. Le film leur avait plu à tous les deux.. Tom eut un moment d'absence. Il fixait son hamburger, l'esprit ailleurs. Bénédicte le rappela sur terre.

- Je pensais à quelqu'un, expliqua-t-il.

C'était suffisant pour provoquer la curiosité.

- Une fille?

Tom sourit en hochant la tête.

- Un copain. Il adorait manger dans des restaurants comme celui-ci.

Elle ne put rien en tirer de plus.

Bénédicte quitta Tom et rentra chez elle vers 9 heures du soir. Ses parents l'accueillirent dans une juste colère. Bénédicte avait été si heureuse de se retrouver en compagnie de Tom, qu'elle avait oublié de prévenir ses parents. Elle fut obligée d'avaler un second repas pour éviter de tomber dans la disgrâce des dieux.

L'estomac un peu lourd, elle monta dans sa chambre. Le devoir de français fut plus long que d'habitude. Elle avait l'esprit ailleurs. Elle n'osa pas enfreindre le couvre-feu imposé par les parents et remit ses leçons pour le lendemain matin. Soit que son réveil n'était pas branché, soit qu'elle ne l'entendit pas, elle arriva en retard à l'école et se colla un beau zéro à l'interrogation du matin.

V. Migraine, quatrième jour

Malgré cela, Bénédicte ne se laissa pas démonter. Elle se rattrapa sur les autres cours, bien qu'elle était vraiment impatiente d'être le soir. Elle se disait qu'en se concentrant, le temps passerait plus vite.

Bénédicte et Tom s'étaient fixés rendez-vous au parc. Bénédicte s'y rendit directement pour ne pas subir les remarques de sa mère. Elle avait une montagne de travail pour le lendemain. Elle en était désolée, car il ne lui restait pas beaucoup de temps pour Tom. En l'attendant, elle commença à étudier.

Tom courait parce qu'il était en retard. Sa foulée était longue et souple. Ses pieds effleuraient le sol, ne faisant quasiment pas de bruit. Sa respiration était à peine plus marquée de telle sorte que, ne l'entendant pas arriver, les promeneurs se saisissaient quand il les dépassait. Bénédicte le vit déboucher sur l'allée. Un coureur derrière Tom essayait de se tenir à sa hauteur. Bénédicte trouva le contraste comique. Le coureur transpirait de grosses gouttes. Il haletait. Il semblait réellement au maximum de son effort, malgré sa tenue et ses chaussures de course. Tom, en tenue de ville, était à son aise, prêt à continuer longtemps sur sa lancée.

Tom se laissa dépasser par le coureur qui rayonna d'une soudaine satisfaction. Il s'arrêta à hauteur de Bénédicte qui hocha la tête en regardant l'autre s'en aller.

- Il force, commenta-t-elle. C'est mauvais pour la santé.

- Excuse-moi.

Bénédicte ne comprit pas tout de suite. Regardant sa montre, elle se rendit compte que Tom était en retard de plus d'une demi-heure. Plongée dans sa leçon, elle n'avait pas vu le temps passer. Ce n'était pas grave, puisqu'elle avait pris un peu d'avance sur son travail. Mais bien qu'elle ne fit aucun reproche, Tom voulut absolument se justifier.

- En dernière heure, nous avons fait du sport. J'ai pris une douche avant de venir.

Bénédicte avait remarqué les cheveux humides du garçon, ainsi qu'un peu de poussière qui, collée derrière l'oreille, avait échappé à un nettoyage trop hâtif.

- Vous vous êtes roulés dans de la poussière?, demanda Bénédicte pour le taquiner.

Embêté, Tom se frotta hâtivement. Puis, il sembla hésiter en regardant la crasse sur ses doigts.

- ...un cross. Oui. C'est cela, nous avons fait une course dans le Parc. On a couru en dehors des sentiers.

Bénédicte le trouva comique. Il semblait vraiment tomber de la lune. L'espace d'un instant, elle avait eut l'impression qu'il ignorait d'où pouvait venir cette poussière: en général, on n'oublie pas ce qu'on vient de faire l'heure d'avant! Tom se rattrapa en racontant encore quelques merveilles sur le Val et les montagnes qui le bordent. Ils marchèrent tout en parlant. Bénédicte ne remarqua pas que les oiseaux n'interrompaient pas leur chant lorsqu'ils s'approchaient. Les animaux partageaient le bonheur du jeune couple, eux aussi sous le charme du garçon. Un banc isolé, à l'abri des regards indiscrets les invita à s'asseoir.

Il y eut un moment de silence entre les deux adolescents. Ils n'étaient pas gênés. Il y avait quelque chose d'autre qui n'avait pas besoin de mots. En tout cas, si c'était le passage d'un ange qui était à l'origine de ce silence, son nom était sûrement Cupidon.

Bénédicte avança son visage vers celui de Tom qui eut un mouvement de recul. "Même ça, il ne l'a jamais fait!" pensa Bénédicte. Après une hésitation, le garçon se laissa faire. Leurs lèvres se touchèrent et leurs langues se mêlèrent. Ils s'embrassèrent longtemps. Ils s'étreignaient avec force et désir, laissant leurs mains découvrir le corps de l'autre à travers leurs vêtements.

Aussi rouge l'un que l'autre, il s'arrêtèrent un peu essoufflés. Leurs fronts se touchaient. Leurs yeux baissés vers le sol se fuyaient. Ils brûlaient de désir, mais n'osaient pas l'exprimer, espérant que l'autre fasse le premier pas.

- C'était la première fois?, demanda-t-elle.

Tom leva les yeux. Ils se regardèrent. Tom eut un petit sourire gêné, suffisamment expressif.

- Tu recommenceras? demanda-t-elle.

- Quand tu veux, souffla-t-il.

Mais Bénédicte n'avait qu'une petite heure. Elle allait devoir bientôt partir. Ils auraient voulu faire durer ce moment. Mais de toute façon ils allaient se revoir. Ils se levèrent à regret et marchèrent bras dessus bras dessous vers l'entrée du Parc.

Au moment de se quitter, Bénédicte remarqua que l'expression de Tom avait changé.

- Tu es fâché?, demanda-t-elle.

Il fit "non" d'un hochement de tête.

- Ca m'arrive parfois, de préférence lorsque j'ai un moment de bonheur. Ca vient en une fois, sans prévenir.

- Tu as mal à la tête?

- Si ce n'était que la tête. Ca prend tout cela, fit-il en mettant sa main sur la moitié de son visage.

- Tu n'irais pas voir un médecin?

- A quoi bon? Ca va durer quelques heures. Je vais dormir. Lorsque je me réveillerai, je ne sentirai plus rien.

Bénédicte était désolée de savoir que Tom souffrait et était embêtée de le quitter dans un moment difficile. Elle lui proposa de le raccompagner jusque chez lui. Il s'y opposa fermement. Cela intrigua Bénédicte qui se demanda s'il avait encore peur de son oncle comme elle de ses parents. Ils se dirent au revoir et se séparèrent à l'entrée du Parc, chacun de son côté.

VI. Tennis, cinquième jour

Le lendemain, mercredi, Bénédicte terminait ses cours à treize heures. Elle aurait voulu retrouver Tom pour l'après-midi.

- C'est impossible, je termine à seize heures trente. Je ne peux pas te rejoindre plus tôt, avait répondu Tom, un peu gêné.

Bénédicte pourrait donc terminer son travail avant de retrouver Tom au club de tennis. Elle voulait enseigner ce sport à son ami ainsi que bien d'autres choses. Les cours du mercredi semblèrent interminables. Avant de revenir chez elle, Bénédicte se rendit au club de tennis pour réserver le terrain. Après le repas, elle peina longtemps sur un devoir de mathématique absolument incompréhensible qu'elle termina pourtant avant l'heure du rendez-vous. Son travail ainsi expédié, elle boucla son sac et descendit dans la cuisine pour le goûter. Sa mère avait tout préparé et s’apprêtait à sortir. Son frère Jérémie était déjà à table. Il avalait sa deuxième tartine.

- Je dois faire des courses, expliqua-t-elle. Ne m'attendez pas avant sept heures. Vous remettrez la cuisine en ordre et vous direz à votre père que je reviendrai pour le repas.

Restés seuls, Jérémie se tourna vers sa soeur:

- Tu vas jouer au tennis avec ton petit ami?, demanda-t-il.

- Je vais jouer au tennis avec un copain, corrigea Bénédicte.

- Pourtant je t'ai vue hier avec un garçon. Vous vous teniez par la main. Vous vous êtes embrassés...

- Tu m'espionnes, petite vipère, s'exclama Bénédicte en saisissant son frère par le col.

- Ce n'est pas vrai. Je traversais le parc en vélo quand je vous ai vu. Vous ne vous cachiez pas. Je n'ai pas eu besoin de t'espionner.

Jérémie était offusqué de l'accusation. C'est vrai qu'il espionnait de temps en temps sa soeur pour son propre compte mais pas cette fois-là. Bénédicte fixait Jérémie droit dans les yeux. Finalement, elle se détendit et le lâcha:

- Je te crois.

- Est-ce que ce garçon est ton petit ami?

Elle regarda à nouveau Jérémie, sans colère cette fois. Avant de répondre, elle prit un peu de temps pour analyser ses propres sentiments:

- Je crois que je l'aime. Mais il est trop tôt pour être sûr.

- Est-ce que vous avez déjà...?

Jérémie s'est mis à rougir comme une tomate.

- Déjà quoi?, insista Bénédicte.

- Tu sais ce que je veux dire, bégaya Jérémie de plus en plus rouge.

Bénédicte s'amusait des explications embrouillées de son petit frère.

- Non, je ne comprends rien à ce que tu racontes.

- Je voulais te demander si tu avais déjà...

Puis il ajouta tout bas, le visage si rouge que Bénédicte eut pitié de lui:

- Est-ce que tu as déjà fait l'amour avec lui?

Bénédicte éclata de rire. Jérémie baissa les yeux, humilié.

- Si tu voyais ta tête. On dirait une tomate trop mûre.

Elle se pencha vers lui et souleva le menton du garçon pour le forcer à la regarder.

- Non, petit frère. Je n'ai pas fait l'amour avec lui. Je le connais seulement depuis quatre jours. Plus tard peut-être. On ne fait pas l'amour avec le premier venu. Du moins, pas moi.

Ils se regardèrent en silence. Jérémie était heureux de la franchise de sa soeur, même s'il ne comprenait pas toute la réponse.

- Excuse-moi, fit-il enfin. Excuse-moi de t'embêter avec mes questions.

- Tu ne m'embêtes pas. Je comprends que tu grandis et que tu voudrais comprendre certaines choses. Mais tu devrais parler de tes problèmes aux parents. Ils t'aideront, sais-tu.

- Mais je ne sais pas comment leur dire. Je n'ose pas. Avec toi, c'est plus facile.

- Tu es terrible, fit Bénédicte en passant la main dans les cheveux de son petit frère. Et bien, soit. Quand tu auras quelque chose à me demander, tu n'auras qu'à venir me voir. Je te promets de tout t'expliquer du mieux que je pourrai.

Le visage de Jérémie s'illumina.

- Merci, soeurette. Je t'adore.

- Moi aussi. Veux-tu bien remettre la table à ma place?

Jérémie n'avait pas vraiment le choix car Bénédicte ne voulait pas être en retard à son rendez-vous. Bénédicte allait ouvrir la porte lorsqu’elle entendit la sonnette. Derrière la porte, se tenait Laurent, un petit blondinet, copain de classe de Jérémie. Ce dernier lui dit bonjour et demanda après son ami. Elle l'envoya directement à la cuisine et tira la porte derrière elle.

Tom était au rendez-vous. Il avait revêtu un training blanc et bleu, visiblement neuf. Il portait son éternel foulard autour du cou. Il avait chaussé des sandales de sport déjà usées et sales. Il tenait sous le bras une raquette d'occasion, mais de marque. La maladresse de Tom fut assez cocasse. Cherchant l'efficacité avant l'esthétique, il est parvenu à placer quelques balles malgré sa raquette. Il était aidé par sa stupéfiante condition physique: il avait à peine souffert, alors que Bénédicte n'avait pas cessé de le faire courir sur toute la surface du terrain. Bénédicte voulut se changer tout de suite après la séance. Tom monta au bar du club. Il n'eut pas longtemps à attendre: à peine avait-il entamé son verre de jus d'orange qu’elle l'avait rejoint. Bénédicte commanda une eau minérale.

- Tu ne prends jamais d'alcool, s'étonna Bénédicte qui était habituée à ses copains qui mesuraient leur virilité au nombre de verres de bière qu'ils étaient capables de descendre.

- L'alcool rend gai, mais me rend vite malade. Je n'aime pas être malade.

Bénédicte aimait sa franchise. Elle aimait parler avec lui. Il exprimait son opinion en peu de mots. Il acceptait les remarques avec intelligence et savait reconnaître ses torts. Elle commenta sans ménagement la manière dont Tom jouait au tennis. Si elle le félicita d'abord pour ce qui lui semblait bon, elle insista sur les points à corriger et à améliorer.

- Pour une première fois, ce n'est pas mal!

Puis elle parla de Jérémie et de ses petits problèmes. Tom l'écouta avec attention.

- J'aimerais l'aider, mais je ne sais pas comment, expliqua Bénédicte. Je n'ai pas encore connu de garçons assez intimement pour parler de ces choses. Je ne sais pas comment se passe pour vous les garçons la découverte de la sexualité, la découverte de la masturbation. Comment ça s'est passé pour toi?

Tom sourit, nullement gêné. Il réfléchit un instant, rassemblant ses souvenirs.

- J'ai vécu à la campagne. Là-bas, je crois que les choses sont plus simples. La nature est comme un livre, si on sait le lire. J'ai vu depuis longtemps des animaux s'aimer. J'ai vu les petits naître peu après. Je n'ai jamais eu besoin de personne pour m'expliquer toutes ces choses. J'ai trouvé l'amour naturel et beau. Quand j'ai découvert la masturbation, j'ai trouvé ça génial: le plaisir sans les inconvénients de l'amour. Je n'ai jamais eu honte, puisque cela m'était donné.

Bénédicte fut touchée par la confiance un peu crue et naïve de son ami.

- Mais je comprends que, pour un enfant des villes, ce n'est pas aussi facile.

- Tu penses qu'il suffit d'amener Jérémie au zoo, ajouta Bénédicte en boutade.

Tom rit de bon coeur, imité par Bénédicte, soulagés tous les deux que la conversation prenne une tournure moins grave. Tom conclut:

- Je crois que tu ne dois pas t'en faire. Explique-lui les choses simplement. Ses angoisses se calmeront d’elles-mêmes lorsqu'il comprendra que nous sommes tous passés par là.

- Tu as sans doute raison...

Mais l'heure tournait. Bénédicte devait rentrer chez elle. Tom l'accompagna. Bénédicte exigea qu'il la laisse au carrefour juste avant d'atteindre la maison. Il était sept heures.

VII. Orage

Bénédicte ne voyait pas la voiture de sa mère. Par contre, celle de son père était garée juste devant la maison. A peine avait-elle poussé la porte qu'elle ressentit l'atmosphère lourde qui suit généralement une dispute. Elle entendait quelqu'un marcher bruyamment dans le salon. Elle poussa la porte. C'était son père. Il allait et venait entre les fauteuils du salon, tirant nerveusement sur sa cigarette. D'un air effrayé, Jérémie suivait des yeux la démarche de son père. Il s'enfonça dans le fauteuil et aurait disparu dans les plis s'il en avait eu la possibilité. Il était pieds nus, habillé uniquement d'un jeans et d'un tee-shirt mal ajusté.

- Salut, que se passe-t-il?, demanda doucement Bénédicte.

Son père se retourna brusquement. Il ne l'avait pas entendue entrer et la foudroya du regard. Visiblement, c'était grave et il aurait égorgé n'importe qui.

- C'est à cette heure-ci que tu rentres. J'espère que tu as terminé ton travail pour l'école, cria-t-il.

- Bonjour, fit-elle blessée par l'attaque inattendue et injuste de son père. Je reviens du club de tennis. J'ai déjà terminé mon travail. Et je voulais uniquement savoir ce qui se passe dans cette maison qui d'habitude est mortellement calme.

- Demande-le lui, s'exclama le père en montrant Jérémie d'un doigt accusateur. Le garçon faisait un effort considérable pour retenir ses larmes, sans y parvenir tout à fait.

- J'étais avec Laurent, sanglota Jérémie. Nous ne faisions rien de mal...

- Rien de mal!, coupa le père indigné. Il ose prétendre encore qu'il ne faisait rien de mal!

Il s'adressa à Bénédicte.

- Il ne faisait rien de mal, si évidemment on ne tient pas compte du fait qu'il était tout nu, en train de caresser son petit ami. Et ils avaient l'air d'aimer cela. Ton frère est homosexuel.

Et il ajouta sur un ton plus bas, plein de dégoût:

- Qu'ai-je fait pour mériter cela!

On n'entendait plus que les sanglots de Jérémie qui s'était mis en boule dans le fond du divan et qui cachait son visage dans les mains. Bénédicte ressentit de la pitié pour son petit frère. Elle n'approuvait pas ce qu'il avait pu faire. Mais, c'est vrai que ce n'est pas facile pour les enfants des villes. Les parents sont trop occupés et se désintéressent des problèmes de leurs enfants. Elle s'assit à côté de Jérémie et le prit dans ses bras. Jérémie, toujours en pleurs, secoué par un hoquet violent, se serra contre elle. Bénédicte sentit comme un courant électrique la traverser. A ce moment-là, elle sut qu'elle aimerait toujours son petit frère, quel que soit le crime qu'il pourrait commettre.

La colère du père révoltait Bénédicte. Il ne pouvait rien arranger ainsi. Elle prit sa défense.

- Tu n'as pas le droit de l'accuser. C'est un peu ta faute si c'est arrivé.

Bénédicte parlait fort et clair, sans crier, reprenant à peine son souffle entre deux phrases de peur que son père ne l'interrompe.

- Cela fait des semaines qu'il n'a pas arrêté de nous agacer avec ses plaisanteries vulgaires. Cela faisait des semaines qu'il espérait que toi et maman vous l'aideriez. Il fallait le prendre seul dans sa chambre pour lui expliquer les choses de la vie. Mais il avait peur de vous en parler ouvertement: vous êtes tous les deux tellement distants. Vous n'avez rien compris évidemment. Ou vous n'avez rien voulu comprendre.

Le père de Bénédicte avait visiblement été touché. Il resta sans voix. Bénédicte sentit le besoin d'arrondir les angles et ajouta:

- Jérémie est encore jeune. La sexualité, il ne fait que la découvrir. Pour l'instant, rien n'est définitif. Ce qu'il a fait avec Laurent n'est qu'une expérience dont il ne doit pas avoir honte. Ce n'est qu'une étape. Maintenant, c'est à nous de l'aider pour qu'il ne s'arrête pas là.

Bénédicte avait ouvert des perspectives. C'était important. Le père leur tournait le dos. Il respirait profondément, essayant de retrouver son calme. Il ne savait pas qui avait raison. Et Bénédicte n'en était pas sûre non plus.

Elle estima qu'il valait mieux laisser son père seul. Jérémie s'était calmé, mais sa respiration était encore courte et rapide. Ils se levèrent et sortirent ensemble de la pièce. Ils montèrent en silence. Dans sa chambre, Bénédicte entreprit de faire sécher ses affaires de tennis, sous le regard encore rouge de son frère. Puis elle vint s'asseoir à côté de lui sur le lit. Bénédicte passa la main dans les cheveux de Jérémie.

- Pauvre Jérémie. Tu ne sais encore rien. Tu as encore tout à apprendre. Je t'aiderai si tu veux.

Le regard de Jérémie s'alluma.

- Tu me montreras ton chaton.

Bénédicte éclata de rire.

- Ce n'est pas ce que je voulais dire. Mais je répondrai à tes questions. Sinon tu pourras les poser à Papa maintenant. Ou encore à Tom.

- Tom, c'est ton petit ami.

- Oui. Tu l'aimeras bien, je crois.

Ils entendirent la mère rentrer à ce moment. Elle s'enferma dans la cuisine avec le père. Au moment du repas, elle mit gentiment les pieds dans le plat et tout le monde rit de bon coeur. Bénédicte et sa mère remettaient la cuisine en ordre, tandis que Jérémie et son père s'étaient retirés au salon pour parler de choses d'hommes. Elle fut embarrassée lorsque la mère la questionna au sujet du beau garçon qu'elle avait vu cet après-midi accroché à son bras. Bénédicte ne put garder le secret plus longtemps.

- Invite-le à venir manger demain soir.

Bénédicte se réjouit de l'invitation.

VIII. Invité, sixième jour

Elle ne fut jamais aussi nerveuse de sa vie. Sa mère accueillit Tom et le questionna gentiment sur sa famille dans le Val. Le père de Bénédicte était plutôt réservé. Il ne disait rien, plongé dans la lecture du journal. Mais Bénédicte savait qu'il ne perdait rien des faits et gestes de Tom. Quant à Jérémie, il se prit rapidement d'amitié pour ce nouveau compagnon qui s'intéressait à tout. Il lui fit faire le tour de la maison, montra les chambres et s'arrêta longtemps dans celle de Bénédicte, révélant un grand nombre de petits secrets que Bénédicte aurait sans doute voulu garder pour elle. Jérémie ne perdait rien pour attendre, car, à la première occasion, Bénédicte coinça son petit frère dans un coin et pour le rosser gentiment jusqu'à ce qu'il demande pardon. Mais Jérémie recommença l'instant d'après à taquiner sa soeur, ce qui lui valut un violent coup de coude dans les côtes. Jérémie en perdit le souffle pendant quelques secondes. Peu après, il furent réquisitionnés pour dresser la table. Tom restait seul dans le salon avec le père. Pour faire passer le temps, il fit le tour des tableaux. Il admira longuement la collection d'illustrations représentant des oiseaux. Puis, son attention fut attirée par les livres d'ornithologie qui occupaient une grande place dans la bibliothèque. Il parcourut les couvertures du doigt. Il en choisit un et le feuilleta. Le père de Bénédicte avait abandonné la lecture de son journal et observait ouvertement Tom.

- Tu t'intéresses aussi à nos frères à plumes, demanda-t-il soudainement.

Tom fut surpris. Il crut à un reproche et se mit à rougir.

- Je me suis permis de feuilleter ce livre, dit-il pour s'excuser.

Comme il s’apprêtait à le remettre en place, le père l’interrompit.

- Ce n’est pas grave. Tu peux même le prendre pour lire chez toi si tu le désires et si tu me le ramènes.

- Merci. Je m'intéresse à tout ce qui touche le Val: les plantes, les animaux sauvages, les oiseaux. Les oiseaux sont très nombreux là bas.

- Il y a quelques années, avec mon père, on allait presque tous les week-end dans les réserves naturelles. Nous avons répertorié et photographié un grand nombre d'oiseaux. Maintenant, je n'ai plus le temps et mon père n'a plus la santé pour ces longues promenades.

Le père de Bénédicte s'était levé et s'était approché de Tom. Il regardait une rangée d'albums de photos qu'il caressa avec nostalgie avant d'en choisir un.

- J'allais régulièrement dans le Val il y a une quinzaine d'années. J'y ai constitué cet album. Est-ce que ça t'intéresserait de le regarder?

Ils s'assirent côte à côte dans le grand divan. Tom tenait l'album et tournait les pages pendant que le père nommait les oiseaux ou racontait des anecdotes. Le garçon connaissait bien la région et ajoutait parfois que telle pâture était retournée en friche, que telle vallée abritait maintenant un village de vacances ou que tel bois avait brûlé. Entre-temps, Bénédicte et Jérémie les avaient rejoints. Plusieurs fois, ils s'interrompirent plusieurs fois pour discuter de l'identification de tel ou tel volatile, de la rareté d'une telle espèce.

- Vous connaissez Hans, s'exclama soudain Tom au moment où le père de Bénédicte sortit une photographie montrant un vieil homme devant un refuge de haute montagne.

- Tu veux parler du vieil ermite? C'est un ancien médecin, je crois. Mon père et moi, nous avons parfois logé dans ce refuge lors de nos randonnées...

- J'ai vécu deux ans dans la cabane avec Hans. Il s'est beaucoup occupé de moi. Je l'aime bien. C'est fantastique: il est exactement comme la dernière fois que je l'ai vu!

Très ému, Tom regarda la photo pendant un long moment. Bientôt, la mère de Bénédicte les appela à table. Le repas fut excellent. Tom se révéla d'un grand appétit et acheva tous les plats.

- Je crains de n'avoir pas fait assez, s'inquiéta la mère de Bénédicte.

- Excusez-moi, madame, répondit Tom pour la rassurer. Je crois que j'ai surtout mangé par gourmandise.

- Ca fait plaisir de voir un tel appétit. Au moins, on est sûr que cela vous a plu. Je ne peux pas toujours en dire autant de ma petite famille.

- Maman, intervint Bénédicte. Tu sais bien qu'on adore tout ce que tu prépares.

Tom insista pour aider à remettre la table et à essuyer la vaisselle. Ils terminèrent la soirée assis au salon. Les parents et Jérémie regardaient la télévision tandis que Tom et Bénédicte, assis l'un à côté de l'autre, dans un fauteuil à l'écart, discutaient à voix basse.

- Je ne voudrais pas te brusquer Tom, mais il est déjà dix heures. Tu ne devrais pas laisser ton oncle s'inquiéter, annonça la mère de Bénédicte.

- Vous avez raison, madame. Je vais y aller.

Tom se leva en souplesse et aida Bénédicte à s'extraire du fauteuil.

- On se revoit demain?, demanda-t-elle.

- N'oublie pas que nous avons de la visite demain soir, rappela la mère sans se retourner.

- C'est exact. Alors, samedi matin, conclut Bénédicte.

Ils se dirent au revoir. Bénédicte raccompagna Tom jusqu'à la porte. Ils restèrent un instant en silence, se tenant par la main, leurs visages presque l'un contre l'autre. Tom l'embrassa et s'en alla brusquement ému. A une dizaine de mètres, il se retourna et dit en saluant Bénédicte d'un geste:

- A samedi. Je passerai te prendre vers dix heures.

Il s'éloigna dans la nuit d'un pas rapide. Bénédicte le regarda disparaître au coin de la rue et referma la porte. Elle rejoignit les autres au salon. Personne ne dit rien. Mais elle avait les larmes aux yeux.

IX. Mystère, septième jour

Le lendemain, au cours du petit déjeuner, les parents furent plein d'éloges pour Tom. En se rendant à l'école, Bénédicte et Jérémie parlèrent tout au long du chemin de l'excellente soirée. Bénédicte retrouva ses amis dans la cour de récréation, débordante d'énergie, pleine d'esprit et de taquinerie pour chacun. Pendant l'heure de midi, elle joua avec sa classe contre une équipe exclusivement composée de garçons. Elle marqua presque tous les buts, ridiculisant l'adversaire. Elle était dans une forme exceptionnelle. Avant de retourner au cours, elle discuta près de l'entrée du bâtiment avec les copains qui l'avaient accompagnée à la "Grange", le samedi précédent.

- Sais-tu ce que fait Tom pendant la journée?, lui lança l'un d'eux, prenant Bénédicte au dépourvu.

- Il suit des cours comme nous dans un autre lycée.

- Tu te trompes, fit le garçon avec une moue satisfaite. Il travaille sur un chantier. Il construit un immeuble avec des immigrés. Je l'ai vu mercredi après-midi en allant à mon cours de solfège.

- Tu mens, fit Bénédicte surprise.

- Tu peux aller vérifier sur place par toi même. Tu verras que c'est la stricte vérité.

Bénédicte n'en croyait pas ses oreilles. Elle se demandait pourquoi Tom n'avait pas osé lui en parler. Il devait avoir peur. Elle était déçue, car elle avait eu confiance en Tom. Que lui cachait-il encore? Le cours d'anglais semblait à mille lieues des préoccupations de Bénédicte. Elle dut lire un passage. La classe se mit à rire, car elle entama un autre chapitre, dans un autre livre, massacrant l'accent. Le cours de mathématique fut tout aussi désastreux. Les professeurs, intrigués par le comportement de ce bon élément, préférèrent la laisser tranquille pour l'instant. Pendant la courte interruption qui précéda la dernière heure de cours, Bénédicte quitta la salle de classe et sortit du collège.

Quelques minutes plus tard, elle se tenait derrière les grilles interdisant l'accès du chantier dont on lui avait parlé. D'abord elle ne le vit pas. Au moment où la sirène retentit, annonçant le fin de la journée, elle l'aperçut sortant des sous-sols dans un groupe de travailleurs étrangers. Il était crasseux, les cheveux collés par la sueur. On devait lui mener la vie dure là-bas, lui qu'elle n'avait jamais vu transpirer. Elle se cacha un peu à l'écart et attendit qu'il sorte du chantier. Tom prit un sac et salua ses compagnons qui montaient dans la roulotte sur le bord de chantier. Tom passa devant Bénédicte sans la voir. Elle attendit un peu avant de le suivre.

Elle restait à bonne distance, courant lorsqu'il disparaissait derrière un coin. Bénédicte avait un peu honte. Elle se disait à chaque instant qu'elle devait le rattraper et s'expliquer. Mais sa curiosité fut plus forte et elle resta hors de vue. Elle suivit Tom jusqu'à une ancienne conciergerie dont l'entrée se trouvait dans la cour intérieure d'un immeuble à côté des garages. Elle le vit tirer les rideaux. Peu après, la condensation sur les carreaux lui apprit qu'il se faisait couler une douche. Une vieille dame sortit de l'immeuble. Après un instant d’hésitation, Bénédicte lui emboîta le pas. Elle finit par l'aborder.

- Pardon, madame. Est-ce que vous habitez dans cet immeuble?

Méfiante, la vieille dame s'arrêta.

- Que désirez-vous savoir jeune fille?

- J'ai fait la connaissance ce week-end du garçon qui loge dans la conciergerie au pied de l'immeuble. J'aimerais savoir si vous le connaissez et s'il a de la famille.

La vieille dame sourit, complaisante.

- Non, je ne connais pas sa famille. Il a aménagé dans la conciergerie il y a un an. Il vit seul. C'est un jeune homme très bien, vous savez. Très poli. Il m'aide à faire les courses tous les samedis. Il rend de menus services dans l'immeuble. Il a repeint toute la cage d'escalier cet été.

- Je vous remercie madame, fit Bénédicte en prenant congé.

- Vous êtes bien jolie, mademoiselle. Je ne l'ai pas encore vu avec une fille. Vous avez toutes vos chances, ajouta la vieille dame en lui adressant un sourire complice.

X. Seuls, huitième jour

Tom sonna à dix heures tapantes. Bénédicte était seule, vêtue d'une chemisette qui couvrait pour le principe une poitrine plus que naissante et d'un short échancré qui mettait en valeur ses longues cuisses de danseuse. Elle le fit entrer. Il se débarrassa de sa veste, mal à l'aise. Elle l'invita à monter. Ils s'installèrent dans la chambre de Bénédicte. Elle s'assit sur le lit, la jambe gauche ramenée sous elle. Par le bâillement du short entre les cuisses, Tom devina qu'elle ne portait pas de slip et se mit à rougir. Pour cacher sa nervosité, les mains serrées dans le dos, il fit le tour de la pièce que, pourtant, il connaissait déjà. Il s'attarda longtemps devant la bibliothèque de Bénédicte. Il lut les titres en silence sans vraiment y prêter attention.

- Quand tes parents reviendront-ils?, demanda Tom sans se retourner.

- Pas avant midi. On a le temps de...

Bénédicte arrêta sa phrase brutalement. Elle aurait voulu ajouter quelque chose, mais se retint au dernier moment. Silence gêné.

- Est-ce que tu as souvent envie d'une fille?, demanda Bénédicte.

Tom lui tournait toujours le dos.

- Parfois, répondit-il laconiquement.

- Qu'est-ce que tu fais alors? Tu te masturbes?

Tom lui fit face. Ses joues étaient rouges écarlate. Bénédicte ressentit un certain plaisir à l'embarras qu'elle provoquait chez ce garçon. Il croisait ses mains nerveusement. La forme de sa braguette ne laissait pas de doute sur ses sentiments. Il alla s'asseoir au bureau de Bénédicte.

- Ça m'arrive.

- Souvent?

- Je..., balbutia Tom qui ajouta après un hésitation: Chaque fois que j'en ai envie et que c'est possible.

- Une fois par mois? Toutes les semaines?

- Tu fais une enquête! Pourquoi me demandes-tu cela?

- J'aimerais savoir.

- Tous les matins. Parfois le soir avant de m'endormir.

Bénédicte sourit.

- Je ne te crois pas.

Tom haussa les épaules.

- Qu'est-ce que cela change?

Bénédicte eut honte d'elle-même et de son insistance. Après tout, si lui aussi en avait envie, il n'avait qu'à le demander.

- Excuse-moi. Ma curiosité est un peu malsaine.

Tom grogna quelque chose qu'elle ne comprit pas.

Bénédicte se leva et s'approcha de Tom. Elle passa le bras autour du cou de Tom et s'assit sur ses genoux. Leurs visages étaient l'un en face de l'autre. Tom évitait son regard.

- M'en veux-tu?, demanda Bénédicte.

- Non. Je ne me sens pas à l'aise. J'ai chaud. Est-ce qu'on peut sortir?

- De quoi as-tu peur?

- De rien. Juste un malaise.

Bénédicte inclina la tête et chercha avec la bouche les lèvres de Tom. Ce dernier ne se déroba pas et laissa leurs langues se mêler. Ils restèrent ainsi un long moment à s'embrasser et à se caresser. Bénédicte sentait la verge du garçon contre sa cuisse. Elle interrompit leur baiser passionné.

- As-tu déjà fait l'amour avec une fille?

- Non.

Tom chercha la bouche de Bénédicte, mais elle sauta par terre hors de portée.

- Je n'ai pas encore connu de garçon. Je voudrais que tu sois le premier, expliqua-t-elle en reculant vers lit, une main tendue vers Tom pour l'inviter à la rejoindre.

Tom laissa tomber son regard vers le sol, en proie à une vive tension intérieure.

- C'est impossible, dit-il enfin en se mettant debout.

Bénédicte vit des larmes se former dans les yeux du garçon.

- Qu'est-ce qui ne va pas?

Il courut vers la porte. Il hésita un instant, la main sur la poignée, les épaules voûtées, la tête basse. Il se tourna à moitié vers Bénédicte. Elle vit les larmes couler.

- Excuse-moi. Ce n'est pas ta faute. Je t'aime, moi aussi. J'ai envie de toi, très fort. Mais c'est impossible.

Et il ouvrit la porte pour disparaître dans le couloir. Elle voulut se précipiter derrière lui. Mais déjà, la porte de la rue claquait en bas et elle entendit le bruit d'un course sur le gravier devant la maison. Bénédicte était découragée. Elle retourna dans sa chambre et se jeta sur son lit. Elle se trouvait ridicule. Ridicule à cause des rêves qu'elle faisait depuis une semaine et dont Tom était le héros. Ridicule d'avoir été repoussée par le premier garçon qu'elle avait aimé. Mais Bénédicte n'était pas une fille à se morfondre sur son sort. Mais elle n'avait jamais trompé les attentes de Tom. C'est lui qui l'avait abordée. Maintenant, elle était en colère contre lui. Elle devait le sommer de s'expliquer.

XI. Poursuite

Elle s'habilla plus chaudement, dévala les escaliers, sortit son vélo du garage et prit la direction de la conciergerie. Tom n'y était pas et elle ne l'avait pas vu sur le trajet. Elle se rendit jusqu'au chantier. Puis elle sillonna tout le quartier. Finalement, en passant devant le parc, elle eut l'idée d'y aller voir. Elle abandonna son vélo à la garde d'un cadenas et parcourut les sentiers principaux. Elle marchait vite. Parfois, elle courait, impatiente. Son visage exprimait un telle détermination que les passants médusés se retournaient sur son passage.

Elle trouva Tom seul, couché sur le dos au pied d'un arbre. Il tenait entre ses mains sur son ventre un jeune lapin, nullement effrayé, même satisfait des caresses prodiguées par le garçon à l'odeur si particulière. Il tourna la tête, le visage sale. Les larmes maintenant séchées, avaient laissé de longues traînées sur ses joues. Il avait dû courir comme un fou à travers les couverts pleins de ronces, comme en témoignaient les griffes qu'il portait aux mains et au visage et les aiguilles encore enfoncées dans ses vêtements. Bénédicte sentit sa volonté fondre devant l'air si pitoyable du garçon. Elle lui en voulait de la peine qu'il lui avait faite. Mais Tom semblait souffrir beaucoup plus.

Elle s'agenouilla à côté de Tom qui laissa s'échapper le petit lapin. Le garçon roula sur le côté et déposa sa tête sur les genoux de la fille. En silence, elle essaya d’attendre l'explication que Tom n'allait pas tarder à donner. Mais Bénédicte était nerveuse et ne pouvait se résoudre à patienter plus longtemps.

- Pourquoi es-tu parti?, demanda-t-elle.

Tom ne savait pas par où commencer.

- Je t'ai menti à mon sujet. Plusieurs fois...

- A cause du chantier? Parce que tu travailles?, l'interrompit Bénédicte.

- Tu savais cela?,

Puis après une hésitation:

- Mais, il y a autre chose. Je t'ai menti depuis le début. Je voulais que tu me voies comme un garçon normal, avec une famille, des parents, qui va à l'école tous les jours et qui aura un métier plus tard.

Encore un silence.

- Je ne connais pas mes parents. Je n'ai aucune famille. Mon oncle est également imaginaire. Je vis seul en ville, dans les caves d'un immeuble près du parc...

- Une conciergerie. Je la connais, je t'ai suivi...

Tom avala sa salive et renifla. Sa voix était éraillée.

- J'ai peur de te perdre, Bénédicte. Je t'aime, je te désire et je ne peux plus me passer de toi.

Tom se tut, le regard vide perdu dans les fourrés, en proie à un conflit intérieur sans solution.

- Ne crois-tu pas que c'est le moment d'aller jusqu'au bout et de tout me dire?

Il leva les yeux sur elle.

- Bénédicte, dit-il enfin, mets-toi à ma place. Quel serait ton attitude si tu avais un secret terrible, un secret qui fait peur? Que ferais-tu si tu étais convaincue que, découvrant ce secret, je ne puisse plus t'aimer? Dis-moi et je le ferai.

Tom la fixait intensément. Bénédicte ne comprenait pas ce que lui cachait encore Tom et qui l'effrayait ainsi. Est-ce que cela avait un rapport avec son travail ou la conciergerie minable qu'il habitait?

- Je pense que, dit-elle, lorsqu'on s'aime vraiment, on peut et on doit tout se dire. S'il existe un seul secret qui peut séparer deux personnes qui disent s'aimer, c'est qu'en fait, ils ne s'aiment pas vraiment.

Tom se redressa. Assis dans l'herbe, il ramena ses jambes entre les bras. Il tournait le dos à Bénédicte qui n'osait pas rompre le silence. Elle se rapprocha de lui et s'assit contre le dos de Tom. Elle déposa la tête sur l'épaule du garçon et passa les bras autour de sa poitrine. Tom s'était résigné. Sa respiration était calme.

- Bénédicte, est-ce que tu m'en voudras si j'attends jusqu'à demain pour tout te dire.

L'après-midi fut un désastre. Tous deux affichaient un enthousiasme qui sonnait faux. Ils se promenèrent longtemps dans les bois qui entouraient la ville. Tom montra de nombreux animaux à Bénédicte qui ignorait jusqu'à leur existence. Il s'approcha de deux biches. Mais celles-ci s'enfuirent lorsque Bénédicte se montra. Ils passèrent un long moment au bord d'une source où se dressaient les restes d'un construction circulaire entourée de colonnes faussement romaines. Entre les pierres effondrées, envahies par le lierre, ils s'embrassèrent encore, mais sans plaisir véritable.

Tel fut le sursis qu'avait demandé Tom.

XII. Cauchemar

La nuit fut agitée pour Bénédicte. Elle rêva de Tom.

Le garçon l'attendait nu, beau comme un dieu grec, au milieu d'un pré rempli de fleurs sauvages. Il lui tournait le dos, assis sur une fesse, une jambe repliée sous l'autre. Il s'appuyait sur une main, l'autre caressant son épaule. Le visage incliné vers le sol, invisible.

Il se leva à son approche.

Elle se retrouva nue, dans les bras du garçon.

Ils s'embrassaient passionnément.

Elle sentait la verge gonflée chercher le chemin de son ventre. Elle écarta un peu les jambes. Il la pénétra délicatement. Elle ferma les yeux à peine consciente du mouvement de va et vient du garçon. Au fur et à mesure que l'orgasme montait, elle sentait la peau nue de Tom se couvrir d'une fourrure douce et épaisse, apportant son lot de sensations nouvelles.

Elle se laissait emporter par le plaisir, ivre d'amour.

Puis soudain, elle sentit les mains du garçon, prolongées de griffes acérées, lui labourer le dos.

Le mouvement dans ses reins se fit violent et douloureux. Elle sentit le sexe énorme grandir encore, devenir un pieux qui se mit à déchirer les entrailles de plus en plus profondément.

Elle ouvrit les yeux.

Tom avait changé. Les yeux étaient devenus rouges, exorbités, menaçants. Sa bouche s'était agrandie, dévoilant des crocs pointus, incurvés vers l'arrière comme ceux des serpents. Sur son visage, avaient poussé de longues mèches de poils sales et bruns.

Elle voulut se dégager, mais le monstre la maintenait comme dans un étau. Bénédicte ne pouvait plus respirer.

Le rêve cessa d'un seul coup.


Bénédicte était en nage, assise sur son lit, au milieu des draps emmêlés. Elle se leva et ouvrit la fenêtre. Elle respira profondément pour chasser les dernières émotions. Le froid de la nuit pénétra rapidement dans la pièce et elle se mit bientôt à trembler. Alors qu'elle s'apprêtait à refermer la fenêtre, elle vit sur les toits en face, une silhouette courir au clair de lune.

Elle reconnut la bête de son rêve. Elle resta un moment paralysée. L'être s'immobilisa et se tourna vers Bénédicte. Le visage n'était pas celui d'un monstre sanguinaire, mais celui d'un adolescent, encore un peu enfant, aux yeux vifs et innocents, à la bouche boudeuse. Elle reconnut Tom.

Ce corps lui donnait l'air d'un ourson encore pataud, si mignon qu'on désirait le prendre dans ses bras pour le protéger malgré sa taille.

La bête bondit et disparut entre les cheminées.

Bénédicte ferma la fenêtre et retourna se coucher, émue par cette seconde apparition, si peu menaçante par rapport aux souvenirs de son rêve.

Ou bien, le rêve se poursuivait-il encore?

XIII. La révélation, neuvième jour

Bouleversée par le souvenir vague de son rêve étrange, Bénédicte se réveilla avec le soleil. Elle s'habilla sans se laver. Elle descendit les escaliers quatre à quatre et se dirigea vers la conciergerie où Tom habitait. Les rues étaient désertes comme un lendemain de fin du monde. Elle arriva devant l'immeuble et poussa la porte qu'elle avait vue empruntée par Tom deux jours plus tôt. Elle entra dans une pièce sombre. Elle remarqua tout de suite une forte odeur d'animal. Elle chercha un interrupteur en tâtonnant dans l'obscurité. La lumière jaillit d'une ampoule pendue au plafond par son fil électrique. Bénédicte balaya la pièce du regard. Un réchaud, des casseroles, quelques boites à conserve. Une table, deux chaises. Des livres illustrés sur une étagère. Dans un coin, sur un matelas et lui tournant le dos, dormait un chien énorme.

Bénédicte fit un pas en arrière.

L'animal se réveilla brusquement. Il se retourna d'un bond. Bénédicte poussa un cri. Elle venait de reconnaître Tom. Son corps était couvert d'un pelage épais, qu'elle avait confondu avec celui d'un chien. Tom s'agenouilla sur le matelas, sous le regard abasourdi de Bénédicte. Ils restèrent un long moment muets, incapables de prononcer un mot, l'un comme l'autre.

- J'aurais voulu que cela se passe autrement, dit Tom tout bas. C'était cela le secret qui me faisait peur. C'est moi que les gens du Val ont aperçu près de leur maison. C'est moi qu'ils ont appelé la Bête du Val. Ils m'ont accusé d'un tas de crimes. Je n'ai jamais rien fait de mal.

Bénédicte avait détourné les yeux. Elle ne pouvait pas haïr Tom. Mais elle aurait voulu un garçon normal. Pas une bête de cirque. Elle poussa un sanglot et s'enfuit déchirée par des sentiments contradictoires, d'amour, de regrets et de peur aussi.

Tom la regarda partir impuissant. Puis il se laissa retomber sur le matelas et poussa un profond soupir. Plus rien n'avait d'importance.

XIV. Séparés

Bénédicte rentra chez elle en pleurant. Elle croisa ses parents et se réfugia dans sa chambre. Elle refusa de voir quelqu'un ou de parler. Vers midi, elle descendit et s'assit boudeuse à table. Chacun savait que quelque chose de grave s'était passé avec Tom. Mais elle ne donna aucune explication.

- Je ne veux plus le voir. Jamais!, cria-t-elle lorsqu'on la questionna.

Bénédicte ne désirait pas se complaire sur son sort. Comme pour se venger de Tom, elle téléphona le même jour à un ami, Philippe, qui l'avait courtisé au début de l'année et qui s'était vu refuser toutes ses avances. Ils allèrent courir ensemble dans le parc vers la fin de l'après-midi.

Chaque soir, Bénédicte veilla à avoir une occupation. Elle faisait des courses avec sa mère, aidait son petit frère pour son travail scolaire, sortait au cinéma avec Philippe, improvisa une compétition de tennis entre les joueurs de sa classe et ne ratait aucun tournoi organisé dans le cadre de son école ou de son club. Elle entraînait dans toutes ses activités le pauvre Philippe qui ne comprenait rien au changement d'attitude de Bénédicte. Mais, profitant de l'aubaine, le garçon ne se plaignait pas.

Quant aux parents de Bénédicte, ils se réjouissaient de voir leur fille réagir de manière aussi positive. Mais si Bénédicte se dopait de travail et d'occupations, elle ne faisait que se tromper elle-même. C'était toujours à Tom qu'elle pensait lorsqu'elle fermait les yeux. Ainsi, passèrent trois semaines.

XV. Eté indien

C'était le week-end. L'air était doux et ensoleillé, dernier sursaut du beau temps au milieu de l'automne. Bénédicte avait emmené Philippe au parc pour se promener et profiter du soleil. Ils étaient restés assis sur un banc, appréciant la douce chaleur du soleil. Puis ils avaient flâné, bras dessus, bras dessous, pendant une heure au moins, parlant peu. Ils n'avaient pas vu les nuages s'amonceler derrière eux. La pluie tomba brutalement, surprenant tous les promeneurs. Ils coururent, la main dans la main, à la recherche d'un abri, qu'ils trouvèrent sous la forme d'un préau à l'arrêt d'autobus. De nombreux badauds s'y étaient déjà réfugiés, mais le jeune couple parvint à se faire une place.

- On l'a échappé belle, fit Bénédicte en regardant la pluie battante.

- Je ne l'ai pas vue venir. A la météo, ils avaient annoncé du beau temps pour la journée, ajouta Philippe.

- Mensonge pour forcer les gens à partir et pour promouvoir le tourisme, commenta un homme rondelet à côté d'eux en leur adressant un sourire.

Bénédicte vit quelqu'un s'approcher, dans le coin de sa vision. Une voix familière l'appela. Elle se retourna et reconnut Tom.

- Laisse-moi, tranquille. Va-t-en!

Elle se serra contre Philippe. Tom fit encore un pas vers eux.

- Bénédicte, laisse moi te parler. Un instant seulement.

Philippe lâcha Bénédicte et empoigna Tom.

- Tu n'as pas entendu ce qu'elle t'a demandé.

Tom regarda Bénédicte se frayer un passage vers l'extérieur de l'abri. Il était plus petit que Philippe, mais plus trapu, plus fort. Il aurait pu se dégager facilement et envoyer ce mâle prétentieux par terre. Dépité, il resta sans réaction tandis que Bénédicte s'encourait sous la pluie. Elle retournait chez elle. Elle obliqua pour traverser la grand route.

Tom sentit le danger. Bénédicte allait s'engager sur la chaussée sans regarder. Il agit à la vitesse de l'éclair.

Philippe resta sans voix lorsqu'il ne retrouva que le vide entre ses mains. Tom avait plongé dans les jambes des gens qui l'entouraient et s'était propulsé hors de l'abri. Tout en criant le nom de Bénédicte, il s'élança de toutes ses forces derrière elle. Il était encore à une dizaine de mètres d'elle lorsqu'elle se glissa entre deux voitures en stationnement. Tom devinait la masse sombre, menaçante, qui fonçait à travers les rideaux de pluie. Il sauta littéralement au dessus de la rangée de véhicules. Le crissement des pneus, trop bref, s'interrompit aussitôt. A peine le frein avait-il été effleuré que la voiture partait en glissade, soudain libre, échappant au contrôle du conducteur paralysé.

Bénédicte ne vit rien venir. Elle sentit quelqu'un la propulser avec force dans les airs. Elle entendit nettement le bruit mat d'un choc mou et de tôles froissées. Et elle retomba sur la route en roulant sur elle-même. Elle s'était cogné le genoux, mais n'avait pas mal. Elle se releva, plutôt surprise qu'étourdie par le choc. Un peu plus loin, la voiture s'était immobilisée en travers de la route. La calandre enfoncée laissait s'échapper des nuages de vapeur. Un homme affolé sortit de la voiture et courut vers Bénédicte.

- Etes-vous blessée? Ne bougez pas, on va faire venir une ambulance.

Il tremblait des pieds à la tête. Bénédicte ne comprenait pas l'émotion de l'homme.

- Ne vous inquiétez pas, dit-elle pour le rassurer. Je n'ai rien. Je me suis juste blessée au genoux en tombant sur la route.

L'homme examina la blessure. Puis se relevant, regarda autour de lui angoissé.

- Qui ai-je touché alors?

Bénédicte regarda vers l'abri. Malgré la pluie, les gens s'étaient avancés. Parmi eux, elle vit Philippe. Tom était introuvable. Elle se souvenait de l'avoir entendu appeler et courir derrière elle. Alors seulement, Bénédicte comprit ce qui s'était passé: Tom s'était interposé entre elle et la voiture. Grâce à Tom, elle s'en était sortie indemne. Mais le garçon fauve n'avait certainement pas eu cette chance. Elle se mit à chercher avec le conducteur sur les côtés de la route et dans les taillis qui bordaient le parc, même si, au fond d'elle même, elle avait la quasi certitude que Tom n'était déjà plus sur les lieux de l'accident.

Le chauffeur regarda sans comprendre les débris de la vitre arrière d'un véhicule en stationnement. Bénédicte eut un frisson lorsqu'elle remarqua sur le capot les empreintes sanguinolentes de Tom, diluées par la pluie en formant de fins filets rouges. Il n'y avait pas de corps dans les parages.

- Viens, allons-nous en. Nous ne sommes pas responsables de cet accident.

Elle n'avait pas entendu Philippe. Le garçon la tenait délicatement par l'épaule et la pressait pour partir. Bénédicte finit par céder et suivit le jeune homme. Il n'y avait plus de vent. La pluie s'était un peu calmée et tombait droite en grosses gouttes. Bénédicte tremblait, non pas à cause des vêtements mouillés, mais son esprit était obnubilé par l'accident.

- Ramène-moi chez mes parents, supplia Bénédicte.

Philippe allait lui proposer d'entrer dans un café tout proche et de commander un boisson chaude. Mais il n'insista pas.

XVI. Blessé

Sur le pas de la porte, Bénédicte remercia le garçon et l'abandonna sur le trottoir. Elle avait prétexté qu'elle se sentait mal à cause de l'accident et qu'elle désirait rester seule. En fait, elle ne supportait qu'il puisse la voir émue. Bénédicte monta quatre à quatre les escaliers. Seule dans la salle de bain, elle se déshabilla pour se sécher et soigner son genou. L'image du sang sur le capot de la voiture la hantait. Tom était blessé. Peut-être avait-il besoin d'aide. Elle devait lui porter secours.

Nue, elle se précipita dans sa chambre sous le regard étonné de son jeune frère qui travaillait dans la chambre au bout du couloir. Elle s'habilla avec des vêtements chauds et enfila la combinaison imperméable qu'elle mettait pour faire de la voile en mer. Elle emporta la trousse de secours qu'elle prenait lors des jeux en patrouille avec les guides. Sa mère qui s'inquiétait du remue ménage provoqué dans la chambre par sa fille, essaya de l'arrêter, mais Bénédicte s'esquiva et disparut sous la pluie.

Bénédicte retourna sur les lieux de l'accident. Tout était désert à présent. La voiture qui avait percuté Tom avait été poussée le long du trottoir derrière celle dont le pare-brise avait éclaté. Les deux propriétaires devaient se demander comment ils allaient expliquer tout cela à leur assurance. Valait-il la peine de parler du jeune homme dont on n'avait même pas retrouvé le corps?

Les débris jonchaient encore le sol. Mais l'eau avait effacé les empreintes sanglantes du garçon. Les alentours avaient été piétinés par les curieux. Mais le bois était mal entretenu à cet endroit. Outre le fait qu'elles avaient certainement offert une bonne cachette à Tom, les ronces avaient tenu les badauds à l'écart. Bénédicte n'eut pas à s'enfoncer très loin dans le sous-bois pour retrouver la piste du garçon. La végétation, couchée lors du passage du blessé et alourdie par l'eau, n'avait pas encore eu le temps de se redresser. Une cinquantaine de mètres plus loin, Bénédicte déboucha sur une allée. Les dernières herbes couchées donnaient à Bénédicte une idée de la direction. D'ailleurs, elle n'avait pas vraiment besoin d'un parcours fléché, car les indices et le bon sens lui disaient avec certitude que Tom était rentré chez lui.

Les rideaux étaient tirés. L'appartement semblait désert à l'exception d'un trait de lumière qui filtrait à travers le tissu. Il était là. Bénédicte poussa la porte sans faire de bruit. L'air froid et humide s'engouffra dans la pièce soulevant une touffe de poils dans le dos du garçon à peau de fauve. Surpris, Tom se retourna sur sa chaise. En voyant Bénédicte, il se détendit un petit peu, mais ne fit aucune démonstration de joie.

Il était nu, peu gêné du trouble qu'il suscitait chez Bénédicte. Ses vêtements déchirés avaient été jetés en tas dans un coin de la pièce. Il était penché sur ses blessures aux jambes. Le sang collait aux poils, ne laissant d'autre choix que de les couper pour dégager le pourtour des plaies. Sans intervenir, Bénédicte le regardait faire. Ses gestes étaient sûrs. Il ne tremblait pas. Ou à peine. Pourtant, à travailler ainsi à proximité de sa chair mise à nu, il devait avoir mal. Bénédicte pensa qu'à force de vivre seul, le garçon avait pris l'habitude de se soigner. A moins que ce ne soit pour épater la fille qu'il se forçait à paraître impassible. Si c'était cela, il avait réussi...

Le silence était pesant, à peine entrecoupé par le bruit du bistouri, des ciseaux ou des bouteilles que Tom prenait et déposait sur la table. Pour chasser le malaise qui montait en elle, Bénédicte demanda finalement s'il souffrait beaucoup. Tom lui répondit par un haussement qu'elle comprit comme: "mêle-toi de ce qui te regarde!".

Tom se retourna sur lui même pour examiner une blessure dans son dos. Bénédicte n'avait pas pu la voir d'où elle était. La plaie était rendue invisible par la fourrure. Lors de sa chute sur le second véhicule, un morceau de verre avait profondément entaillé le dos du garçon. Se servant d'un miroir, il essaya de nettoyer l'entaille. Un faux mouvement amena la pointe du bistouri entre les lèvres de la plaie, au milieu des chairs rouges, gorgées de sang. Il dégagea rapidement l'instrument emportant une autre morceau de chair. Il avait été surpris. Il avait ouvert la bouche, mais aucun son n'en sortit. Il ferma les yeux pour maîtriser la douleur. Il se détendit un peu.

L'espace d'un éclair, Bénédicte aperçut le regard que lui jetait le garçon. Elle comprit qu'il avait quelque chose à lui demander, mais ne le ferait sûrement pas. Si elle ne s'était pas sentie aussi coupable vis-à-vis de Tom, elle l'aurait bien laissé là, ce mâle trop plein d'amour propre. Finalement, Tom n'échappait pas à la règle qui voulait que tous les garçons soient fiers et stupides dans leur obstination. Pourtant Bénédicte s'avança et prit les ciseaux des mains de Tom.

- Laisse-moi faire, dit-elle sur un ton ferme.

Tom ne protesta pas. Il resta assis sur sa chaise, penché en avant, le regard rivé sur ses pieds, les poings serrés au point que les articulations paraissaient blanches. Bénédicte ne l'avait jamais vu aussi tendu. Les muscles du dos étaient durs, gonflés. Ils frémissaient au moindre contact. Tout en travaillant, Bénédicte essaya de le faire parler afin qu'il pense à autre chose et qu'il se détende un peu. D'une voix douce, aussi détachée qu'elle le pouvait, elle demanda:

- Tu étais venu pour me parler. Que voulais-tu me dire?

De nouveau, Tom haussa les épaules. Bénédicte évita de justesse de laisser pénétrer les pointes des ciseaux dans la blessure. Après un moment, Tom décida de parler.

- Je n'étais pas venu là pour te parler. Je me trouvais dans l'abri avant que vous n'arriviez. Mais j'avais tout de même quelque chose à te dire.

Silence. Tom ne poursuivait pas. Il semblait à Bénédicte qu'il voulait se faire prier. Mais là, il la connaissait mal. Elle ne jouerait pas son jeu et attendrait patiemment qu'il se décide de lui-même à parler. Ce qui ne tarda pas.

- J'avais en effet quelque chose à te dire. Mais depuis, j'ai rencontré une voiture qui m'a remis les idées à leur place...

Une tentative d'humour, mais le ton était grave. Bénédicte perçut le sourire résigné du garçon. Elle le laissa poursuivre.

- Je t'aime. Je crois que, toi non plus, tu n'es pas indifférente. Sinon tu ne serais pas ici. Puis si j'avais moins compté pour toi, tu n'aurais pas attaché autant d'importance à...

Il ne trouvait pas le mot.

- ...à mon handicap, ajouta-t-il finalement. J'aimerais tellement être comme les autres. T'offrir mon amour, mon corps, sans que tu aies honte de moi.

Après une hésitation, il ajouta.

- Mais je ne peux rien y changer. La réalité est que nous nous faisons du mal mutuellement. Même nos meilleures intentions tournent à la catastrophe.

Bénédicte s'était arrêtée de le soigner depuis un moment. L'émotion qu'elle sentait monter en elle faisait trembler ses mains. Tout au fond de son coeur, elle avait la conviction qu'il disait vrai. Elle ressentait quelque chose pour ce garçon étrange, aux manières si simples, souvent naïves. Ce garçon dont la santé semblait inébranlable au point d'abandonner une voiture défoncée au bord de la route et de retourner simplement chez lui. Elle ne lui avouera jamais qu'elle avait souvent rêvé de lui. Elle l'avait désiré maintes fois, mais aucun de ses songes ne l'avait préparé à la réalité de cet amant poilu comme un singe, cette espèce de gorille aux traits humains. Un animal! pensa-t-elle avec une pointe de dégoût.

Pourtant elle avait de la pitié pour lui. Ses sentiments étaient partagés et la déchiraient. Bénédicte hocha la tête pour chasser ces pensées et se concentra à nouveau sur le nettoyage de la plaie. Les muscles frémirent dans le dos de Tom. Il se remit à parler.

- Je ne veux pas te faire de mal. Tu as ta vie. J'ai la mienne. Il ne faut pas que nous nous détruisions mutuellement et c'est ce qui se passera si je reste dans cette ville.

"Partir!" pensa Bénédicte qui avait de nouveau suspendu son travail. Elle trouvait cette idée surprenante. Elle n'y avait jamais pensé. C'est vrai qu'il n'avait pas de famille. Il avait la possibilité de s'en aller, pensa égoïstement Bénédicte qui, pourtant, n'ignorait pas que Tom avait eu beaucoup de difficultés à obtenir ce travail et à aménager cette cave tout en se procurant de quoi manger...

Tom se retourna légèrement. Leurs regards se croisèrent.

- Je vais partir. Ca t'étonne ?

Bénédicte se ressaisit. Elle ne supportait pas que l'on puisse lire dans ses sentiments, surtout de la part de Tom depuis qu'il l'avait refusée.

- Non. Ce sera mieux ainsi, répondit-elle.

Elle n'avait pas voulu le ton, ni les paroles aussi blessantes. Mais elle n'aimait pas s'apitoyer. Son coeur était triste. Elle aurait voulu mieux le connaître. Subsistait-il encore des sentiments? Ou bien n'était-ce qu'une curiosité malsaine? Son esprit et son coeur n'avaient pas la même réponse.

Elle enfonça légèrement la pointe du bistouri dans la plaie pour retirer un éclat de verre.

- C'était le dernier, fit-elle en montrant le morceau dégoulinant de sang.

Elle vit le front de Tom, brûlant, couvert de sueur. Mais la voix du garçon ne trembla pas lorsqu'il annonça à Bénédicte qu'il allait falloir recoudre. Là, elle fut réellement prise au dépourvu. Il fallut qu'il lui explique comment faire. Il poussa même l'humiliation jusqu'à l'encourager. Bizarre. Pourtant, c'était bien lui le blessé. Bénédicte se sentait faible. S'il était sûr de lui, elle se sentait désemparée, perdue dans le tumulte de ses émotions.

Quand elle eut finit ce dernier travail, Bénédicte sortit un instant pour prendre l'air dans la cour. Il ne pleuvait plus. Elle respira profondément, profitant de l'oxygène pour se détendre, pour adoucir cette tension qui lui nouait le ventre. Au dessus d'elle, les rideaux bougèrent. Elle devina les visages soupçonneux. C'était elle l'intruse, la mauvaise. Elle regagna l'abri de la conciergerie. Une odeur de cuisine avait chassé les vapeurs d'alcool.

- Est-ce que tu en veux? demanda Tom sur un ton jovial. Je réchauffe un restant de soupe: un bouillon de légumes que j'ai préparé moi-même hier soir.

Bénédicte pensa que manger un peu lui ferait du bien. Elle parvint même à le remercier avec un petit sourire. Elle s'assit et regarda le garçon presque nu qui allait et venait en boitant devant ses casseroles. Il avait profité de l'absence de Bénédicte pour enfiler un short noir, usé, presque un bermuda qui descendait le long de ses reins jusqu'au milieu de ses cuisses musclées, dures comme l'acier.

Elle se rappela de sa vision nocturne, juste après l'horrible cauchemar qui l'avait réveillée. Pour la première fois depuis cette nuit, elle le trouvait séduisant. Sans doute, n'avait-elle pas encore pris le temps de le regarder attentivement. Sa fourrure était splendide. Les poils étaient longs et luisants, doux au toucher. Il y en avait de trois couleurs. Les plus petits, serrés au point de former une espèce de duvet, étaient blancs et formaient des grandes taches claires sur le ventre et dans le creux de ses membres. Dans le dos, ils se prolongeaient de brun et de noir, formant des ombres changeantes en fonction de l'incidence de la lumière.

- Vas-tu quitter ton emploi?

- Dès que le contremaître m'aura payé, expliqua Tom d'un ton détaché, sans se retourner. J'ai quelques économies. Je vais voyager un peu avant de m'installer à nouveau quelque part.

Il déposa deux bols sur la table et versa la soupe qui fumait dans l'air pourtant tiède de la pièce.

- Où comptes-tu aller ?

Il tendit un bol à Bénédicte et s'assit sans répondre. Il fuyait son regard et ne quittait pas sa cuillère des yeux.

XVII. Parti

Parfois, on ignore superbement certaines occasions pourtant si proches qu'il suffit d'un mot ou de tendre la main pour les saisir. Et on les regrette soudain, dès qu'elles s'éloignent, pour les pleurer quand elles sont devenues inaccessibles.

Quatre jours plus tard, Tom était parti. Il avait pratiquement tout abandonné derrière lui: ses livres, sa garde-robe, ses meubles. Il avait juste emporté quelques vêtements, un sac à dos et ses économies. Bénédicte trouva la porte close. A travers les vitres, elle devina dans la pénombre de la pièce les chaises retournées sur la table, la porte du frigo ouverte, les étagères vides. Il n'avait laissé aucun mot. Il lui avait annoncé son départ et n'avait pas ressenti le besoin de prolonger les adieux par une lettre qui aurait pourtant fait plaisir à Bénédicte. Mais, n'avaient-ils pas rompu depuis plus d'un mois?

Aux gens de l'immeuble, Tom avait dit au revoir, racontant à chacun un mensonge différent, une manière à lui de leur dire qu'il ne reviendrait plus. Bénédicte regrettait de n'avoir pas pu le voir depuis l'accident. Ce jour-là, ils avaient eu la possibilité de parler, mais rien de ce qui était important n'avait été dit. Elle haussa les épaules à la manière de Tom. Pour tromper sa tristesse, elle se moqua d'elle-même. A quoi l'aurait conduite cette liaison impossible? Elle s'en retourna rejoindre Philippe qui l'attendait avec impatience. Avec lui au moins, il existait un avenir...

B. Sur les traces de Tom

I. La colline

Tom n'avait pas l'intention de partir à pied. Il avait déjà fait cette route sans autres ressources que ses jambes et le souvenir n'en était pas particulièrement agréable. Pourtant il avait superbement ignoré les grands parkings qui entouraient la ville, là où les camions pouvaient facilement s'arrêter pour prendre un auto-stoppeur. Il avait regardé les camions passer sans lever la main et il avait même refusé l'invitation d'un chauffeur qui s'apprêtait à reprendre la route après un solide repas consommé dans le restaurant tout proche. Il avait l'intention de rejoindre l'autoroute plus loin. Mais pour le moment, il désirait méditer un peu et revoir une dernière fois cette ville qu'il n'avait jamais imaginé quitter à regret. Le sommet de la colline était proche. Le souffle de Tom était régulier malgré la raideur de la montée et la lourdeur du sac dont les lanières lui sciaient les épaules. Cette colline n'était pas particulièrement haute. Elle avait échappé à l'urbanisation galopante par on ne sait quel miracle. La vue y était dégagée et on pouvait voir la ville sous ses pieds. Ce détour était une sorte de pèlerinage. C'est en effet à cet endroit que, deux ans plus tôt, Tom avait aperçu la ville pour la première fois. Il avait ressentit alors une grande joie, car, bercé d'illusions, il espérait y trouver l'aide dont il avait besoin en la personne de son ami Jack. Tom déposa son sac et s'assit au pied d'un arbre. Le dos contre l'écorce, il contempla la ville longuement.

Comme toutes les villes, celle-ci grouillait de toutes petites choses, qui allaient et venaient dans une course erratique sans même une apparence d’ordre, ni un seul moment de répit. Comme un lent mouvement de respiration aux cycles complexes, la nuit, la semaine et les saisons se disputaient le droit de modérer cette activité. Tom l'avait longtemps observée. D'ici, le jour où il est arrivé. De l'intérieur, pendant les deux années passées entre ses murs. Bien que, pour survivre, il ait dû assimiler peu à peu les règles du jeu, il n'avait pas vraiment compris la folie des hommes qui les poussaient à vivre agglutinés les uns sur les autres. Tom ne s'était jamais senti aussi seul que depuis qu'il avait vécu ici. Cette ville qu'il quittait. A quoi bon vouloir lui donner un nom, car toutes les villes se ressemblent.

Malgré l'aide de ses amis, il avait souffert pour obtenir le peu qu'il possédait. Cela rendait d'autant plus incompréhensible, la facilité avec laquelle il abandonnait tout, comme si rien n'avait plus aucune valeur à ses yeux. Sa peine n'avait pas été à la mesure du maigre confort dont il jouissait. Néanmoins, il aurait pu continuer à vivre ainsi. Le contremaître l'avait même persuadé de suivre des cours du soir pour apprendre le métier de comptable. Tom s'était laissé entraîner et il allait commencer en janvier. Et puis, il aurait fait n'importe quoi pour cette fille, pour rester plus longtemps près d'elle. L'amour rend peut-être idiot. Mais Tom se sentait de taille à déplacer des montagnes, rien que pour elle...

Tom hocha la tête de dérision. En fait de montagne, il n'avait jamais rien fait que remuer des tas de sable et transporter des sacs de ciment dont la poussière lui irritait encore les narines. Cela lui faisait mal de l'admettre: cette fille, il l'aimait toujours.

II. Julia

Sûrement, Bénédicte aurait tout à fait oublié l'adolescent à peau de fauve et le mystère dont il s'était entouré. Mais elle avait pris l'habitude de passer régulièrement devant les fenêtres désespérément sombres de la conciergerie. Elle ne faisait jamais de grands détours. Cependant son chemin traversait souvent cette rue peu fréquentée, bordée d'immeubles poussiéreux aux appartements bourgeois. L'attitude de Bénédicte ne passait pas inaperçue et Philippe ne manquait pas de le lui reprocher.

Il était gentil Philippe. Il était tendre, intentionné. Il ne la contredisait que rarement, pour ne pas dire jamais. Il ne prenait pas beaucoup de place. Bénédicte ne se sentait pas embarrassée en sa présence. Il était un bon élève, studieux. Futur universitaire, il ne manquerait pas de décrocher un bon diplôme de droit, de médecine ou d'ingénieur. Les parents de Bénédicte n'en disaient que du bien. C'était décidément un compagnon parfait. Même si ce n'était pas le prince de ses rêves, Bénédicte s'en accommodait.

Or ce dimanche-là, se rendant au Parc, Bénédicte passa devant la conciergerie. Son sang ne fit qu'un tour, bouillonnant sous l'effet de l'émotion. Il y avait de la lumière. "Tom est revenu", pensa-t-elle. Elle traversa la rue en courant. Elle se retint de pousser la porte et de se ruer à l'intérieur. Elle frappa sur le bois du chambranle. Elle entendit du bruit. Quelqu’un s'approcha de la porte. Le coeur de Bénédicte se mit à battre plus fort. La porte s'ouvrit.

Bénédicte découvrit une femme en habits de travail. Elle fut si étonnée qu'elle recula en bredouillant un mot d'excuse. Visiblement, la femme ne s'attendait pas non plus à une visite, et encore moins à l'apparition d'une jeune fille. Elle hésita et finit par rappeler l'adolescente farouche qui s'en allait déjà.

- Hé, toi! Ne serais-tu pas Bénédicte?

Bénédicte s'arrêta. Elle se retourna lentement, le visage stupéfait.

- Comment connaissez-vous mon nom?

La femme lui fit signe d'approcher. Poussée par la curiosité, Bénédicte s'avança juste assez pour qu'elles puissent se parler sans élever la voix.

- Je pense que nous avons un ami commun.

Il y eut un silence. Bénédicte se méfiait.

- Tom?

La femme confirma.

- Le petit Duval.

C'était la première fois que Bénédicte entendait Tom appelé par son nom de famille.

- C'est donc toi l'élue de notre petit maçon.

Bénédicte fit la moue comme si cette affirmation la gênait.

- Il est parti?, demanda Bénédicte qui pourtant connaissait la réponse.

La femme fit un geste vers l'intérieur de la pièce.

- Il a tout laissé tomber, juste au moment où il commençait à s'en sortir.

Bénédicte avait tout de suite compris que son interlocutrice n'ignorait rien des relations entre elle et Tom. La remarque avait blessé Bénédicte. La dame lui reprochait le départ du garçon. Mais il en fallait plus pour l'émouvoir.

- Veux-tu entrer un moment?, fit la femme. Je suis toujours heureuse de parler avec une connaissance de mon petit protégé.

Bénédicte était toujours sur la défensive. Elle s'excusa:

- Je ne l'ai connu que quelques jours, il y a un mois...

- Il m'a tant parlé de toi. J'aimerais que nous fassions connaissance.

Elles entrèrent dans l'unique pièce de la petite conciergerie. Malgré le temps passé, Bénédicte avait encore l'impression de sentir l'odeur d'un animal. La femme lui offrit du thé. Elle devait avoir dans la cinquantaine. Elle était grosse, mais ne se déplaçait par pour autant avec difficulté. Son pas était décidé. Pour faire de la place sur la table et pour bouger les cartons, elle n'avait pas besoin de l'aide de Bénédicte. Cette femme avait l'habitude de s'occuper elle-même de ses affaires et n'aimait pas perdre son temps.

Ses questions étaient si précises, que Bénédicte n'eut pas l'impression de lui apprendre grand chose. Si au départ Bénédicte n'avait pas caché sa réticence vis-à-vis de cette rencontre inattendue, elle brûlait maintenant de savoir quel lien reliait Tom à cette femme. Sa curiosité était d'autant plus aiguisée que le garçon n'en avait jamais parlé... Au moment où Bénédicte s'apprêtait à lâcher quelques-unes des questions qui se pressaient dans sa tête, la femme regarda sa montre et se leva brusquement.

- Excuse-moi Bénédicte, mais je dois absolument partir.

Bénédicte était déçue. Elle voyait s'envoler l'occasion de percer le secret de Tom. Elle fit un rapide calcul. Et pendant que la femme se mesurait avec la porte de la conciergerie qui n'avait jamais pris l'habitude de se laisser fermer à clef, Bénédicte demanda si elles pouvaient se revoir. La serrure se soumit à la volonté de la femme qui se redressa triomphante. Elle réfléchit un instant à la proposition de Bénédicte.

- Je travaille beaucoup. Mais je pense pouvoir te consacrer un peu de temps. Viens demain soir à la gare du centre, vers huit heures. Je me trouverai dans le hall des guichets.

Quel rendez-vous étrange! Bénédicte en était subjuguée à tel point qu'elle avait presque oublié de demander le nom de la femme qui s'éloignait déjà. Bénédicte la rattrapa en courant.

- Julia, répondit-elle. Tu n'as qu'à demander Julia. Tout le monde me connaît sous ce nom.

Le lendemain, elle arriva un peu en retard. La grande horloge du hall de la gare indiquait huit heures dix. Il faisait déjà calme. Pour sortir en ville, les gens boudaient le train jugé peu sûr. Elle n'eut aucune difficulté à trouver Julia. La femme se trouvait à l'écart des guichets, près de la consigne. Une petite camionnette, encore ouverte, se tenait tout près et avait servi à transporter le matériel: des casseroles, des Thermos, une bonbonne et des becs de gaz autour desquels Julia s'affairait avec trois autres personnes, plus âgées qu'elle, dont un vieil homme sympathique qui sourit à Bénédicte pour lui souhaiter la bienvenue. Bénédicte comprit tout de suite la raison de leur travail. Avec les guides de sa troupe, elle avait également contribué à cette action humanitaire. Mais ça remontait déjà à plusieurs années. La petite équipe dirigée par Julia préparait la soupe qu'ils allaient offrir aux nombreux sans abri qui erraient dans la ville. Lorsque la femme vit Bénédicte, elle l'appela en renfort pour nettoyer des légumes.

Elle ne se souvenait pas qu'il puisse y avoir tant de travail. Quand les cheftaines avaient arrêté la distribution de vivres, elle croyait que leur devoir était accompli et qu'elles étaient venus en aide aux derniers mendiants. Elle pensait que le gouvernement faisait quelque chose pour que leur nombre diminue et qu'ils puissent vivre décemment. Mais ce soir-là, elle vit défiler de nombreux visages au regard fuyant. Il n'y avait pas seulement des vieux, mais aussi des hommes et des femmes, jeunes, parfois des adolescents ou même des enfants. Elle en vit tant qu'elle finit par garder elle aussi les yeux baissés sur la soupe. Et bien qu'aucune file ne s'était formée, il y avait toujours deux mains sales pour tendre un bol vide.

Bénédicte travailla trois heures sans interruption. Elle eut à peine le temps d'échanger quelques mots avec Julia. Lorsque tout fut rangé, Bénédicte espérait qu'elle trouverait un peu de temps pour parler, mais Julia s'en alla au volant de la camionnette après avoir remercié tout le monde et s'être assurée que quelqu'un reconduirait Bénédicte.

Le vieil homme était très gentil. Il était habillé à la mode des jeunes et souriait tout le temps. Bénédicte l'aimait bien. Pourtant, depuis qu'ils étaient montés à bord de la petite voiture qui la ramenait chez elle, Bénédicte ne lui adressait pas la parole car elle râlait sur Julia. Cette femme avait profité de son temps et de son travail. Elle savait très bien pourquoi Bénédicte était venue et elle lui avait à peine adressé la parole. Sans doute que le visage de Bénédicte reflétait trop bien ses sentiments, car, au moment de tourner le coin avant d'arriver devant la maison de Bénédicte, le vieil homme dit soudain ceci:

- Tu ne dois pas en vouloir à Julia. Elle a trop de coeur. Elle veut donner quelque chose à tant de monde que forcément elle ne peut donner qu'une petite partie de son temps à chacun.

Il arrêta la voiture devant la porte de la maison.

- Pendant toute la soirée, elle t'a porté une attention toute particulière. Elle t'a regardé plusieurs fois avec un sourire approbateur. Je ne sais pas ce que tu es venue chercher ce soir, mais je crois que Julia t'a fait venir pour autre chose que préparer de la soupe. Et que même si elle n'a rien dit, elle a voulu te faire comprendre quelque chose.

Bénédicte ne comprenait pas encore la signification de tout ceci. Mais elle sentait que le vieil homme avait raison. Elle hocha la tête en guise d'approbation.

- Nous nous occupons de la distribution trois fois par semaine. Te revoit-on dans deux jours?

Bénédicte ne voulut pas répondre tout de suite. Le vieil homme lui donna son numéro de téléphone et ils se dirent au revoir.

Bénédicte mit un certain temps avant de pardonner à Julia. Peu à peu, une idée s'était faite de plus en plus insistante dans son esprit. Ce n'était pas une certitude. Tout au plus, une supposition qu'elle désirait vérifier. Si Julia avait donné rendez-vous à Bénédicte dans le hall de la gare, peut-être avait-elle voulu lui faire découvrir le milieu où avait vécu le petit maçon? Une nouvelle fois, poussée par la curiosité, Bénédicte rejoignit l'équipe de Julia qui ne cacha pas sa joie, ni son étonnement.

- Je ne pensais pas te revoir, fit le vieil homme qui avait reconduit Bénédicte. Tu semblais si déçue que je ne me suis pas étonné que mon téléphone soit resté silencieux.

Bénédicte expliqua qu'elle ne s'était décidée que le jour même.

Elle revint plusieurs fois. Elle devint une habituée de la soupe de la gare et avait sa place dans l'équipe, même si elle n'était présente qu'occasionnellement, remplaçant l'un ou l'autre qui était malade ou venant simplement prêter main forte quand ses cours le lui permettaient. Parfois, quand Bénédicte croisait Julia qui, pour se détendre, fumait une cigarette à l'écart, il leur arrivait de discuter dans l'obscurité des quais. A force de confidences, Bénédicte reconstitua une petite partie de l'histoire de Tom.

III. La brebis égarée

Julia s'occupait depuis trois ans de la distribution de soupe et de nourriture aux sans-abri. Le mouvement ne connaissait pas un franc succès auprès du public. Mais, ils étaient une poignée de bénévoles dynamiques. Au total, une poignée de 16 personnes réalisait plus de mille repas par semaine. Tom serait passé sûrement inaperçu, si Julia, poussée par ses propres souvenirs de jeunesse, n'avait fait un effort tout particulier pour repérer les plus jeunes et leur procurer une aide efficace.

- Tu comprends, disait Julia à Bénédicte pour se justifier. Ils sont livrés à eux-mêmes alors qu'ils ont encore besoin de leurs parents pour les guider. Je ne peux pas les laisser se détruire sans tenter quelque chose.

Il y a plus d'un an, Julia avait remarqué un garçon encore très jeune. Elle ne lui donnait pas douze ans. Elle essaya de l'approcher, mais il était farouche et fuyait tout le temps comme un petit animal. Qu'on le suive, il parvenait à disparaître dans la foule, ou dans les ruines d'une maison abandonnée. Seule la faim poussait le petit vagabond hors de sa cachette. Il revenait tous les soirs pour recevoir un peu de soupe. Le plus souvent, il fallait même lui trouver un bol. Mais la situation était sans issue et, à court d'idées, Julia renonça.

Un matin très tôt, on sonna à la porte d'entrée du duplex que Julia occupait depuis peu. A peine éveillée, elle ouvrit la porte à un clochard qu'elle connaissait et qu'elle aimait bien car il racontait volontiers des histoires, communiquant son optimisme débordant à tous, qu'ils en veuillent ou non. Julia ne sut jamais comment le clochard avait obtenu sa nouvelle adresse. Julia aurait été bien ingrate de le lui reprocher, car l'homme était désintéressé. Il ne venait pas pour lui-même. Dans son demi-sommeil, elle se souvenait qu'avant de disparaître, le clochard avait parlé d'un jeune garçon qui avait besoin d'aide.

Julia venait en fait de se coucher depuis seulement une heure et ressentait une grande lassitude après une nuit harassante passée à travailler. Malgré cela, elle s'habilla et arpenta bientôt les rives du canal en se demandant pourquoi elle suivait ainsi les indications du clochard. Derrière les masses sinistres des usines abandonnées, l'aube embrasait le ciel et illuminait la plaine de béton couverte de givre. Sur la gauche, de l'autre côté du canal, un feu se mourait au milieu d'une montagne d'immondices. Autour des flammes, quelques individus gesticulaient encore, derniers témoins de l'orgie qui, d'après le clochard, avait eu lieu à cet endroit pendant la nuit.

L'homme lui avait bien dit de suivre l'autre rive et qu'elle trouverait le garçon, mais elle ne le voyait pas. Elle marcha sur plus de cinq cents mètres et revint. Elle hésita et recommença en inspectant les rives avec plus d'attention. L'eau était noire et malodorante. Parfois des bulles crevaient la surface comme si elles avaient attendu le passage de Julia pour se libérer de la vase pourrissante. Un bout d'étoffe attira l'attention de Julia. Rien ne le distinguait des déchets abandonnés au gré du gaspillage des hommes, mais il n'était pas recouvert de givre et était complètement trempé. Julia se pencha pour le ramasser. Il s'agissait d'un jeans sale de petite taille. Il aurait pu appartenir à n'importe qui, mais Julia était certaine qu'il appartenait à l'enfant. Le clochard n'avait donc pas menti. Imaginant le pire, elle cherchait avec anxiété, s'attendant à tout moment à se retrouver en face d'un corps nu et sans vie, victime de trafiquants ou d'un psychopathe. Elle allait et venait, passant plusieurs fois aux mêmes endroits, s'assurant qu'aucun accident de terrain ne pouvait cacher le garçon.

Elle s'arrêta décontenancée sur le bord de la rive. Sans habits, il n'avait tout de même pas pu aller bien loin. Elle suivit du regard le bord du canal. "Peut-être flottait-il là, entre deux eaux?", pensait-elle dans un frisson. Si c'était le cas, on ne le retrouverait pas avant plusieurs jours. Ses yeux se posèrent sur cette avancée de terre qui tombait verticalement dans l'eau et qu'elle avait dû escalader la première fois qu'elle avait suivi la rive à pied. La pente était trop abrupte pour être seulement de la terre. De la pierre? C'était trop étroit pour être un quai. Et s'il s'était agi de la fondation d'une passerelle, il y aurait quelque chose de semblable de l'autre côté du canal.

Elle descendit et se pencha au dessus de l'eau. Ce qu'elle pensait être une paroi pleine, n'était que du vide: l'orifice béant d'un égout recouvert par les herbes. Elle tendit l'oreille. Malgré le bruit de la ville toute proche qui s'éveillait, il lui sembla entendre un gémissement. Elle appela plusieurs fois sans résultats. A nouveau, elle entendit une plainte, cette fois distincte. Elle devait aller voir. Sans hésiter, elle se baissa et se glissa sous la voûte. Elle avait les pieds et le bas de son pantalon dans l'eau. Elle pensa qu'elle devait être bien idiote de se préoccuper ainsi du sort d'un enfant qu'elle ne connaissait même pas. Et s'avança encore, puis elle s'arrêta pour laisser ses yeux s'habituer à l'obscurité. Elle appela. Il y eut un mouvement dans l'eau. Il y avait quelqu'un tout proche, mais invisible. Julia essaya de le mettre à l'aise.

- Me reconnais-tu? Je suis la dame de la gare. Je t'ai donné plusieurs fois de la soupe.

Comme l'autre ne répondait pas, elle ajouta.

- Je suis venu pour t'aider. Tu ne risques rien avec moi.

Julia l'entendait retenir sa respiration. Comme sa vision perçait mieux le noir, elle devina l'éclat de deux yeux qui la fixait, mais sa silhouette était encore fondue dans les ténèbres.

- Aie confiance. Viens avec moi. Je te soignerai. Après, tu pourras repartir.

Il ne bougeait pas. Peut-être était-il blessé?

- Prends ma main. Je vais t'aider, proposa-t-elle en avançant le bras.

Elle effleura ses cheveux et il recula précipitamment. Julia fut également saisie car elle ne s'imaginait pas qu'il était si proche.

- Je ne voulais pas te faire peur, ajouta-t-elle aussitôt. Elle craignait que l'autre ne s'enfonce plus profondément dans l'égout.

- Prends-moi la main, insista-t-elle.

Elle sentit la chaleur d'un corps tout près. Le temps resta suspendu pendant que l'autre hésitait. Puis, Julia sentit une main à peine plus petite que la sienne se poser exactement dans sa paume et la serrer. C'était bon signe.

- Suis-moi. Nous allons sortir ensemble.

Lentement, elle recula. L'autre avançait avec difficulté, vacillant de gauche à droite bien qu'il se servait de sa main libre pour se retenir à la paroi. Dehors, le jour se levait. Julia ne perdait pas de vue la main fermée sur la sienne. Encore quelques centimètres, et ils sortiraient de l'ombre. Ses yeux s'arrondirent lorsqu'elle vit une patte poilue de singe à la place d'un bras d'enfant. Effrayée, elle tira un coup sec pour se libérer et recula d'un pas. Déséquilibré, l'animal s'écroula à ses pieds, la face dans l'eau.

Julia arrêta son mouvement de panique. Une partie d'elle-même lui criait de sortir de l'égout et de se mettre hors de portée de l'animal. Mais elle était aussi pleine de pitié pour cette chose malade... Elle s'interrogeait en regardant l'animal se débattre mollement dans l'eau, comme s'il était drogué. Mais la face dégoulinante qui jaillit au dessus de la surface boueuse était bien celle d'un enfant. Julia ne comprenait plus. Se confondant en excuses pour son erreur, elle s'agenouilla et prit dans ses bras le garçon qui toussait désespérément pour chasser l'eau qu'il avait avalée.

Bénédicte fut émue en imaginant Julia sortir de l'égout en portant son étrange fardeau, puis le déposer dans l'herbe pour essayer de le réchauffer. Tom, encore sous l'effet de l'alcool et de la drogue qu'on lui avait fait prendre, se laissait manipuler comme un nouveau né qu'on emmaillote. Avait-il seulement conscience qu'il était trempé et que son corps tout entier tremblait de froid et de fièvre. Julia l'enveloppa dans sa veste et le porta. Le poids du garçon faisait souffrir son dos, mais Tom était trop mal en point pour marcher et elle avait trop peur de le laisser là jusqu'à ce qu'elle trouve un moyen de transport.

Elle rejoignit rapidement un grand boulevard où la circulation était déjà dense. Mais les taxis ne s'arrêtent pas nécessairement pour prendre des passagers qui sont sales et trempés. De plus, il était à peine sept heures du matin. Julia trouva refuge chez un épicier qui ouvrait son magasin. L'épicier fut d'abord réticent, mais il devint plus accueillant lorsqu'il comprit que Julia avait de quoi payer. Il lui permit de téléphoner et leur offrit même à chacun un bol de café bouillant. Quelques minutes plus tard, un taxi s'arrêta devant le magasin et embarqua l'étrange équipage. Julia se fit conduire chez elle avec le jeune garçon. Dans son délire à demi conscient, Tom s'agrippait si fort à Julia qu'elle ne devait plus le soutenir. Malgré son état, la force du garçon surprit Julia. Elle eut toute les peines du monde à lui faire lâcher prise pour le déposer dans la baignoire. Elle fit couler de l'eau très chaude. L'enfant s'arrêta finalement de trembler et s'endormit rapidement.

Il ne fut pas difficile de reconstituer ce qui s'était passé. Tom s'était laissé entraîner dans une petite fête organisée par des dealers le long du canal. On lui avait donné des joints. Il s'était laissé faire, par désoeuvrement ou ignorance. Il avait fumé. Il n'était pas habitué et la drogue le rendit rapidement malade. Mais comme les autres trouvaient ça drôle, ils lui en redonnaient. Finalement, il a traversé le canal à la nage, soit qu'il voulait s'échapper, soit qu'on l'ait poussé. Julia n'a pas voulu savoir de quel côté de l'eau s'était trouvé le clochard qui l'avait prévenue. Elle avait trop peur d'être déçue. Et l'essentiel était que le garçon guérisse.

Julia n'avait pu se résoudre à le remettre à la police. D'une part, dans son milieu, certaines choses ne se faisaient pas. D'autre part, s'il était parti de chez lui, c'est qu'il avait ses raisons. Aussi, lorsqu'il fut guéri, elle lui trouva un petit travail comme apprenti sur un chantier et, lorsqu'elle le jugea capable de vivre seul, elle l'aida à s'installer dans la conciergerie qu'il occupait lorsque Bénédicte l'a rencontré.

En écoutant cette histoire, Bénédicte revoyait sa panique le jour où elle vit pour la première fois la fourrure de Tom dans la demi obscurité de la conciergerie. Cela excusait peut-être sa réaction, mais rendait d'autant plus admirable la détermination de Julia pour porter secours à un enfant qui n'était peut-être qu'à moitié humain. Au cours des conversations avec les quelques bénévoles de la gare, Bénédicte apprit à connaître Tom.

Le garçon était devenu un membre actif de leur équipe. Jusqu'au moment de son départ, il venait tous les soirs à la distribution de soupe. Avec le temps, il était devenu intime avec chacun. Bénédicte découvrit que Tom, jeune adolescent timide, mal dans sa peau, désespérément naïf, était toujours prêt à écouter et était très persévérant dans tout ce qu'il entreprenait. Il comprenait très vite les problèmes des autres et on pouvait compter sur lui en toutes circonstances.

Bénédicte n'aimait pas qu'on fasse les éloges de Tom, car elle avait toujours l'impression qu'on lui reprochait le départ du garçon. Mais elle devait reconnaître que le charme naturel du petit vagabond était encore présent chez elle ainsi que chez Julia et ses amis. Et quant au mystère qui entourait Tom, il devenait de plus en plus épais. Julia ignorait tout des origines de Tom, non pas qu'elle s'en désintéresse, mais que Tom était resté muet sur son passé.

Un jour que Julia la reconduisait chez ses parents, Bénédicte remarqua une petite image sur le tableau de bord. Il s'agissait d'une photographie pour carte d'identité fournie par ces machines automatiques qu'on trouve dans les centres commerciaux. Elle reconnut Tom. Il tenait les épaules d'un garçon très maigre et au teint malade. Ils souriaient tous les deux et semblaient heureux d'être ensemble.

- Qui est-ce?, demanda Bénédicte en montrant la photo.

Julia jeta un bref coup d'oeil puis reporta sa concentration sur la circulation.

- C'est Jack, répondit laconiquement Julia.

Bénédicte insista.

- Ils semblent bien se connaître. Pourrais-tu me présenter ce garçon?

IV. Jack

Dans le camion qui l'emmenait vers le val, Tom faisait semblant de dormir. L'homme avait l'air sympathique, mais Tom n'avait pas envie de parler. Depuis qu'il était parti, les souvenirs se bousculaient dans sa tête et il ressentait le besoin d'y mettre un peu d'ordre. Derrière ses yeux clos, Tom ne revoyait pas seulement le visage de Bénédicte, ou le sourire bienveillant de Julia, mais aussi le doigt accusateur de son ami Jack. Il croyait pourtant qu'il lui avait pardonné. Bercé par les chaos de la route, Tom revivait son arrivée en ville.


Il était nu. Il faisait nuit. Il pleuvait depuis plusieurs jours. Son poil était trempé. Il grelottait de froid. Il trouva refuge dans les usines désaffectées près du canal. L'estomac vide, il s'endormit sur un tas de déchets dont l'odeur le répugnait, mais qui étaient moins durs que la pierre du sol. Il dormit tout le jour pour ne sortir qu'une fois la nuit tombée en quête de vêtements. Tom se glissait le long des façades, se rendant invisible aux yeux des automobilistes et des promeneurs tardifs. Il trouva facilement les habits dans une de ces boîtes placées par les organisations humanitaires afin de récolter les vêtements usagés. Il n'eut aucun scrupule à se servir dans les sacs. Après tout, c'était pour des gens comme lui que ces récoltes étaient organisées. Il trouva un jeans usé, un peu trop long mais qui avait l'avantage de couvrir ses pieds nus. Une chemise à carreau et un blouson imperméable complétèrent son équipement. Mais il ne trouva pas de souliers.

Dans les bois, Tom aurait pu se nourrir de racines, mais ici, il n'aurait jamais osé se servir dans les squares et les parcs dont le sol était saturé d'urine et recouvert de crottes de chiens. Par timidité, il n'osait pas encore mendier. Aussi, il se servit des restes dans les poubelles d'un restaurant.

Nu pieds, sous la pluie et dans la nuit, Tom partit à la recherche de son ami. Bien qu'il connaissait l'adresse exacte, personne ne voulut lui expliquer comme s’y rendre. Les gens faisaient mine de l'ignorer. Une vielle carte lui donna finalement l'information. A partir de ce moment, il n'eut aucune difficulté à retrouver son chemin. Il n'était pas encore minuit lorsqu'il arriva en face du vieil immeuble. Tom avait longtemps réfléchi à la manière de se présenter à son ami. Maintenant, il hésitait. Jack avait trop parlé de ses parents. Tom avait peur de les rencontrer. Il escaladerait bien la façade. Tom savait que la chambre de Jack (si on pouvait appeler comme cela le couloir qu'il occupait) se trouvait vers l'avant de la maison. Mais il ignorait à quel étage. Tapi dans l'ombre, Tom observa longtemps les silhouettes aller et venir devant les fenêtres éclairées en espérant reconnaître Jack.

En vain. Lorsque toutes les lumières furent éteintes, Tom comprit qu'il n'aurait pas d'autre alternative que d'attendre jusqu'au lendemain que Jack sorte du bâtiment. Il trouva refuge dans l'entrée devenue inutile d'un garage désaffecté. Là, il était à l'abri du vent et pouvait surveiller l'entrée de l'immeuble. Il ne se souvenait pas d'avoir eu aussi froid dans le Val. Le manque de nourriture l'avait certainement affaibli. Et ces vêtements qui le démangeaient et qui comprimaient sa fourrure le privait de sa protection naturelle. Il rattrapa un vieux journal emporté par le vent et s'en couvrit comme il avait vu faire par les sans-abri.

Il n'est pas facile de dormir dans ces conditions. Aussi Tom était tout à fait éveillé lorsqu'un promeneur solitaire le dépassa et s'arrêta dans l'ombre d'une porte. L'homme ne l'avait pas vu et ne se savait pas observé. Quelques instants plus tard, quelqu'un de petite taille sortit de l'immeuble. Tom reconnut son ami malgré l'obscurité de cette rue mal éclairée. Jack marcha droit vers l'homme. Ils discutèrent quelques instants. Avant de se mettre en route, ils jetèrent un coup d'oeil du côté de Tom qui fit semblant de dormir. Jack était trop loin pour qu'il puisse le reconnaître. Tom attendit qu'ils s'éloignent avant de se relever et de les suivre. Jack n'aimerait certainement pas que Tom se mêle ainsi de ses affaires. Tom en avait conscience, mais il voulait absolument parler à son ami.

Tom était probablement trop confiant sur un terrain qu'il ne connaissait pas. Son nez et ses oreilles étaient saturés d'odeurs et de sons inconnus. Mais, il avait l'expérience des longues heures passées à guetter les animaux dont les sens sont beaucoup plus aiguisés que ceux des êtres humains. Il ne se sentait donc pas en danger. Il les suivait déjà depuis une vingtaine de minutes. La rue qui s'ouvrait devant lui n'offrait aucun abri. Il attendit prudemment que Jack et l'homme prennent de l'avance. Là où il se trouvait, il était invisible...

Tom ne put esquisser le moindre geste. Quelqu'un le souleva du sol par derrière en lui collant la lame d'un couteau sur la gorge. La poigne qui le maintenait était si forte que Tom avait de la peine à respirer. Il sentit sa peau s'ouvrir sous le couteau aussi tranchant qu'un scalpel de chirurgien. Tom était paralysé de peur. Il se voyait déjà mort, la gorge béante.

- Tiens-toi tranquille et il ne t'arrivera rien.

Trop sûr de lui, Tom ne s'était pas assez méfié. Il s'était contenté de ne pas se faire voir par les gens qu'il suivait et n'avait pas réalisé que le danger pouvait venir de n'importe où. Après un moment, l'homme déposa le garçon sur le sol, mais le retint fermement par le col. Tom qui ne sentait plus ses jambes trouva néanmoins l'énergie de se tenir debout, juste par peur d'indisposer le géant qui se trouvait derrière lui.

- Avance

Il débouchèrent dans la rue. Quand Jack et l'homme les virent, ils s'arrêtèrent pour attendre le géant et son petit prisonnier.

- Vous vous faites suivre par des mioches, maintenant. Vous vous laissez aller les gars!, jeta le géant en boutade lorsqu'ils se trouvèrent suffisamment près.

Tom garda les yeux baissés sur le bout de ses orteils. Maintenant, il avait peur que Jack ne le reconnaisse et ne se moque de lui. Ils se concertèrent un instant. L'homme qui accompagnait Jack empoigna Tom à son tour. Il n'était pas aussi fort que le géant, mais Tom lut la mort dans ses yeux. Il eut encore plus peur.

- Pourquoi nous suis-tu? Qui t'a demandé de faire ça?

Tom jeta un regard suppliant vers Jack. Il n'osait pas leur dire que c'était Jack qu'il voulait voir de peur de lui attirer des ennuis. Tom vit alors le regard stupéfait de son ami au moment où il le reconnut. Quel allait être sa réaction? Peut-être allait-il se taire? Il y eut un moment d'hésitation. L'échange de regard entre les deux adolescents ne passa pas inaperçu. L'homme aux yeux de mort se tourna vers Jack.

- Tu le connais?, fit-il sur un ton de menace.

Jack commença par bredouiller une réponse incompréhensible. Puis il finit par se maîtriser:

- Je le connais. Il n'est pas dangereux...

- Es-tu sûr de savoir qui c'est?, fit le géant.

Jack hocha la tête.

- Je l'ai connu chez les scouts, assura Jack.

L'homme au regard mauvais hésitait. Le morveux qu’il malmenait le fixait avec un regard de chien battu. Il ne pouvait pas être dangereux. Brusquement il se retourna vers Jack.

- Puisque tu le connais et que tu t'en portes garant, on ne lui fera rien. Mais il restera avec nous jusqu'à ce que nous ayons fini. S'il nous fait des difficultés, tu en supporteras la responsabilité, Jack.

Jack fit un signe de tête pour dire qu'il avait compris. Encore honteux, Tom se réfugia près de son ami. Celui-ci le regarda à peine et montra ouvertement sa colère muette. Tom semblait petit vis-à-vis de Jack qui, bien qu'ils avaient le même âge, était déjà en pleine puberté et avait beaucoup grandi depuis leur dernière rencontre. La petite troupe repartit vers une destination dont Tom ignorait tout. Jack suivait les deux hommes et faisait un effort visible pour rester à leur hauteur. Derrière lui, Tom trottait pour ne pas se laisser distancer. Ils marchèrent encore une demi-heure. Tout à coup, l'homme aux yeux menaçants leur fit signe de se mettre à l'abri dans la rampe d'accès d'un parking souterrain.

- Nous sommes arrivés, dit-il.

Il prit le poignet de Jack et remonta avec lui jusqu'au trottoir. Il montra la façade d'une vieille fabrique maintenant désaffectée et reconvertie en entrepôts.

- C'est là. Tu vois la petite fenêtre juste sous le toit. Tu grimpes jusque là. Tu te glisses à l'intérieur et tu redescends pour ouvrir la grande porte par l'intérieur.

Jack dit quelque chose trop bas pour que Tom puisse l'entendre. Mais cela ne plaisait pas à l'autre. Il se fâcha.

- Pour ce que nous te payons, tu n'espérais tout de même pas quelque chose de facile.

Il parla encore de came. Jack se mit à trembler. Au bout d'un moment, le garçon se redressa et s'avança dans la rue. Il marchait calmement, mais Tom sentait la tension refoulée et la peur qui tiraillait le ventre de son ami. Jack longeait maintenant la façade de la fabrique. Il jeta un coup d'oeil prudent à droite et à gauche. Il prit son temps pour tâter les premières prises. Il aspira profondément et se hissa sur le rebord d'une fenêtre murée. L'ascension était fastidieuse. Il hésitait. Tom le vit prendre des risques. Jack lâcha soudain une bonne prise pour en attraper une autre hors d'atteinte qu'il manqua. Le garçon se rattrapa de justesse et frappa brutalement la paroi. Jack eut le souffle coupé par le choc. Tom sentait son ami paniquer et crut l'entendre appeler à l'aide. L'homme à côté de lui commençait à s'énerver.

- Laissez-moi le rejoindre, supplia Tom.

L'homme se tourna vers le garçonnet.

- Que vous soyez deux à vous péter la gueule, ça m'est égal! Tu peux y aller.

Tom retira son blouson et le jeta dans les bras de l'homme. Ce dernier fut étonné par l'assurance du jeune garçon. Il rappela Tom alors que celui-ci allait traverser la rue. Docile, Tom fit demi-tour.

- Tu te crois capable de monter là haut?

Tom fit signe que oui d'un mouvement de tête.

- Si tu le fais, c'est toi qui auras l'argent.

Tom s'en foutait, car de toute façon il aurait tout donné à Jack. Mais il se sentit obligé de dire merci et trotta jusqu'au pied de la façade. Il avait eu tout le temps de repérer les prises pendant l'ascension de Jack. Sans hésiter, il se mit à grimper rapidement avec souplesse. Il arriva en moins de quelques secondes juste sous les pieds de l'adolescent en difficulté. Tom aida son ami à descendre. Jack se laissait faire. Il était blessé dans son amour propre, mais il était bien obligé d'accepter l'aide imprévue de son jeune compagnon. Lorsque Tom jugea que Jack était hors de danger, il reprit le chemin du sommet.

Jack se retrouva sain et sauf, debout au pied de la façade. Il eut juste le temps de voir Tom se glisser par la fenêtre et disparaître à l'intérieur du bâtiment. Quelques minutes plus tard, la lourde porte fit du bruit. Elle coulissa et Tom encore tout essoufflé apparut sur le trottoir. Il fit un signe à Jack qui lui répondit en montrant le pouce et en faisant une moue d'approbation. Les deux hommes traversèrent la rue en courant. L'homme au regard mauvais s'arrêta un court instant, juste ce qu'il fallait pour glisser dans la main de Tom une poignée de billets. Puis il disparut dans l'entrepôt à la suite de son complice. Jack fit signe à Tom.

- Allons-nous en. Cela ne nous concerne plus.

Tom montra la rampe d'accès du parking souterrain qui leur avait servi d'abri.

- Je te rattrape.

Jack le regarda s'encourir. Puis il se ressaisit et s'éloigna d'un pas rapide. Il passa bientôt le coin. Il se retourna pour voir où restait Tom. Il le vit courir d'un pas souple, son blouson à la main. Jack reprit sa marche rapide. Tom le rejoignit quelques mètres plus loin.

- Que cherchaient-ils?, fit Tom en glissant l'argent dans une des poches de Jack.

Jack ressortit les billets et les compta.

- Moins on en sait, mieux ça vaudra pour nous.

- Peut-être avaient-ils oublié leurs clefs?

Jack se retint d'éclater de rire pour ne pas vexer son ami.

- C'est sûrement ça!, s'exclama-t-il.

Puis il tendit l'argent à Tom.

- Prends tout. C'est toi qui l'as gagné.

Tom refusa.

- Je ne suis pas venu pour cela.

L'estomac de Tom se manifesta. L'enfant fauve eut une moue d'excuse.

- Tu as faim?, demanda Jack.

- Cela fait longtemps que je n'ai plus mangé.

Jack réfléchit. Il était déjà cinq heures du matin. Lui aussi avait faim.

- Des frites?

- Tout ce que tu veux.

- Alors on va fêter cela, s'exclama Jack en brandissant les billets.

V. Le squat

Ils avaient mangé dans le froid les frites grasses et les hamburgers saignants que l'homme leur avait donné. Jack semblait adorer ce menu. Tom l'avait imité bien que l'odeur lui irritait les narines. Maintenant, ils marchaient dans les rues sombres et désertes.

- Tu ne m'as plus écrit depuis deux mois, fit tout à coup Jack sur un ton de reproche.

Puis il ajouta plus conciliant:

- Je vais te trouver une crèche.

Bien que Tom n'avait encore rien expliqué au sujet de son arrivée imprévue en ville, Jack avait compris que son ami avait des problèmes. Il trouvait naturel de lui proposer son aide sans poser de questions. Le garçon fauve lui en était reconnaissant car il n'avait aucune envie d'en parler pour le moment. Le souvenir des derniers événements dans le Val était encore trop récents et trop pénibles. Il faisait jour quand Jack conduisit Tom dans la vielle maison abandonnée qui lui servait de repère.

- C'est ici que je me réfugie lorsque j'en ai marre de me faire battre par mes vieux.

Tom connaissait ses relations familiales houleuses et n'insista pas.

- Tu peux rester ici aussi longtemps que tu le voudras, proposa Jack avec générosité.

Aucune serrure ne défendait l'entrée de la chambre. Deux volets en ruine, définitivement baissés, avaient protégé les fenêtres, sans doute les deux seules encore intactes de la maison. La poussière flottait dans la lumière qui filtrait entre les lattes. Un vieux sommier occupait le centre de la pièce avec un matelas troué sur lequel les coussins et les couvertures avaient été jetés pêle-mêle. Le sol était jonché de revues et d'emballages divers tous plus ou moins vides qui faisaient le bonheur des autres habitants de l'immeuble: des rats que Tom identifia tout de suite au bruit de leurs petites pattes dans le plafond et à leur odeur. Leur présence ne le dérangeait pas, car ses relations avec ces animaux, à poils comme lui, ne pouvait pas être pires qu'avec les êtres humains. Après leur repas matinal pris dans une friterie et arrosé de bière, Tom se sentait un peu ivre et l'estomac lourd. Il se demandait comment Jack faisait pour supporter tout cela. Il avait très sommeil et se mit à se déshabiller devant le regard ahuri de Jack.

- Que fais-tu?.

Le regard de Tom oscilla un instant entre son ami et la chemise qu'il tenait à la main. Il se mit à rougir.

- Je ne voulais pas te gêner. Mais ces vêtements me démangent trop. J'ai mon poil d'hiver, vois-tu...

Jack se mit à rire.

- Comme je te voyais te gratter tout le temps, j'ai pensé que tu avais des poux.

Tom haussa les épaules et retira son pantalon. Tandis que Jack lui faisait ses dernières recommandations, il se laissa tomber sur le sommier qui s’enfonça en gémissant.

- ...Ne sors pas de l'immeuble. Tu te ferais trop facilement repérer avec tes pieds nus. Je compte sur toi pour ce soir.

La housse du matelas sentait la pourriture et les exploits plus récents de Jack. Déjà à moitié endormi, Tom fit signe à son ami qu'il n'avait pas de soucis à se faire, sans même penser à demander ce que Jack attendait de lui.

Tom resta seul toute la journée. Il dormit jusqu'à midi. Il se sentait mieux. Son estomac était parvenu à extraire un peu d'énergie du repas qu'il avait pris en compagnie de Jack et ses reins avaient éliminé l'essentiel de l'alcool qu'il avait avalé. Il devait pisser. Il trouva dans la pièce d'à côté un évier dans lequel il se soulagea sans complexe. Il se mit à explorer le nouveau domaine. En plus de la poussière et de débris divers, il trouva une ancienne brosse à cheveux qui, montée sur un vieux bâton, lui permit de démêler la fourrure dans son dos et d’atténuer les démangeaisons qui le torturaient. Poursuivant l'inventaire des lieux, Tom déboucha sur le toit. L'immeuble sur lequel il se trouvait était suffisamment haut. Tom ne risquait pas d'être vu. Néanmoins, il resta près de la porte en métal qui donnait sur l'escalier. Le ciel était gris. L'air fouettait le garçon au visage et s'infiltrait à travers son épaisse fourrure. Tom aimait cette caresse malgré le froid qui lui pénétrait la chair. Il ferma les yeux un long moment à l'écoute des sons et des odeurs que le vent lui amenait au gré de sa course tourbillonnante. Tant de choses nouvelles et inconnues l'enivraient et lui faisaient peur. La ville lui semblait dangereuse et inhumaine. Mais elle le fascinait aussi. Lorsqu'il fit plus sombre, il se coucha au bord du toit et regarda les gens courir et s'énerver tout en bas dans la rue.

VI. Les godasses

Jack le trouva là-haut. Tom, qui l'avait entendu venir, se retourna à son approche, mais ne se releva pas. Jack était gêné par la nudité de Tom. Son regard hésitait.

- J'allais descendre., s'excusa Tom. Je me doutais que tu allais arriver. Comment as-tu su où j'étais?

Jack s'assit à côté de Tom.

- Il y avait un courant d'air à cause de la porte ouverte, fit Jack en montrant du pouce l'entrée vers l'escalier. Comme tu n'étais pas dans la chambre, je suis directement monté.

Tom remarqua un paire de chaussures de sport dans les mains de Jack.

- C'est pour moi?

Jack expliqua qu'il n'avait rien trouvé d'autre. Il ajouta un peu honteux qu'il n'avait pas osé réclamer à sa mère ses vielles chaussures parce qu'il craignait de la mettre en colère. Tom essaya de mettre les souliers, mais ils étaient beaucoup trop petits.

- Ce n'est pas grave. Je sais où trouver des chaussures neuves. On ira les chercher tout à l'heure.

Jack parla de sa journée. Il avait été au collège. Il avait un peu dormi dans le fond de la classe ce qui lui avait valu une retenue pour le samedi suivant. Il avait passé le restant des cours à imaginer des vengeances terribles contre le professeur qui lui avait infligé cette punition. Tom se retint de faire un seul commentaire. A ce moment, son estomac gargouilla bruyamment. Il interrompit Jack pour lui demander s'il avait l’intention de manger quelque part.

- Avec quel argent?, railla Jack.

Puis après une hésitation, il ajouta précipitamment, comme pour se justifier:

- Nous avons tout dépensé ce matin. Tu ne te souviens pas?

Il faisait trop sombre pour que Jack puisse lire la déception sur le visage de Tom. Si le garçon des champs ne connaissait pas bien la valeur de l'argent, il avait tout de même remarqué que son ami des villes n'avait sorti qu'un seul billet sur les trois qu'ils avaient reçus et que l'homme de la friterie leur avait rendu beaucoup de monnaie. Le mensonge était grossier. Tom était déçu. Il aurait préféré que Jack lui dise simplement que l'argent avait servi à autre chose. Malgré sa révolte, il garda le silence et se persuada que Jack avait ses raisons pour agir ainsi.

- Ne crains rien. J'ai encore un boulot pour cette nuit. Nous aurons de l'argent tout à l'heure. On fera la bringue après.

Jack avait mal interprété le silence de Tom qui se moquait totalement de sa faim. Jack se leva en annonçant qu'il allait se reposer et laissa Tom sur le toit, seul avec sa désillusion. Tom n'était pas rancunier et n'aimait pas garder en lui une tension malsaine. Il pardonna à Jack tout en se promettant d'être plus vigilant. A l'heure convenue Tom descendit et s'habilla avant de réveiller Jack.


- On va faire un vol, s'exclama Tom.

Jack sourit.

- Que croyais-tu? Tes souliers ne vont pas tomber du ciel.

Il cacha sous ses vêtements la grosse pince et le tournevis avec lesquels il avait ouvert la grosse porte en métal qui baillait devant eux. Jack entra dans le hangar d'un pas décidé. Tom hésita en regardant ses pieds. Quel besoin avait-il de ces souliers? Mais la peur d'être tourné en ridicule par son ami le décida et il rattrapa Jack en quelques foulés. Jack connaissait les lieux. Il s'orientait sans problèmes. Il conduisit Tom entre les palettes de l'entrepôt, puis dans les rayons du magasin. Tom devinait que ce n'était pas la première visite nocturne de Jack. Ils arrivèrent devant un étalage de souliers à peine éclairé par une lumière rasante provenant des lampes de la rue à travers les grandes vitres du magasin.

- Quel est ta pointure?

Tom fit la moue. Il n'en savait rien. Jack maugréa quelque chose et se mit à chercher dans les chaussures de sport. Il prit une paire qu'il tendit à Tom pour l'essayer.

- Je préférerais des bottines.

Jack se retint de donner une gifle à Tom. Il poussa un soupir et expliqua calmement:

- Avec des baskets, tu peux courir ou marcher en silence. Je ne pense pas que tes bottines soient une bonne idée.

Tom renonça. Il prit les chaussures que Jack lui tendait et en essaya une.

- C'est bien. Tu comprends vite. Nous pourrons faire une bonne équipe.

Par chance, le soulier que Tom avait mis au pied lui convenait parfaitement. Jack remarqua alors que Tom jetait de temps en temps un coup d'oeil en l'air.

- Que regardes-tu?, demanda-t-il.

Tom montra une petite lumière rouge suspendue entre le sol et le plafond.

- C'est amusant. Elle s'allume chaque fois que l'un de nous deux fait un mouvement.

Jack se retourna et jura.

- Ça fait longtemps que tu l'as remarquée?, demanda-t-il sur un ton proche de la colère.

Tom haussa les épaules car il ne comprenait pas l'importance de ce détail. Il ignorait tout des systèmes d'alarme dont le magasin avait été truffé depuis la dernière visite nocturne de Jack. Il eut juste le temps d'attraper la seconde chaussure que son compagnon l'entraînait en courant. La lumière inonda la salle avant qu'ils n'atteignent l'obscurité protectrice de l'entrepôt. Jack s'accroupit, aussitôt imité par Tom. Il entendirent deux hommes s'échanger des instructions. A deux, ils n'avaient aucune chance de s'en sortir. Jack sentait qu'il avait contracté une responsabilité vis-à-vis de Tom et ce qu'il allait faire le dégoûtait: laisser les deux hommes se lancer sur les traces du garçon fauve et s'échapper par un autre chemin. L'heure n'était pas aux sentiments. D'abord sauver sa propre peau.

- Chacun pour soi, souffla-t-il à l'adresse de Tom. File par où nous sommes venus. On se retrouve dans ma piaule. Tu retrouveras ton chemin?

Tom fit signe que oui en agitant la tête. Jack lui sourit en croisant les doigts et se glissa entre les rayons. Lorsqu'il se retourna, Tom avait disparu. Il ne l'avait pas entendu s'en aller. Jack se cacha un peu plus loin et attendit. Un des hommes ne tarda pas à repérer Tom et se lança à la suite du garçon en gueulant quelque chose à son collègue. Jack sortit de sa cachette et se dirigea vers la grande entrée près de la caisse. C'est par là que les deux hommes étaient entrés et ils avaient certainement dû laisser l'issue ouverte. Sûr de son coup, Jack faillit se faire surprendre en surgissant entre deux présentoirs. L'un des deux hommes faisait les cents pas le long de la rangée des caisses et un chien le suivait de près. Ils ne l'avaient pas vu. Jack revint sur ses pas et se cacha au milieu d'un présentoir de vêtements. A moins que le clébard ne passe suffisamment près pour sentir son odeur, Jack serait en sécurité. En effet, quelques secondes plus tard, l'autre garde revint et passa tout près de Jack.

- Le gosse s'est caché dans l'entrepôt, cria l'homme à travers le hall. Il n'a pas pu sortir. L'issue est restée telle que nous l'avons bloquée avant d'entrer. J'aurais besoin du chien pour le débusquer.

C'était parfait. Tom allait jouer son rôle d'appât jusqu'au bout. Il allait attirer le second vigile et le chien. La voie serait bientôt libre... Jack retint un juron. Les deux hommes venaient droit sur lui, avec le chien. Il ferma les yeux et retint sa respiration. Il compta les pas des deux hommes. Le chien était en tête, suivi par son maître et par le garde qui avait couru derrière Tom. Maintenant, il entendait nettement le bruit régulier que faisaient les ongles de l'animal quand ils touchaient le sol. Le chien passa devant Jack. Pendant un bref moment, il se crut sauvé. Mais le fauve se retourna brusquement et se rua entre les vêtements. Paralysé par la peur, Jack vit la mâchoire se refermer en claquant d'un coup sec, à quelques centimètres seulement de son visage. Le garde avait été surpris, mais il avait pu arrêter le monstre. Si cet homme n'avait pas eu le réflexe aussi vif, le chien aurait arraché sans aucun effort la gorge du garçon, comme un vulgaire morceau de viande hachée.

- Fais gaffe, cria l'autre garde. Cet animal va finir par nous attirer des ennuis.

Le maître jura, son visage déformé sous l'effort pour éloigner l'animal toujours aussi furieux. Jack était pâle et n'osait toujours pas bouger. Le chien l'effrayait, non seulement par sa taille et ses crocs en acier, mais aussi parce que l'animal n'aboyait pas. Il l'aurait tué sans faire le moindre bruit.

- Sors de là, petit, lui dit le garde qui avait les mains libres.

Encore tremblant, Jack sortit lentement de sa cachette à quatre pattes. Lorsqu'il fut à sa portée, le garde l'empoigna par le bras et lui fit une douloureuse clef de bras.

- Petit con, souffla le garde entre ses dents.

La douleur était si forte que Jack poussa un gémissement. D'un coup de pied, le garde faucha le garçon qui tomba lourdement sur le sol. Lorsque Jack releva la tête, il vit le babines retroussées sur les crocs étincelants du chien. Le grognement qu’il entendit lui glaça les os. Le garde prit Jack par les cheveux, tirant sa tête en arrière, au point que l'adolescent sentait les vertèbres de sa nuque craquer.

- Cet animal est fou. Il se fera un plaisir de te bouffer les roubignoles si tu ne collabores pas. Tu vas te relever et nous aider à retrouver ton copain. As-tu compris?

Malgré la douleur et bien que, dans sa situation, il aurait mieux valu ménager la susceptibilité des gardiens, Jack fit la forte tête, juste par principe.

- Mon copain vous chie dans la gueule. Il s'est taillé depuis longtemps. Et vous ne le...

L'homme n'eut qu'à faire un mouvement du poignet pour obtenir le silence. Il allait répéter sa question quand la voix d'un autre jeune garçon s'éleva, surprenant les deux gardes autant que Jack lui-même.

- Laissez mon ami tranquille.

Tom les narguait. Sûr de lui, il se tenait bien campé sur ses deux jambes, à quelques mètres des deux hommes et de Jack. Tom ne se rendait pas compte du danger. Jack se mit à crier pour le faire fuir.

- Imbécile. Pourquoi es-tu revenu? Je n'ai pas besoin de toi. Taille-toi avant qu'ils...

Jack reçut un violent coup de matraque sur la tempe et retomba sur le sol, complètement sonné.

- Lâche-le chien. Celui-là on ne le ratera pas, ordonna le garde qui tenait Jack prisonnier.

Les yeux entrouverts, Jack vit Tom disparaître avec le fauve sur les talons. Pourtant, Jack n'avait vu aucun signe de peur sur le visage de son ami. Il pensait même avoir vu un sourire. Il s'inquiétait pour Tom qui était trop confiant et qui allait probablement y laisser sa peau. Jack entendit s'atténuer le bruit de la course, entrecoupée par le fracas des conserves et des emballages qui tombaient et s'éparpillaient sur le sol. Après une hésitation, le maître du chien se lança également à la poursuite du petit fugitif que l'on entendait plus depuis qu'il avait franchi le seuil de la réserve. Jack ne put s'empêcher de maudire la bêtise de Tom qui aurait pu s'échapper pendant que les gardes s'occupaient de lui.

- Ton copain est cuit, fit l'autre garde avant de relever Jack.

Il le tenait fermement par le col. En se débattant, Jack aurait probablement pu se libérer, mais il avait peur que l'homme n'utilise à nouveau sa matraque dont le dernier coup résonnait encore dans sa tête. De plus, le chien ne tarderait pas à revenir, les babines pleines de sang. Jack ne voulait pas subir le même sort que Tom. L'homme poussa Jack vers la sortie du magasin. Le garçon se laissait faire. Dans une attitude de soumission, il baissait la tête, le regard rivé au sol. Le garde allait le livrer à la police. Ce n'était pas la première fois qu'il se faisait ramasser. On allait le ramener chez lui. Il n'osait pas imaginer ce qui l'attendait. Son père allait le frapper. Il l'attacherait peut-être sur la terrasse tout nu comme quand il était petit. Ou pire encore, comme la dernière fois, mais c'était mieux que se faire bouffer par un chien vicieux...

Ils s'arrêtèrent près de la sortie. Le garde marmonna quelque chose entre ses dents.

- Ils en mettent du temps, Deckerty et son clébard.

Jack releva un peu la tête pour regarder une dernière fois sa liberté perdue, pourtant si proche, de l'autre côté des grandes baies vitrées du magasin. D'abord, il n'en crut pas ses yeux, croyant à un jeu de lumière et au fruit de son imagination. Il voyait le reflet de Tom. Le garçon devait se trouver juste derrière eux. Il avait retiré ses sandales dont il avait noué les lacets et qui pendaient de part et d'autre du cou. Il s'approchait sans bruit. Il tenait quelque chose en main. Jack crut reconnaître un revolver. Jack sentit le garde se raidir lorsque Tom pointa l'arme dans le creux du dos de l'homme.

- Ne bougez pas, dit simplement Tom, sans que la nervosité ne transparaisse dans la voix. Je ne vous veux pas de mal, mais je connais mal les armes à feu et le coup pourrait partir tout seul. J'en serais désolé.

L'homme lâcha Jack et releva lentement les bras. Il avait une famille et ne désirait pas vérifier si Tom mettrait sa menace à exécution. Jack ne perdit pas son temps et s'empara de l'arme du gardien. Tom réclama la matraque que Jack détacha et tendit à son ami, non sans une certaine surprise. Tom se baissa à peine pour bloquer le bâton entre les genoux de son prisonnier et le fit tomber en le poussant légèrement vers l'avant. Après quoi, il attacha les pieds et les poignets du gardien avec les menottes qui pendaient toujours au ceinturon.

- Tu perds ton temps avec cet homme, reprocha Jack d'une voix sourde. Il suffit de l'achever.

Tom regarda son ami. L'espace d'un instant, il ne le reconnut pas. Jack menaçait l'homme avec l'arme volée. Sa main tremblait, le visage déformé par le désir d'un vengeance sanglante.

- Laisse tomber, Jack, répondit Tom, en montrant l'homme entravé par ses propres menottes. Il ne peut plus rien contre nous. Si tu tires, tu attireras l'autre gardien et nous aurons d'autres flics aux trousses.

L'homme soutenait en tremblant le regard de l'adolescent qui le menaçait. Tom se leva et saisit Jack par le bras.

- Viens. Filons, dit-il.

Jack résista à la traction de Tom, braquant le pistolet sur l'étranger qui avait osé le frapper à plusieurs reprises, si douloureusement. Tom insista.

- Tu veux le faire souffrir, n'est-ce pas?

Jack se tourna vers Tom et vit que celui-ci avait une proposition à faire.

- J'ai une meilleure idée, fit Tom qui souriait à la pensée de la farce.

Il laissa tomber son arme qui frappa le sol en émettant un son creux. Il leva son pied et écrasa le canon d'un coup de talon. Ce n’était qu’un pistolet à eau. L'homme regarda les débris d'un air hébété. Il mit quelques secondes à se ressaisir. Puis il se mit à gueuler et injuria les deux adolescents qui éclatèrent de rire.

- Essaie donc de nous attraper, répondit Jack en faisant un bras d'honneur.

Sa colère était oubliée. Jack avait compris qu'aucune blessure ne vengerait mieux son mauvais traitement que cette humiliation. Le gardien ne se pardonnerait jamais de s'être fait maîtriser par un môme désarmé. Les deux garçons sortirent du magasin en courant et disparurent dans la nuit.

Ils marchaient le long du canal. Tom était quelques mètres derrière Jack qui s'arrêta pour l'attendre.

- Comment ça va avec tes sandales?

Après tout le mal que leur avaient coûté ces souliers, Tom n'osa pas lui avouer qu'il préférait se déplacer les pieds nus.

- Je dois encore m'habituer, mais c'est déjà bien ainsi.

- Tu ne m'as pas dit comment tu t'es débarrassé du clebs et du garde.

Tom haussa les épaules comme si ça n'avait pas d'importance.

- Le chien détestait son maître. Il l'a attaqué quand il est entré dans la réserve.

- Tu ne va pas me faire croire que tu n'y es pour rien, fit Jack en souriant.

- Tu sais que j'ai le don de me faire aimer par les animaux. J'ai fait ami-ami avec le chien. Mais il a sauté sur son maître sans que je le lui demande.

Jack rit en imaginant l'homme dans un uniforme déchiré debout sur les caisses de marchandises, essayant d'écarter à coup de bottes l'animal dont, l'instant d'avant, il se servait comme d'une arme.

- Que comptes-tu faire du pistolet?, demanda Tom en montrant la crosse qui dépassait du pantalon de Jack contre son ventre.

- On ne sait jamais, ça peut servir.

Tom grimaça. Il avait un mauvais pressentiment. Mais il savait aussi que Jack n'entendrait pas raison pour l'instant. Jack donna un claque amicale dans le dos de Tom.

- Tu sais que tu es un mec formidable. Je te présenterai à la bande tout à l'heure. On fera une bonne équipe tous les deux, fit Jack jovial.

Il s'arrêta à nouveau.

- Tu veux faire équipe avec moi?, demanda-t-il soudain inquiet.

Tom le regarda. Il ne savait pas exactement à quoi il s'engageait. Cela lui faisait un peu peur. Mais Jack était son seul ami et le fait qu'il lui demande de devenir son partenaire remplissait son coeur de bonheur. Il accepta avec fierté.

VII. La bande de Jack

Plus tard, la même nuit, dans la quasi obscurité d'une usine désaffectée, parmi les passerelles effondrées, les poutrelles enchevêtrées, les câbles rouillés et les vitres brisées, Jack amena Tom pour le présenter à ses copains. Il s'agissait d'une bande de quelques adolescents dont le chef était un jeune homme d'une vingtaine d'années, recherché par la police pour racket, trafic de drogue, détournement de mineurs et proxénétisme. On raconte même qu'il avait tué un homme. Il se servait des jeunes afin de poursuivre ses affaires en toute sécurité. Pour Jack et ses amis, c'était de l'argent facilement gagné et ils y trouvaient leur compte. Jack avait expliqué tout cela. Pourtant Tom avait accepté d'y prendre part. Il n'avait d'ailleurs pas le choix. Si, du temps où il vivait dans les forêts du Val, il trouvait toute la nourriture dont il avait besoin, depuis qu'il était arrivé en ville, il avait besoin d'argent pour vivre. Pour calmer sa conscience, il lui suffisait de penser que ceux qui l'avaient chassé des bois étaient les mêmes que ceux qui avaient écrit les lois édictant ce qui était juste ou interdit.

Leur chef était très méfiant. Jack fit attendre Tom à l'écart, dans un endroit d'où il ne pourrait pas voir, ni entendre ceux qui étaient réunis. C'était compté sans l'ouïe très fine de l'enfant fauve. Tom ne comprenait pas tout ce qui lui parvenait. Mais le ton des voix était suffisamment clair: le chef était opposé à l'idée d'admettre un nouveau parmi eux. Jack était déjà à cours d'argument. Même l'escalade de la nuit dernière, un exploit pour tout autre que Tom et qui lui valait déjà l'admiration et le respect des autres adolescents, n'avait pu faire changer d'avis leur chef.

- Il est seul. Si on ne le prend pas avec nous, il va crever dans la rue, supplia Jack en criant presque.

Jack vint à bout de la réticence du jeune homme. Etait-ce un souci inattendu d'humanité ou la perspective d'avoir un esclave corvéable à merci? Quelques minutes plus tard, Jack vint chercher Tom. Il semblait très nerveux. L'enfant fauve n'avait pas remarqué combien son admission dans la bande était importante pour Jack. Il mit cela sur le compte de leur amitié et des événements du début de la nuit. Tous lui firent un accueil très chaleureux, même le chef qui semblait déjà avoir oublié les objections qu'il avait opposé à la candidature de Tom. On demanda à Tom de faire une démonstration de ses talents d'acrobate. Il s'en acquitta de bonne grâce.

Les premiers jours valurent à Tom quelques frustrations réservées aux nouveaux. Mais les travaux étaient en général simples et ne demandaient aucune compétence particulière. On lui fit bientôt suffisamment confiance pour le laisser aller seul. En général, Jack prenait tout l'argent que Tom ramenait. En contrepartie, il lui fournissait de la nourriture et des vêtements. Mais Tom était un enfant des bois. Il n'aimait guère les chips et les hamburgers. Il préférait les fruits et les légumes frais, plus proches des plantes auxquelles il était habitué. Un jour, en revenant d'une livraison qui lui avait rapporté une somme importante, Tom ne retourna pas directement dans le squat et fit quelques achats pourtant très modestes. Lorsque Tom poussa la porte de la chambre, Jack était déjà là et l'attendait avec impatience. En voyant le sac des provisions et la pomme que Tom croquait à pleine dents, Jack entra dans une colère inattendue et violente.

Tom fut d'abord révolté car, après tout, c'était son travail et son argent. Il avait le droit d'en faire ce qu'il voulait. De plus, il avait réservé la plus grosse part à Jack. Puis il comprit que Jack n'était pas dans son état normal. Pour l'instant, il jugea plus judicieux de s'excuser et de lui confier le restant de son argent. Néanmoins, à partir de ce jour, Tom préleva un peu d'argent pour ses propres besoins et fit ses courses plus discrètement. D'un naturel confiant, Tom pensait que Jack réclamait tout l'argent pour aider son frère ou sa soeur. Tom savait que l'un était en prison et que l'autre avait beaucoup de difficultés malgré une bourse sociale pour terminer ses études. Mais comme il supposait que Jack n'aimerait pas en parler, Tom évitait de lui poser la question.

VIII. Le secret de Jack

Ce soir-là, il rentra un peu plus tôt que prévu. Dans l'escalier, il sentit déjà l'odeur d'une fumée qui lui rappelait les petits paquets qu'il distribuait. Il trouva Jack, assis sur le lit, tirant sur une cigarette. Le garçon, très gai, lui proposa d'y goûter. Tom sentit son poil se hérisser dans le dos. Jack insista. Il affirmait que le petit bout de tabac qu'il lui présentait ouvrait les portes du bonheur. Désespéré, Tom regardait son ami. Il se rappelait des recommandations qu'on lui avait faites. On l’avait mis en garde contre les marchandises qu'il allait vendre. Tom n'avait alors qu'une idée vague de ce qu'était la drogue. Depuis, il avait appris. Il avait rencontré beaucoup des ces hommes et de ces femmes qui achetaient à prix d'or ces petits sacs de poudre blanche. Parmi leurs clients, nombreux étaient malades. Ils souffraient tous du même mal. Tom les reconnaissait par leur odeur, la même que celle du garçon en face de lui.

Jack avait goûté et était "accroc"!

Du même coup, Tom avait compris à quoi servait l'argent qu'il donnait à Jack. Son travail partait en fumée sous la forme de ces petits joints que Jack consommait devant lui. Ce n'était donc pas seulement par amitié que Jack avait aidé Tom et qu'il l'avait introduit dans la bande. Tom était surtout pour Jack un moyen facile de se procurer de l'argent.

Ce fut un choc.

Tom balbutia une excuse confuse. Jack se leva et fit quelques pas en titubant pour essayer de retenir Tom. Mais Tom avait déjà dévalé les escaliers et courait dans la rue. Cette nuit-là, Tom ne devait pas revenir. Jack l'attendit, puis sombra dans un sommeil plein de cauchemars.

Tom se sentait trahi et ne trouvait pas d'excuses à Jack. Trop de pensées se bousculaient dans sa tête. Il ne vit pas qu'on le suivait. Une fois de plus, il ne sentit pas le danger arriver. Dans une ruelle étroite et sombre, Tom se retrouva en face de deux hommes à l'air peu engageant. Ils tenaient en évidence des barres de fer. Le garçon recula, mais deux ombres sortirent de leur cachette et lui bloquèrent le passage. Il n'eut pas besoin de les regarder longtemps pour se convaincre qu'ils n'avaient pas de meilleurs intentions que les premiers.

On avait parlé de ces justiciers de la mort qui étaient payés par les commerçants et par les propriétaires pour nettoyer la rue des mendiants, des sans-abri et de toutes autres formes de délinquance. On avait déjà trouvé plusieurs vagabonds, tués à coups de bâton et de pierre. La police se contentait de compter les cadavres qu'on ne prenait même pas la peine d'identifier. Tom espérait qu'il s'agissait d'autre chose et regrettait déjà de s'être aventuré de nuit si loin dans un quartier qu'il ne connaissait pas.

Les deux hommes en face de lui approchèrent, l'air menaçant, soupesant leur arme, la faisant sauter dans le creux de leur main. D'un bond, Tom s'agrippa en hauteur aux premières prises que son instinct lui avait révélé malgré la nuit. Les hommes en dessous de lui jurèrent en se bousculant. Il escalada encore le mur pour se mettre hors d'atteinte. Mais ses pieds manquaient d'assurance dans les chaussures que Jack lui faisait porter. Il glissa et se retrouva suspendu par les mains comme Jack quelques jours plus tôt. Le plus grand des hommes attrapa Tom par une cheville. L'homme tira brusquement à gauche et à droite pour le faire tomber. Tom tenait bon. Mais il se sentait déjà faiblir. De son pied libre, il chercha fébrilement un nouveau point d'appui. Une traction plus forte. Les mains glissèrent. Une nouvelle secousse, suivie par une sensation brève de chute. Et enfin, le contact brutal avec le sol. Une pluie de coups s'abattit sur Tom qui se mit en boule pour protéger son ventre et sa tête. La douleur semblait venir de partout. Tom se mit à hurler. Il allait mourir...

Une détonation se fit entendre, assourdissante, se répercutant entre les façades de la ruelle étroite. Les hommes hésitèrent. Une voix les menaça, très proche. Tom entendit les barres de métal tomber sur le sol et ses agresseurs s'encourir sans demander leur reste. Tremblant, Tom releva la tête et vit les quatre hommes disparaître. Il avait mal, mais il n'avait aucun membre cassé. C'était comme si les agresseurs avaient retenus volontairement leurs coups, à moins que l'étroitesse de la ruelle les avait empêchés de prendre assez d'élan pour frapper plus fort. Ce n'est pas Tom qui s'en plaignait. Il se retourna vers son sauveur.

- C'est toi, Jack, demanda-t-il d'une voix mal assurée.

L'inconnu se pencha. Il prit Tom sous les aisselles et le redressa sans effort apparent. L'homme l'entraîna dans la nuit en prenant à peine le temps de s'expliquer.

- Ils ont eu peur, mais ils ne vont pas tarder à revenir.

Tom ne pouvait pas résister. L'homme le tenait par la main. Ils se mirent à courir. Ils débouchèrent sur un des grands boulevards. L'homme s'arrêta soudain à côté d'une grosse moto de couleur sombre qu'il enjamba aussitôt. Il mit le contact. Le moteur se mit en marche, avec ce bruit sourd et tranquille des grosses cylindrées qui cachent ainsi leur puissance démoniaque. L'homme fit signe à Tom de s’asseoir derrière lui. Le garçon hésita un peu. C'était la première fois qu'il montait sur un de ces engins. La perspective de rester seul sur le trottoir ne le réjouissait pas. Il se décida rapidement. A peine fut-il assis que l'engin démarra. L'accélération surprit Tom qui se rattrapa de justesse à la taille du conducteur. Le vent lui fouettait le visage. Grisé par la vitesse, Tom oublia sa peur et les coups reçus. Il trouvait cette nouvelle sensation très agréable et aurait voulu que ça dure longtemps. En quelques minutes, ils avaient mis la ville entre eux et les agresseurs de Tom. L'inconnu arrêta sa moto devant un immeuble moderne. Tom n'était jamais venu dans ce quartier bourgeois. L'inconnu coupa le moteur. Tom comprit qu'ils étaient arrivés et descendit en jetant un coup d'oeil craintif derrière lui.

- Ils ne nous ont pas suivis, précisa l’homme.

La douleur se fit plus vive dans les jambes et la poitrine de Tom. Ses vêtements était déchirés. Il sentait quelque chose couler sur son visage. Il porta la main à sa tempe. Un peu hébété par son aventure, il regarda ses doigts dont les extrémités étaient devenues rouges. L'inconnu hocha la tête.

- Si tu veux, tu peux monter chez moi. Je peux te soigner.

Tom leva la tête et fixa l'homme, à la fois reconnaissant et inquiet de tant de sollicitude. Devait-il accepter de le suivre? Mais il ne se voyait pas traverser la ville dans l'autre sens par ses propres moyens pour rejoindre Jack qui de toute façon devait encore planer et qui ne pourrait pas lui venir en aide. L'homme avait déjà ouvert la porte de l'immeuble et l'attendait. Tom se décida et marcha vers lui en boitant.

Tom entra dans un appartement fonctionnel avec peu de décorations. Tout était en désordre. Les vêtements étaient jetés n'importe où. Le courrier et les revues s'entassaient sur la table. N’ayant connu que le squat de Jack, Tom pensait que c’était ainsi que vivaient les habitants de la cité.

- C'est très chouette chez vous, complimenta Tom par politesse.

Pendant un moment, l'homme regarda la pièce d'un air étonné, se demandant ce que le garçon pouvait trouver de bien à cet endroit. Renonçant à comprendre, il le fit asseoir en le poussant gentiment dans le divan. Tom ne resta pas seul très longtemps. L'homme revint avec une trousse de premiers soins. Il soigna le front de Tom. Puis il se pencha pour examiner les jambes du garçon qui boitait. Il commença à défaire les baskets de Tom.

- Non, fit le garçon en écartant son pied pour le mettre hors de portée.

L'homme leva la tête vers Tom qui avait été lui-même surpris par sa réaction.

- Quelle pudeur! Il faudra pourtant que je te retire ton pantalon si tu veux que je soigne ton genou.

Ce n'était pas la pudeur qui avait motivé son esquive. Du temps où il vivait dans le bois, il ne portait pas de vêtements. Mais Tom s'accrochait désespérément à son déguisement qui lui permettait de paraître presque normal.

- Qu'est-ce que tu as peur de me montrer?

Puis l'homme haussa les épaules et renonça. Il se pencha sur la jambe que Tom essayait de soulager. Malgré les vêtements, il fit différentes manipulations jusqu'à ce que la douleur se réveille. Tom poussa un petit cri.

- Tu n'as rien de cassé, mais tu auras mal plusieurs jours.

- Comment le savez-vous?, s'inquiéta Tom méfiant.

- J'ai suivi des cours de premiers soins.

Tom ignorait si ça faisait de lui un chirurgien ou autre chose. Il se contenta d'approuver.

- Comment t'appelles-tu?, demanda l'homme soudainement.

- Tom

L'homme lui tendit la main en souriant. Tom serra la main.

- Enchanté Tom. Appelle-moi, Henry.

IX. Henry

Tom passa la nuit chez Henry. Ils parlèrent longtemps de drogue. Tom posa beaucoup de questions en pensant à Jack. A travers les explications de son sauveur, il commençait à entrevoir le désarroi de son ami. Jack ne pouvait plus se passer de la petite poudre blanche. Dans le monde des toxicomanes, il n'y avait pas d'amitié possible. Il y avait seulement le besoin, sans cesse plus exigeant. Le manque et la souffrance pouvaient être insupportables lorsqu'on ne trouvait pas ce qu'il fallait. Tom comprenait Jack. Il ne l'excusait pas. Il prit pourtant une résolution: son ami était malade et Tom était le seul à pouvoir l'aider.

Henry et Tom déjeunèrent ensemble dans un petit snack du centre. Henry était très gentil et donnait l'impression de s'être attaché au garçon. Il fit de nombreuses recommandations et donna son numéro de téléphone avec un peu d'argent. Il fit promettre à Tom de revenir le voir. Le garçon était un peu mal à l'aise car il ne comprenait pas la motivation de Henry.

Tom souffrait encore de ses blessures. Il retourna directement dans le repaire de Jack. Il trouva la chambre vide. Son ami avait été malade. Il avait vomi un peu partout. Tom passa une heure à nettoyer la pièce et les draps. Puis il se mit à recoudre ses vêtements déchirés avec le matériel que Henry lui avait prêté. Vers midi, il s'habilla pour aller à un rendez-vous fixé par le chef de bande. Jack était là. Il avait séché les cours. Son expression inquiète fit penser à Tom qu'il l'avait cherché toute la matinée.

- Que s'est il passé?, demanda Jack lorsqu'il vit le visage tuméfié de son compagnon.

Tom lui raconta l'agression. Mais il ne parla pas de Henry. Il prétendit s'être échappé et caché jusqu'au lever du jour. Si Jack et ses copains furent satisfaits de l'explication, le chef conserva son regard soupçonneux. Il fut décidé que Tom ferait le guet à l'entrée, car dans son état, il se ferait trop facilement remarquer s'il sortait aujourd'hui. Jack vint retrouver Tom vers le milieu de l'après-midi. Il se sentait mal et Tom le trouvait très pâle.

- Ca va mieux?, s'inquiéta Jack.

Tom s'était attendu à ce qu'il doive remonter le moral de son ami et à ce qu'il doive reprendre une partie du travail à son compte malgré son état. Mais plutôt que de se plaindre de sa santé, Jack se renseignait de l'état de Tom.

- Je t'ai choqué, hier. C'est pour cela que tu es parti. fit Jack d'un ton grave. C'est un peu à cause de moi que tu as failli te faire tuer, hier. Tu m'en veux?

Jack allait droit au but. Tom n'aimait pas non plus tourner autour du pot.

- Je n'ai pas tout de suite compris. J'ai d'abord cru que tu m'exploitais pour ta seule jouissance...

- Ce n'est pas vrai, l'interrompit Jack. Tu ne peux pas comprendre ce que c'est. Il faut le vivre. On commence comme ça, pour faire comme les autres. Après chaque fois, j'ai mal. Je me dis que je dois m'arrêter. Mais c'est impossible. C'est pas marrant, tu sais.

Jack parla encore. Il était confus. Il ne trouvait pas les mots. Mais Tom lui avait déjà pardonné. Il avait même une idée du problème et désirait aider Jack du fond du coeur.

- Je comprends que seul tu ne peux pas t’arrêter. C'est trop puissant. Mais à deux, nous avons peut-être une chance. J'aimerais que nous essayions ensemble, proposa Tom.

Jack resta silencieux le regard perdu dans le vide.

- Si tu as confiance en moi, insista Tom.

Les deux garçons restèrent silencieux pendant un long moment. Tom dut se lever pour signaler l'arrivée d'un des membres de la bande. Quand il revint, Jack l'attendait. Sans oser regarder Tom, il se mit à parler, lentement, s'arrêtant entre chaque phrase, comme s'il devait chercher à chaque fois un peu d'énergie pour prononcer les mots suivants.

- J'ai confiance en toi. Si ce n'était pas le cas, je crois que le mot amitié n'aurait plus de sens sur terre. Mais tu ne sais pas à quoi tu t'engages. J'ai vu mon frère. Il a essayé de se désintoxiquer. Il a lutté. Ma soeur était là. J'étais là. En vain. J'ai moi-même essayé plusieurs fois. Mais ça fait mal. Très mal.

Tom sentait lui aussi l'angoisse de son ami. Il se mit à douter. Il craignait de ne pas être à la hauteur. Peut-être ne méritait-il pas la confiance que son ami mettait soudain en lui? Ce n'était pas la première fois que des responsabilités trop lourdes reposaient sur ses épaules. Il comptait beaucoup sur l'aide de Henry qui l'avait déjà secouru une fois. Il crut deviner en cet homme une aide efficace et désintéressée un peu comme celle d'un ange gardien. D'ailleurs Tom lui avait déjà parlé de Jack. Henry semblait prêt à les aider.

Le soir même, Tom se rendit à l'appartement du jeune homme. Malheureusement, il n'y avait personne. Tom décida de guetter le retour de son protecteur. Il se mit à faire les cents pas sur le trottoir d'en face. Le froid était vif et traversait ses vêtements. Son poil écrasé par le tissu ne le protégeait plus. Il ne devait pas être loin de minuit lorsqu'une voiture passa devant l'immeuble et s'arrêta pour se garer un peu plus loin. Un couple sortit du véhicule et revint vers l'immeuble. Ils se tenaient serrés l'un contre l'autre comme pour se tenir chaud. Tom reconnut Henry et alla à leur rencontre. Sur les derniers mètres, lorsque l'homme reconnut l'adolescent, il sembla visiblement contrarié. A l'insu de la jeune fille, il fit signe au garçon de continuer sans s'arrêter. Tom hésita et les dépassa. Il se retourna et regarda sans comprendre les deux amants disparaître dans l'immeuble. Au dernier moment, il crut apercevoir le regard fuyant de l'homme. Tom ne s'était pas attendu à un tel accueil. Il avait attendu dans le froid pendant des heures. Il comprenait que l'homme voulait avoir sa tranquillité pour honorer son amie. Mais il aurait pu le faire comprendre plus délicatement. Le garçon n'aimait pas se sentir rejeté comme un vieil objet encombrant et ennuyeux. Tout à sa déception, Tom s'assit boudeur au pied de l'immeuble. Il avait espéré dormir chez Henry comme la nuit passée. Maintenant il était trop tard pour attraper un bus. En d'autres temps, il serait revenu à pied, mais son genou lui faisait toujours mal. Alors, passer la nuit ici ou ailleurs, le laissait indifférent. Malgré le froid, il ne tarda pas à s'endormir.

Au petit matin, Tom entendit quelqu'un marcher dans sa direction. Il se réveilla en sursaut. Il promena son regard incrédule sur les façades éclairées par la lumière dorée de l'aube. Il était pourtant sûr de ne pas avoir dormi aussi longtemps.

- Tu as passé la nuit ici?, s'exclama la voix de Henry.

Tom esquissa un sourire. Malgré la nuit épouvantable qu'il venait de passer, il ne parvenait pas à en vouloir à cet homme qui, après tout, lui avait probablement sauvé la vie.

- Je vais chercher des croissants. Comme tu es là, tu peux m'accompagner. Tu m'expliqueras en chemin ce que tu avais de si urgent à me dire.

Son genou ne lui faisait déjà plus mal. Tom ignora la main que l’homme lui tendait et se redressa d’un bond.

- De quel bois es-tu fait? Après le traitement que tu as subi avant-hier, j'en connais plus d'un qui aurait séjourné une semaine à l'hôpital. Toi, tu es juste venu dormir sous mes fenêtres et tu ne te plains même pas. Là, tu m'épates, chef.

C'était autant dans les mots que dans le regard que Tom pouvait lire l'admiration de l'homme. Mais le garçon s'en foutait des compliments. Il était venu pour Jack. Tout en marchant, Tom raconta la conversation qu'il avait eue la veille avec son ami. Il parla de ses craintes et de son ignorance. Henry l'écouta avec politesse. Mais lorsque le garçon eut fini, il fit une remarque qui blessa son jeune compagnon.

- Et tu es juste venu pour me dire ça?

Le sang de Tom ne fit qu'un tour. Pour lui, ce n'était pas une histoire anodine.

- Jack est mon ami, cria-t-il. Je n'ai que lui. Je n'avais pas de meilleure raison pour passer toute une nuit dans le froid.

Et il s'encourut pour cacher ses larmes. En revenant de la boulangerie, Henry le retrouva assis sur un banc d'un petit square. Tom boudait et détournait la tête. Henry s'assit à l'autre extrémité du banc. Il avait été ému par la fidélité du garçon. Il faisait un visible effort pour se réconcilier avec Tom.

- Il y a bien longtemps, lorsque j’étais ado, je me souviens que les copains c'était très important. J'aurais fait pour eux autant que pour mes parents...

- Ce n'est pas la même chose, coupa Tom sèchement.

Henry resta un moment déconcerté. Puis il comprit sa maladresse.

- C'est vrai, chuchota-t-il pour lui-même. Les parents, on ne les choisit pas.

Tom était sensé ne pas entendre, mais il reprit la réflexion à son compte.

- Vous avez raison, on ne les choisit pas. On ne les punit pas non plus. Les miens m'ont abandonné. Ceux de Jack sont de véritables bourreaux.

Ils se regardèrent. Cette fois, ils se comprenaient. Du même coup, Tom sentit fondre sa colère. Le garçon sourit pour faire la paix. Henry le lui rendit. Puis, montrant le sac de croissants, ce dernier proposa:

- Tu dois avoir faim. J'ai assez de petits pains pour toi. Veux-tu manger chez moi avec Adeline? C'est ma petite amie. Je te la présenterai.

Un peu plus tard, Tom quittait le jeune couple avec un tas de conseils. Maintenant, il savait exactement quoi faire. Mais le plus important était qu'il ne se sentait plus tout seul sur la voie pénible qu'il avait décidé de prendre avec son ami Jack. Il alla souvent revoir Henry, presque deux fois par semaine. Ils parlèrent beaucoup de Jack et de ses problèmes. Pourtant, Tom cacha à l'intéressé l'existence de cet ami providentiel. Ils étaient trop différents et n'auraient pas pu s'entendre. De plus, Tom craignait que Jack ne mette au courant le chef de la bande. Ce dernier ne verrait certainement pas d'un bon oeil une amitié avec un étranger et risquerait de faire des ennuis au jeune homme.

Suite à une affaire compliquée de recel, le père de Jack fut condamné à trois mois de prison. La mère de Jack n'était déjà pas en bonne santé. Elle en fit une dépression et fut hospitalisée. Jack se retrouva donc seul. L'assistante sociale, une jeune femme du nom de Valérie et que Tom avait déjà rencontré l'année précédente, voulut placer Jack dans un foyer d'accueil. L'adolescent ne le voyait pas ainsi. Il supplia Valérie pour rester chez lui. La jeune femme se laissa convaincre. Une voisine qui avait prit le garçon en pitié promit de veiller à ce qu'il ne manque de rien.

Jack jouait le dur, mais Tom savait que son ami supportait mal que sa famille soit ainsi dispersée. Malgré leurs relations orageuses, Jack aimait ses parents. Sans avouer qu'en fait il cherchait de la compagnie, il demanda à Tom de venir vivre chez lui jusqu'au retour de sa mère. En comparaison de la chambre abandonnée qu'il squattait, l'adolescent fut séduit par le confort des deux pièces que Jack occupait avec sa famille. Il y faisait chaud. Il y avait une douche et on pouvait cuisiner. Suivant les conseils de Henry, Tom profita de la proximité de cette nouvelle vie en commun pour convaincre Jack d'arrêter la drogue. Ce dernier trouva toutes les excuses, promettant d'arrêter dès que les choses iraient mieux pour ses parents. Mais Tom insista. Il finit par obtenir le consentement un peu forcé du garçon. Tom pouvait le surveiller toute la journée à l'exception des heures d'école. Les premiers jours se passèrent bien. Jack confia spontanément à Tom la garde de toutes ses réserves qu'il avait disséminées un peu partout. Conduit par son odorat, Tom trouva encore trois autres cachettes dans l'appartement et dans le squat. Il ne chercha pas à savoir si cet oubli était volontaire ou non. Après tout, elles pouvaient aussi bien avoir été abandonnées par le frère de Jack.

Le garçon était assez optimiste. Finalement, cela ne lui semblait pas aussi dur que ce qu'on avait voulu lui faire croire. Il en fit la remarque à Henry, un soir où ils s'étaient retrouvés dans une salle de bowling. Tom avait appris à lancer les boules. Avec la chance qui caractérise les débutants, il était déjà à son troisième strike. Tandis qu'ils attendaient leur tour, Henry questionna le garçon.

- Es-tu sûr qu'il ne s'approvisionne pas à l'école?

- C'est moi qui garde le porte-monnaie à présent.

Tom montra la liasse de billets qu'il avait glissé dans sa poche revolver. Henry ne le questionna pas sur l'origine de cet argent. C'était mieux ainsi car le garçon n'aurait rien dit et cela aurait été un sujet de discorde.

- Où est-il, ce soir?

- Il est resté chez lui pour dormir. Nous avons travaillé toute la nuit passée.

- Et toi, tu n'es pas fatigué?

- J'ai dormi une grande partie de la journée. Mais lui, il devait aller à l'école.

Henry marqua un temps avant de poursuivre.

- Je suis désolé de te faire de la peine. Mais je suis convaincu qu'il ne va pas uniquement à l'école pour suivre les cours. Cherche de ce côté là. Si Jack est aussi accroc que tu me l'as fait entendre, il n'est pas possible qu'il puisse arrêter ainsi du jour au lendemain.

Tom fit la grimace. On lui avait déjà reproché de faire trop facilement confiance. Tandis que Henry s'était levé pour jouer son tour, Tom resta dans les fauteuils et médita. Il sentait le doute s'insinuer en lui. Le lendemain, il suivit Jack à son insu. Parmi toutes les allées et venues du collège, il n'eut aucune peine à passer inaperçu. Plusieurs fois, des adolescents le dévisagèrent soupçonneux. Ce n'était pas chez les "grands" que se rendait Jack. Ayant rejoint une petite bande de trois garçons dont il prit la tête, ils se dirigèrent vers la section primaire. Tom était étonné, mais il finit par comprendre. La différence d'âge n'était pas encore trop marquée par rapport aux enfants de sixième et leur présence n'attirait pas l'attention des éducateurs débordés par le nombre. Jack et ses copains créaient un climat de terreur chez les petits. Il leur promettait de les laisser tranquille en échange d'argent ou de petits services. Tom apprit plus tard de la bouche de Henry que cela s'appelait du racket. Mais il n'avait pas besoin d'en voir plus pour être dégoûté par les agissements de son ami. Il voulait intervenir. L'occasion lui en fut donnée presque aussitôt. Tom ne voulait pas que Jack puisse le reconnaître. Justement, le voilà qui s'éloignait après avoir distribué ses instructions aux autres. Lorsque Jack fut hors de vue, Tom sortit de sa cachette et se dirigea vers les trois jeunes qui harcelaient un garçon presque aussi grand qu'eux, mais qui était seul.

Tom s'interposa. Ils se désintéressèrent de leur victime et dévisagèrent l'inconnu. Ils essayèrent d'abord de l'intimider par la voix. Puis comme ce jeune con ne semblait pas comprendre, ils l'encerclèrent tandis que l'autre garçon s'enfuyait sans demander son reste. Une foule de badauds se serrait déjà autour d'eux. Tom eut un moment de panique lorsqu'il vit scintiller les couteaux à cran d'arrêt. L'idée de se battre le répugnait. Il n'avait aucune expérience. Pourtant, malgré la peur qui lui nouait le ventre, il se sentait sûr de lui, sûr de sa force et de ses réflexes. Ils attaquèrent ensemble.

Sans très bien savoir comment il s'y était pris, Tom désarma les trois garçons et les mit en fuite en leur décochant à chacun un coup bien ajusté: l'un s'en allait en boitant, plié en deux, les mains sur son tibia endolori; l'autre, en serrant les bras sur son ventre, près à restituer son petit déjeuner; le dernier, la tête en arrière, son nez brisé, cherchant à retenir le sang qui coulait abondamment entre ses doigts. Tom fut surpris et un peu effrayé par son efficacité. La poussée d'adrénaline retomba aussi vite qu'elle était venue. Il regarda autour de lui. Il reconnut parmi les spectateurs passifs la dernière victime de Jack et ses amis. Il fit signe au garçon de s'approcher. Ils étaient à peu près de la même taille, quoique Tom était beaucoup plus large et plus costaud.

- Pardon de t'avoir laissé tomber.

- Sans rancune, répondit Tom en tendant la main. L'autre hésita et accepta la poignée. L'important est que ces trouillards te laissent tranquille.

- Mais, ils reviendront, répliqua l'autre.

Tom avait déjà pensé à cet aspect des choses. Il n'avait pas l’intention de jouer tout le temps au garde du corps. Les enfants s'étaient approchés et les entouraient désireux de savoir ce que leur nouveau protecteur allait leur proposer.

- Et le grand, celui qui est parti juste avant que tu n'interviennes, il possède une arme, ajouta encore le garçon.

Cette révélation fit l'effet d'une douche froide. Voilà d'où il tirait son autorité! Cette arme, Tom avait involontairement aidé Jack à se la procurer lors de leur maladroite incursion dans le supermarché. Tom éleva la voix, s'adressant à tous.

- Ce garçon, je le connais. Il ne se servira jamais de cette arme contre vous.

Il était sûr que Jack ne ferait jamais une chose pareille. Il utilisait cette arme pour impressionner, éventuellement pour se rassurer parce qu'il avait peur, mais jamais pour blesser volontairement quelqu'un.

- D'ailleurs, il ne l'a pas toujours sur lui.

Tom surveillait la cachette de l'arme. Il l'avait encore vue le matin même. Elle ne disparaissait que très rarement et uniquement de nuit, lorsqu'ils travaillaient dehors avec la bande.

- Quant aux trois froussards que j'ai mis en fuite, je vais vous expliquer comment les maîtriser. Mais j'ai une condition...

Des regards angoissés se levèrent vers Tom. Ils avaient espéré trouver un sauveur. Ce n'était probablement qu'un autre garçon malhonnête qui ferait payer ses services encore plus cher.

- ...Vous ne devez parler à personne de moi et de ce que j'ai fait: ni à vos parents, ni à vos professeurs et surtout pas à ce garçon qui possède une arme.

Silence. Tous se demandaient qui était ce sauveur généreux. La solution de Tom était fort simple. Elle se résumait en une seule devise, la même qui faisait que Jack et ses copains étaient capables de semer la terreur sans être inquiétés: "L'union fait la force." Séparément, Jack et ses compagnons n'auraient jamais osé s'attaquer à des enfants à peine plus jeunes qu'eux et dont certains leur tiendraient tête sans problème. La cour des primaires avait l'avantage du nombre. Il suffisait d'organiser la défense.

Tom promit de venir à chaque récréation pendant une semaine. Il se tiendrait invisible à l'écart, prêt à intervenir en cas de problèmes. Mais les enfants n'eurent plus jamais besoin de lui. C'est ainsi qu'il fut le témoin passif et désolé de la raclée que reçut Jack. Cela se passa l'après-midi du jour où ses copains avaient fui devant Tom. Les guetteurs avaient tout de suite signalé l'arrivée de Jack et de cinq gars. Le comité d'accueil était solidement armé de raquettes de tennis et de battes de base-ball. Suivant les conseils de Tom, les enfants encerclèrent la petite bande en prenant soin de laisser une ouverture pour que les autres puissent s'enfuir. Il fallait impressionner plutôt que de pousser l'adversaire à se battre jusqu'au bout, au risque de prendre des coups soi-même. Malgré son infériorité évidente, Jack s'entêta et reçut une correction méritée.

Lorsque Tom vit arriver son ami après les cours en marchant bizarrement avec une main dans son pantalon, lorsqu'il remarqua l'oeil à moitié clos et virant au noir, lorsqu'il sentit l'haleine pleine de bile, il regretta sa responsabilité dans toute cette violence. Et Jack ne put lui en vouloir car il n'apprit jamais le rôle de Tom dans cette histoire. Par contre, Henry sembla très satisfait de l'intervention de son petit protégé. Pour le récompenser de son initiative, il invita Tom à venir passer toute la journée du samedi avec lui et Adeline dans un parc d'attraction à l'écart de la ville. Tout à la joie des découvertes qu'il faisait, Tom oublia ses soucis et ses scrupules. La plupart des jeux et des activités du parc lui était inconnues. Il voulait tout essayer. Sa joie était tellement spontanée qu'elle faisait rire aux éclats l'homme et sa petite amie.

L'adolescent aurait gardé de cette journée un souvenir inoubliable s'il n'était pas revenu chez Jack cette nuit. Mais sa place était là. Il était à peine arrivé sur le palier que la porte de la voisine s'entrouvrit.

- Bonjour, madame, fit Tom avec son entrain habituel.

- Tu es enfin là. Jack n'a pas l'air d'aller très fort. Je l'ai entendu crier après toi pendant toute l'après-midi. Il a frappé contre les murs et a renversé un tas de choses chez lui. Depuis une heure, il s'est calmé. Je n'ai pas osé intervenir. J'ai hésité à appeler son assistante sociale. Si ça devait recommencer, je le ferai sûrement.

Tom était embêté.

- Jack a eu un accident à l'école, cette semaine. Il ne s'en est pas remis facilement. Mais ça va aller mieux, je vous le promets.

- C'est ce que je me suis dit. Et puis, ses parents ont déjà eu assez de difficultés. Je ne voudrais par en ajouter.

En remerciant la femme, Tom poussa intérieurement un soupir de soulagement. Personne n'était venu pendant son absence. Tom avait toujours le sentiment, peut-être à tort, qu'une intervention extérieure aurait tout compliqué. Il découvrit l'appartement dans un état indescriptible. Les meubles avaient été renversés. Jack avait tout jeté à terre, poussé par la rage de ne pas trouver ce qu'il cherchait. Depuis l'intervention de Tom à l'école, il n'avait plus d'argent. Cela faisait sans doute trois jours qu'il n'avait plus les moyens de se payer une nouvelle dose. Il avait épuisé ses dernières réserves. Tom n'avait jamais imaginé que ça pouvait être à ce point là. Il enjamba les vêtements et les tiroirs éparpillés. Il trouva Jack dans la chambre. Malgré la fenêtre grande ouverte, il était couché sur le grand lit en chemisette et en slip. Ses longs membres maigres et couverts de bleus étaient ramenés contre son ventre dans la position foetale. Tom alla fermer la fenêtre. Il s'assura que le radiateur fonctionnait toujours. Puis il ramena les couvertures sur le corps transi de son ami. Alors qu'il était encore penché pour tirer sur les draps, au moment où il s'y attendait le moins, le malade saisit Tom au cou.

- Salaud. Tu m'aurais laissé crever.

Jack serrait très fort.

- Tu m'as abandonné. Tu as tout consommé. Tu ne m'as rien laissé.

L'air arrivait avec difficulté jusqu'à ses poumons. Tom essaya de desserrer la prise.

- Le chef n'a pas voulu de moi, aujourd'hui. Il n'a d'yeux que pour toi.

La douleur se faisait vive. Les ongles pénétraient sa chair jusqu'au sang. Tom frappa au visage. Au deuxième coup de poing, Jack fut suffisamment sonné et lâcha prise. Tom se laissa tomber au pied du lit pour reprendre sa respiration. Lorsqu'il se redressa, il entendit Jack qui pleurait, étendu sur le ventre, le visage enfoui dans l'oreiller. Tom s'approcha prudemment de lui et déposa une main sur l'épaule du jeune malade. Jack se retourna lentement. Sa figure était déformée par les sanglots. Du sang coulait d'une de ses narines. Il entoura la poitrine de Tom de ses bras et se serra contre lui. D'une voix sourde et honteuse, il demanda pardon. Tom ne savait pas ce qu'il devait faire. Il resta dans cette position en prenant soin d'envelopper son ami dans les couvertures pour qu'il se réchauffe.

En général, Tom dormait dans l'autre lit. Cette nuit là, ils restèrent ensemble dans le grand lit. Tom se leva plusieurs fois pour éponger le front de son compagnon ou lui donner à boire, tant ce dernier transpirait abondamment. A l'occasion de certains rêves, Jack se mettait à délirer et à s'agiter en donnant de grand coups à Tom de telle sorte que le jeune garde malade devait maîtriser l'adolescent en l'empoignant de toutes ses forces. Au petit jour, Jack était plus calme. Tom se leva et entreprit de mettre de l'ordre dans l'appartement. C'était le dimanche. Un calme particulier régnait sur la ville. Bien qu'il veillait à ne pas faire de bruit, Jack se réveilla peu après. En se redressant après avoir ramassé les restes d'un cendrier en verre, Tom se retrouva nez à nez avec l'adolescent.

- Je t'en prie. Donne-moi un peu de poudre, supplia le malade.

Il avait les larmes aux yeux. Ses mains tremblaient. Mais Tom ne se laissait pas attendrir.

- Si je te donne ce que tu me demandes, il faudra tout recommencer. Tu dois tenir le coup.

- Hier, tu n'as pas compris que j'en avais absolument besoin. Je suis prêt à tout pour en obtenir. Même à me faire sauter le caisson.

Jack le fixait. Ses yeux semblaient plus enfoncés dans le crâne et brillaient d'un air de défi. Tom comprit que son ami ne plaisantait pas. Soudain, Jack fit volte-face et se précipita dans la chambre. Tom courut derrière son ami. Il entra dans la pièce juste au moment où le garçon retirait l'arme de sa cachette. Jack se tourna vers lui en braquant son arme contre sa tempe.

- N'avance pas, ordonna-t-il.

Tom s'arrêta à trois mètre de son ami.

- Tu ne tireras pas, affirma-t-il surtout pour se convaincre lui-même.

- Tu crois cela, fit l'autre en armant le chien.

Ils se défièrent du regard. Au bout d'un instant, Jack haussa les épaules.

- Tu as raison, je ne vais pas me flinguer.

Jack baissa effectivement le canon. Tom eut un instant de soulagement, mais se saisit lorsqu'il vit la gueule béante du canon braquée vers lui.

- Où veux-tu que je tire?

Malgré lui, Tom sentit la peur le paralyser.

- Ta tronche?

Jack hocha la tête.

- Non. Sans elle tu ne pourrais pas me dire où tu as caché mon restant de poudre.

Jack baissa lentement le canon. Il visa soigneusement entre les cuisses.

- Là, par contre, ça doit faire très mal et ce n'est pas vital.

Ils se fixèrent à nouveau dans les yeux.

- Tu ne vas pas tirer.

La voix de Tom tremblait. Jack eut un petit sourire sadique.

- Si.

Le déclic de la détente. Pas d'explosion. Bien que Tom savait qu'il ne risquait rien, il avait fermé les yeux. Il se ressaisit et se jeta sur Jack. Il lui infligea un gifle qui envoya le jeune malade rouler au milieu de la pièce. Tom était debout. Il tenait l'arme par le canon. Sa main tremblait de colère. La douleur et la surprise avaient secoué Jack. Il regardait la pièce comme au sortir d'un rêve. Il massait sa joue douloureuse où s'imprimaient les cinq doigts de son camarade. Au bout d'un instant, Tom surmonta sa tension.

- Je n'aurais pas cru cela de toi. Je n'avais pas peur du coup de feu. J'avais vidé le barillet depuis longtemps. Toi, tu as cru que le coup allait partir. Et tu as tout de même pressé la détente. Tu es malade. Je le sais. Mais ça n'excuse pas tout.

Il chercha quelque chose dans sa poche. Il sortit un sachet en plastique qui contenait les restant de drogue.

- Fais ce que tu veux avec ta merde. Moi, j'abandonne.

Il jeta le sac à la tête de Jack, puis il se dirigea vers une boite renversée sur le sol. Il sortit six munitions qu'il introduisit une à une dans le barillet. Il jeta l'arme chargée à côté de Jack.

- Et ça c'est pour te faire sauter le caisson, si tu le désires.

Tom ramassa son blouson. Il allait pousser la porte pour sortir lorsque Jack le rappela.

- Reste, cria l'adolescent d'une voix désespérée.

Tom s'interrompit dans son élan. Il jeta un regard méprisant sur celui qu'il avait pris pour son ami. Jack s'était remis debout. Il tendait la main droite devant lui, les doigts écartés.

- Regarde, fit-il avec une joie un peu forcée. Hier, ma main tremblait comme une feuille. Maintenant mes doigts bougent à peine. Je vais mieux. J'en suis sûr.

Jack vit que le regard de Tom n'avait pas changé. Il ouvrit son autre main en dévoilant l'arme et le sac qu'il tenait encore.

- Tiens. Reprends tout cela.

Tom plissa les yeux, méfiant.

- Je te remercie pour tout ce que tu fais pour moi. Ne m'en veux pas. Je n'ai pas toujours ma tête, continua le jeune malade.

Tom hésita. Tout à coup, il se décida. Il se dirigea vers Jack d'un pas franc. Il arracha les objets des mains de Jack. Puis il fit demi-tour. Avant de sortir, il regarda Jack dans les yeux et lui dit:

- Je ne sais pas si je reviendrai. Je dois réfléchir un peu. Si tu n'as pas de nouvelles de moi d'ici ce soir, débrouille-toi tout seul.

Et il claqua la porte. Une fois dehors, Tom prit tout de suite la direction de l'immeuble abandonné où il avait déjà logé tant de nuits. Il y cacha le sac et l'arme car il ne voulait pas prendre le risque de les garder sur lui. Ensuite, il rejoignit la bande convaincu que Jack avait rendu toutes les doses de drogue. Tom travailla toute la journée. Il devait courir sans répit pour assurer le ravitaillement des jeunes revendeurs qui étaient postés un peu partout dans le quartier. Le chef avait remarqué que Tom avait une très bonne condition physique et qu'il n'avait pas peur de l'effort. Il avait imaginé ce système pour exploiter l'adolescent là où il était le meilleur, plutôt que le mêler à des opérations où sa naïveté naturelle risquerait de mettre en péril l'existence de la bande elle-même. Maintenant qu'il savait comment l'utiliser, le chef aimait bien travailler avec le garçon et ne pouvait plus se passer de lui.

Le soir, Tom repassa par l'appartement d'Henry. Le jeune homme était là et invita l'adolescent à boire un verre avec lui.

- Qu'est-ce qui t'est arrivé?, demanda-t-il en découvrant les marques rouges sur le cou de son jeune protégé.

Tom lui raconta ses démêlés de la veille et du matin avec Jack.

- Pauvre Tom. Veux-tu passer la nuit ici?, proposa-t-il, très conciliant.

L'adolescent fit non de la tête.

- J'ai promis à Jack de rentrer ce soir.

- Tu es très courageux, fit-il en passant sa main dans les cheveux du garçon.

Tom était gêné car il réalisait qu'il ne sentait pas bon. Bien qu'il ne transpirait jamais beaucoup, l'effort soutenu de la journée avait laissé une odeur de jeune chien mouillé. Il avait remarqué que Henry avait déjà plissé le nez plusieurs fois. Il s'excusa et s'apprêta à partir. Le jeune homme insista pour le raccompagner en moto jusqu'au centre. Tom qui adorait ce moyen de locomotion ne refusa pas. Lorsqu'ils se quittèrent à proximité de l'appartement des parents de Jack, Henry dit quelque chose que Tom ne comprit pas très bien mais qu'il reçut comme un compliment.

- Même si les choses ne semblent pas être ce qu'elles sont, je t'aime bien. Adeline aussi. Tu pourras toujours compter sur nous, même quand tout ceci sera terminé.

Henry parlait-il bien de la convalescence de Jack?

Quand Tom entra dans la chambre, il trouva son copain complètement défoncé. Il s'était procuré de la drogue malgré les promesses du matin. Tom reconnut le sachet ouvert sur la table de nuit. Il s'agissait du sac qu’il avait dissimulé dans le squat de Jack. Maintenant, il regrettait ne le pas l’avoir mieux caché. Tom était furieux contre lui-même, mais bien plus encore contre Jack qui l'avait trompé une fois de plus. Il saisit le visage du garçon inconscient par le menton. Il prononça ces paroles menaçantes:

- Par le souvenir de mon père adoptif Hans, je te jure que tu crèveras si tu retouches seulement une de ces saloperies.

A travers le brouillard de son esprit, Jack détourna légèrement la tête pour se libérer de cette étreinte qui lui faisait mal. Tom affermit encore sa prise. D'une voix encore plus sourde, très étrange pour une gorge aussi jeune, le garçon répéta encore une fois sa promesse de mort.

Le dimanche suivant, Henry n'ayant plus de nouvelles de son petit protégé, décida d'aller à sa recherche. Grâce aux indications laissées par Tom au cours de leurs nombreuses discussions, il finit par retrouver l'adresse exacte. C'est donc en plein milieu de l'après-midi qu'il sonna à la porte de l'appartement des parents de Jack. Tom lui ouvrit et ne cacha pas sa surprise. Henry l'avait sans doute réveillé car les cheveux du garçon étaient ébouriffés et ses yeux étaient encore gonflés de sommeil.

- Comment as-tu fait pour me retrouver?

- Tu peux me dire bonjour.

Tom s'excusa. Henry sourit pour lui signifier que ce n'était rien et répondit.

- Quand on veut retrouver quelqu'un, on y consacre le temps qu'il faut. J'ai des amis bien placés parmi les assistants sociaux. Dans le quartier, il n'y a pas beaucoup de familles ayant deux garçons et une fille, dont le père est en prison et dont la mère a été hospitalisée.

Tom approuva en inclinant la tête.

- Est-ce que tout va bien?, s'inquiéta Henry. Ça fait un certain temps que je n'ai plus de tes nouvelles.

Tom montra du menton l'intérieur de l'appartement.

- Jack m'a causé beaucoup de soucis. J'ai dû l'attacher plusieurs fois, car il menaçait de sauter par la fenêtre.

Les traits du garçon étaient tirés. Son travail avec la bande et son rôle de garde malade, la fatigue et les soucis l'avaient affaibli, physiquement et moralement. Depuis que Henry était là, il n'avait pas encore souri une seule fois.

- Maintenant, Jack va mieux, expliqua Tom.

- J'aimerais le voir si ça ne le dérange pas.

- Il dort, répondit le garçon en faisant signe de le suivre.

Henry découvrit un adolescent très maigre et très pâle dans un grand lit à deux places. Il s'approcha en silence. Il mit sa main sur le front, puis prit le pouls du malade. Tout lui semblait normal. A voir les traces de lutte dans la pièce et les marques laissées par des ongles dans les murs au dessus du lit, il se doutait que la semaine avait dû être particulièrement difficile. Tom lui fit signe qu'il aimerait dire quelque chose. Henry le suivit dans l'autre pièce.

- J'aimerais sortir pour te parler, si tu as un peu de temps, demanda la garçon.

- Je suis venu pour te voir. Ici, ou ailleurs, c'est bon pour moi.

Ils descendirent en silence, l'un derrière l'autre. Une fois dehors, Tom se mit à parler librement.

- J'ai eu très peur pour Jack. Je crois que maintenant le plus dur est passé. Il ne délire plus. Il dort beaucoup et mange à nouveau normalement. Mais ce n'est pas de ça dont je voulais te parler.

Tom marqua un temps. Il hésitait.

- Si je te parle de cela, je risque de t'attirer des ennuis, expliqua-t-il.

Comme le garçon ne poursuivait pas, Henry l'encouragea.

- Si c'est le cas, je pourrai toujours faire comme si je n'avais rien entendu. Ça restera entre nous.

Tom acquiesça. Sa voix était à peine audible comme s'il avait peur que quelqu'un ne l'entende.

- Je n'ai jamais osé t'en parler, mais peut-être l'as tu déjà deviné? Sais-tu ce que Jack et moi nous faisons pour gagner de l'argent?

- A voir l'état de ton ami, je m'en doute depuis un certain temps. Il a voulu goûter ce qu'on vous fait vendre, n'est-ce pas?

Tom était gêné par l'affirmation du jeune homme. Il baissa la tête.

- Je voudrais arrêter ce boulot.

Henry attendit un peu, puis, comme l'autre ne continuait pas, il se décida à poser la question:

- Qu'est-ce qui t'en empêche?

Tom releva la tête. Deux rides d'inquiétude s'étaient formées entre ses sourcils.

- Les gars de la bande racontent des choses horribles sur le sort de ceux qui ont voulu partir. J'ai peur. Et...

Le garçon ne trouvait pas ses mots. Henry ne l'avait jamais connu comme ça. Il avait l'impression qu'il devait extraire de force chaque mot que l'enfant voulait lui dire.

- Et quoi? Continue.

- As-tu lu les journaux cette semaine? Que penses-tu du garçon qu'on a retrouvé dans le canal, mercredi passé?

- On prétend que c'est un suicide. C'était un fils de bonne famille, je crois. La police enquête...

- C'était un des nôtres.

La révélation surprit complètement le jeune homme. Comment aurait-il pu faire le rapprochement avec son petit protégé? Il comprenait mieux l'angoisse de Tom.

Maintenant, le garçon tournait le dos. Il continuait son histoire.

- Personne ne sait ou ne veut dire ce qui s'est passé. Certains prétendent qu'il est tombé sur une bande rivale, mais je ne suis même pas sûr qu'ils y croient eux-mêmes. Chacun savait que le garçon voulait arrêter de vendre de la poudre. Je crois que notre chef n'est pas étranger à sa chute dans le canal.

Tom avait espéré que le fait d'en parler allait le soulager. Au contraire, il avait encore plus peur. Il savait qu'il n'en sortirait pas tout seul et que le jeune homme était sa seule chance. Avant, tout était encore possible. Maintenant, son avenir dépendait uniquement de ce qu'allait dire Henry. Allait-il le laisser tomber? L'adolescent fixait le jeune homme. Il le suppliait du regard comme un chien battu. Henry était troublé. Il aimait bien ce garçon. Tom avait du courage. Il était naturellement honnête, même si, à cause des événements, il avait été mal influencé. Mais que pouvait-il faire de plus pour lui? Rien, il le craignait car il avait un rôle déplaisant à jouer. Henry prit la parole.

- Je pense que tu t'es effectivement embarqué dans une sale histoire. Pour le moment, il vaut mieux que tu continues comme si de rien n'était. On trouvera une solution.

Henry en doutait, car dès que Tom sera embarqué dans une institution sociale, il ne pourra plus rien pour lui.

- En attendant, il faut que tu me dises tout ce que tu sais sur cette bande.

Et Tom, confiant, lui raconta tout.

La semaine suivante, Jack se sentit suffisamment bien pour retourner à l'école. Le proviseur eut quelques réticences à l'accepter aux cours car il avait manqué deux semaines et ne possédait pas l'ombre d'un certificat. Mais comme la santé de l'adolescent n'était pas encore brillante et qu'il était évident qu'il sortait d'une maladie, l'homme accepta les explications du garçon.

En même temps, Jack reprit ses activités avec Tom dans la bande. Parfois, il y avait des livraisons plus importantes de drogue. La filière qu'exploitait la bande de Jack marchait si bien qu'ils fournissaient également d'autres dealers dans le quartier. Tom connaissait bien la procédure. Il était alors accompagné par un autre membre de la bande et parfois par un adulte qui restait à distance. Cette fois-là, Jack viendrait avec lui. Il allait beaucoup mieux et avait repris un peu de poids. Mais il était encore atrocement maigre. Souvent les passants se retournaient, tant il suscitait la pitié. C'était une grosse livraison. Les adolescents de la bande en avaient parlé entre eux. Plusieurs avaient refusé de la faire. Depuis la mort de leur camarade, ils croyaient toujours que des bandes rivales menaçaient leur territoire. Tom, le nouveau, et Jack ne représentaient pas une perte importante. Aussi on leur fit comprendre que ce serait eux qui iraient. Les deux garçons avaient également peur. Tom se souvenait en avoir parlé avec Henry...

Un vendredi après-midi, au moment de la sortie des écoles, Tom et Jack prirent livraison de la marchandise dans une ville voisine. Une consigne leur servait de point d'approvisionnement. Puis ils montèrent à bord d'un train avec une centaine d'autres passagers dont beaucoup d'enfants retournant chez eux. Qui aurait soupçonné les deux garçons de transporter dans leur cartable et dans leurs valises une telle fortune? Si l'idée de partir avec les sacs leur avait traversé un jour l'esprit, ils se seraient empressés de l'oublier. Comment et à qui revendre une marchandise aussi convoitée? Même au centième de son prix, c'était une gageure impossible pour des adolescents. Et l'homme qui les suivaient n'était pas seulement là pour la protection de la marchandise, mais aussi pour les dissuader de toute tentative irraisonnée.

Jack et Tom parlèrent peu pendant le trajet. Quelqu'un qui les aurait observé aurait remarqué leur attitude tendue, sur le qui-vive. Mais qui leur prêtait attention? Même l'homme qui les suivait se permit de disparaître un moment pour aller pisser. Ils descendirent du train avec vingt minutes d'avance sur leur horaire. Il s'arrêtèrent devant une machine qui faisait des photographies pour les passeports et les cartes d'identité. Pour faire passer le temps, ils eurent l'idée d'en faire tirer une série que Tom rangea précieusement dans son portefeuille. C'est l'une d'elles que Bénédicte devait trouver plus tard dans la voiture de Julia.

Quand ils sortirent de la gare, leur bus était là et attendait. Ils montèrent tout de suite à bord. Il était cinq heure quand le véhicule se mit en route. L'accompagnateur s'était assis quelques rangées devant eux. Il ne prenait pas la peine de les surveiller car pour sortir du bus, ils devait forcément passer devant lui. Ils descendirent dans un quartier ouvrier pas très éloigné de l'ancien parc industriel du canal. De nombreux enfants jouaient dans la rue malgré le froid. Jack et Tom traversèrent rapidement le quartier et se retrouvèrent au milieu des usines désaffectées, terrain de jeu privilégié pour les gosses plus âgés des alentours et dont les cris se répercutaient entre les bâtiments. On ne les suivait plus. Mais ils se savaient surveillés car ils avaient l'instruction de marcher bien en vue au milieu des voies. Le rendez-vous avait lieu au milieu d'un gigantesque hangar, les trois hommes étaient déjà là, dont le chef de la bande de Jack. Les autres représentaient des dealers qui comptaient également sur cette livraison. Chacun partirait avec sa part. Les garçons déposèrent leurs cartables et leurs valises en silence. Le chef se baissa et vérifia l'état des scellés. L'atmosphère était lourde. Les deux adolescents attendaient avec impatience que le chef leur donne l'autorisation de s'en aller. L'homme ouvrit le cartable de Jack et en tira un petit sachet blanc qu'il examina. Il le fit sauter dans la main avant de l'ouvrir. Sur le bout d'un ongle, il préleva et goûta un peu poudre blanche. Après l'avoir recracher, il se tourna vers Jack.

- Je suis content que tu sois revenu parmi nous. Tom nous a dit que tu as été malade, fit l'homme. Vous avez fait du bon boulot.

Puis, il tendit le petit sachet ouvert.

- Prends ça. Tu l'as bien mérité.

Jack sursauta. Il resta indécis, son regard hésitant entre le cadeau et son ami. Tom voulut dire quelque chose, mais Jack le devança.

- Tom m'a convaincu d'arrêter, répondit le garçon d'une voix clair.

Le chef sourit.

- Comme tu veux, mais ne viens pas pleurer quand tu seras en manque.

Jack frémit à la pensée des crises qu'il avait déjà endurées. Mais il refusa définitivement d'un geste de la main. Les hommes derrière le chef s'amusaient de ce petit intermède. Jouer avec la volonté tremblante de ce jeune drogué semblait leur procurer un plaisir qui révoltait Tom...

Le bruit des sirènes se répercuta soudain dans le hangar. Surgissant de partout à la fois, les voitures de police encerclèrent le petit groupe avant même que quiconque ne puisse esquisser le moindre geste. Dans le vacarme des moteurs et le crissement des pneus, une voix amplifiée par un haut-parleur prononça les sommations. De partout, la gueule noire des armes était tournée vers eux. Ils levèrent les mains lentement. Tom vit un mouvement du côté de Jack. L'adolescent avait sorti de son pantalon un pistolet, celui-là qu'ils avaient volé au gardien du grand magasin. Il y eut plusieurs cris et des détonations. Tom se jeta à terre. Sous son regard effrayé, il vit Jack, son ami, son seul ami, secoué comme un vulgaire pantin qu'un enfant en colère agite au bout de ses ficelles, accusant les impacts des balles qui le transperçait de part en part en emportant avec elles un morceau de chair et de vie.

Un peu plus tard, au milieu des policiers affairés, Tom serrait le corps couvert de sang du garçon. Il ne sortit de sa prostration qu'après un long moment, lorsqu'il entendit la voix de Henry qui lui faisait des excuses. Tom se retourna incrédule. L'homme était derrière lui. Une forte odeur de poudre flottait autour de lui et une arme encore fumante pendait dans le harnais en dessous de son veston. Sous l'effet du choc, Tom ne comprit pas tout de suite. Il aperçut l'insigne de police que Henry portait en évidence.

Puis, tout devint clair... et terrifiant. C'était lui, l'ami fidèle, qui avait trompé la confiance de Jack en dévoilant le secret de la bande. C'était lui, Tom, qui était responsable de ce désastre. C'était lui, l'enfant ingrat, qui avait tué son ami, la seule personne qui comptait encore pour lui.

Les yeux pleins de larmes, Tom regarda un à un les visages qui étaient tournés vers lui. Il reconnut l'un de ses prétendus agresseurs, le géant qui l'avait attrapé de justesse par la cheville et qui l'avait précipité à terre pour le rouer de coups. Tom priait en silence pour que ce ne soit qu'un cauchemar. Lorsque la douleur devint trop pénible, Tom s'enfuit en gémissant. On chercha à le retenir. Mais sa force déjà exceptionnelle était décuplée par le chagrin. Il se débattit blessant plusieurs policiers. Enfin libéré, il disparut dans le dédale des usines abandonnées.


S’il n’y avait eu Julia, Tom se serait laissé mourir de désespoir. Dans le camion qui l'éloignait de la ville, Tom revoyait le bol qu’elle lui remplissait jour après jour. Il repensa également à ses compagnons de misère qui l'enivraient pour le plaisir de le voir tituber et se rouler par terre. Il se rappela aussi leur regard stupide lorsqu'ils virent son torse nu avant de se jeter dans le canal. Il se souvenait de l'eau froide qui l'engourdissait tandis qu'il essayait de se frayer un passage à travers la pellicule de glace qui se formait par endroits. Il ne comprenait pas très bien comment cela s'était passé, mais Julia l'avait retrouvé et soigné...

A ce moment, le camion s'arrêta, tirant l'adolescent de sa rêverie. Il regarda autour de lui. La pluie avait cessé. Le ciel s'était dégagé. Au loin, le pâle soleil d'hiver baignait les montagnes de sa lumière dorée. Au milieu du parking, à une centaine de mètres de l'autoroute et à côté des pompes, se dressait un restaurant routier. Le chauffeur proposa d'aller y manger un morceau. Tom accepta l'invitation avec le sourire.

X. La tombe

Dans ce cimetière balayé par la pluie, Bénédicte se sentit un peu idiote en face de la tombe du jeune garçon. La pierre d'un marbre blanc, légèrement zébré de noir portait une inscription: "Jacques Simon, dit Jack". Les dates lui apprirent que l'ami de Tom était mort depuis dix-huit mois et qu'il aurait eu seize ans aujourd'hui.

- Je ne l'ai pas connu, commenta Julia. Mais Tom n'était pas encore guéri qu'il m'a supplié d'aménager cette tombe pour ce garçon. D'ailleurs, il a lui-même fourni l'argent nécessaire... avec ses économies comme il prétendait.

C. Le temps du Val

I. La cabane

Il pleuvait. L'eau coulait à torrents sur le côté de la route. On voyait à peine la masse sombre de la montagne devant le camion qui peinait dans la côte.

- Déposez-moi au sommet, fit Tom.

- Comme tu voudras, chef. Mais c'est désert par ici et la nuit va bientôt tomber.

- Pour ce que ça va changer: on voit déjà si mal en plein jour, commenta Tom en plaisantant. Puis il ajouta pour rassurer l'homme: Je connais un refuge, pas loin d'ici. Je connais bien la région. J'ai vécu deux ans ici avec un vieux médecin qui se prétendait ermite.

- Qui est assez fou pour vivre dans un tel endroit?

- Il était spécial, mais il a été très gentil avec moi.

Après un tournant, la route se mit brusquement à descendre.

- Tu es sûr de vouloir que je te dépose ici?, demanda le chauffeur.

- Ce sera parfait.

Le camion s'immobilisa dans le crissement des freins, après un petit dérapage du semi-remorque.

- Sale route, grogna le chauffeur.

Tom remercia. L'homme le regarda s'éloigner par un sentier qu'il n'avait jamais remarqué. Avant de disparaître entre les rochers, Tom lui fit un dernier signe. Le camion repartit en prenant rapidement de la vitesse dans la descente.

II. Le Noël de Bénédicte

Les vacances d'hiver et les fêtes de fin d'année approchaient. Bénédicte n'avait toujours pas la moindre idée de l'endroit où Tom se trouvait. La protectrice du petit maçon, Julia, n'avait pas pu la renseigner. Elle pensait tout de même que Tom était retourné dans le Val dont il avait tellement parlé. Malheureusement il n'avait pas été aussi bavard au sujet de l'endroit exact où il avait vécu. Bénédicte s'était déjà demandée si c'était par timidité, par pudeur, ou pour entretenir volontairement un mystère autour de sa petite personne, comme pour se rendre intéressant. Dans l'un ou l'autre cas, elle voulait le retrouver.

Bénédicte n'était pas très intime avec son père. Pourtant, un soir, ils étaient restés à la maison seuls tous les deux. Le film à la télévision était terminé depuis longtemps. Ils avaient parlé ensemble. Bénédicte avait oublié leurs différends et s'était confiée. Plus tard, il lui parut étrange d'avoir obtenu la première piste par la bouche de celui dont elle l'attendait le moins.

- Il a vécu dans le Val. Je sais où il a habité.

Le père de Bénédicte se leva.

- Je dois pouvoir te montrer l'endroit.

Il retrouva dans un album avec une rapidité surprenante la photographie d'un refuge de haute montagne.

- Cette photo a été prise en été. Pour le moment, ils doivent déjà se trouver sous le premier mètre de neige.

Puis sous le regard ébahi de sa fille, le père expliqua qu'il tenait ces informations de la bouche même de Tom. Le soir où il avait dîné à la maison, ils avaient eu le temps de s'échanger des souvenirs sur le Val et s'étaient découvert une connaissance commune en la personne d'un vieil homme qui vivait en ermite dans le refuge de la photo. Bénédicte fut étonnée de découvrir que la passion de son père pour les oiseaux, et particulièrement ceux de cette région, puisse servir un jour à autre chose qu'à meubler des conversations ennuyeuses.

Une piste. Bénédicte était sûre que Tom se trouvait là-bas dans le Val. Encore fallait-il le retrouver. S'il fut déjà difficile de convaincre ses parents de la laisser partir seule pendant les quinze jours des vacances de Noël, le fait d'obtenir si tard une place réservée dans une station de ski tenait de l'exploit. Bénédicte cassa donc sa tirelire, ramassant jusqu'à ses derniers sous pour monter cette expédition. Attendre avec impatience le dernier jour et la dernière heure de cours. Préparer ses bagages. Se frayer un chemin dans le hall de la gare noir de monde qui criait dans tous les sens. Trouver sa place dans un train surpeuplé. Et enfin le départ. Le compartiment de Bénédicte était occupé par d'autres jeunes de son âge. Il firent connaissance et se trouvèrent sympa. L'ambiance se détendit. L'énervement du départ fut rapidement oublié. Les vacances avaient commencé.

Bénédicte profita pleinement des plaisirs de la montagne. Elle aimait beaucoup le ski et s'y adonnait chaque jour. Elle en oublia la raison de son voyage. La seconde semaine était déjà entamée. Il ne lui restait que trois jours pour se rendre au refuge. Parmi les nombreux amis qu'elle s'était faits pendant ces dix jours, elle comptait un moniteur de ski du nom de Harold. Le garçon avait seulement dix-huit ans mais en paraissait plus, mûri avant l'âge par le grand air de la montagne. Il n'avait pas été indifférent aux charmes de Bénédicte, à moins qu'il n'ait été attiré parce que la fille occupait une chambre seule et n'était pas accompagnée. Aussi, il écouta la jeune fille avec attention lorsqu'elle l'invita à boire un verre au bar de l'hôtel. Bénédicte n'inventa pas d'histoire. Elle se limita à la stricte vérité sans pour autant entrer dans les détails. Elle raconta donc qu'elle avait rencontré un garçon, qu'ils s'étaient fâchés et qu'elle pensait le retrouver dans le refuge du vieil ermite. Si Harold fut déçu, il ne le montra pas. Bénédicte lui en fut reconnaissante car elle avait bien remarqué qu'autre chose que l'amitié brillait dans le regard du jeune homme.

- J'ai bien entendu parler de ce vieil ermite, mais je ne l'ai jamais rencontré personnellement, commenta ce dernier. Tu prétends que le garçon que tu as connu vit là haut avec lui.

- C'est ce que je pense, mais je n'ai aucune preuve.

Le guide réfléchit. Bénédicte attaqua à nouveau.

- Accepterais-tu d'aller là-haut avec moi. Seule, je ne me sens pas à la hauteur...

- Ce serait de la folie, interrompit le guide. C'est trop dangereux d'aller en montagne seul. Mais je ne peux rien faire pour toi. J'ai mes cours à donner. Ce n'est pas le moment de m'absenter. Il y a beaucoup trop de travail.

- Je pourrais rester un peu plus longtemps. Les touristes s'en iront dans quelques jours. Je n'aurais qu'à dire à mes parents qu'il n'y a plus de place dans le train de dimanche. Je pourrais partir mardi.

Harold se mit à rire.

- Tu es une sacrée petite bonne femme. Tu as de la suite dans les idées, s'exclama-t-il sans prêter attention aux touristes qui s'étaient retournés surpris par ses éclats de rires.

Puis il ajouta sur un ton plus sérieux.

- J'aimerais bien. Ce n'est pas une grande expédition. Au pire on devrait passer la nuit là-haut.

Bénédicte pensa que c'était gagné. Il poursuivit:

- Cela me changerait sûrement les idées de tous ces gens et de cette horrible piste, fit-il en montrant le flanc de la vallée à travers la vitre. Mais je dois réfléchir.

Bénédicte remarqua une ombre traverser le visage de son interlocuteur qu'elle traduisit intérieurement par: "j'ai quelque chose à vérifier." Cela l'inquiéta. Lorsqu'il prit congé, il insista pour que Bénédicte ne fasse rien vis-à-vis de ses parents jusqu'à ce qu'il lui donne de ses nouvelles.

Le lendemain, Harold fut pris par son travail tout le temps. Bénédicte ne parvint pas à lui parler. Quand enfin elle l'approcha, il se détourna ouvertement et disparut dans la foule. Cela mit la fille en colère. Si le guide ne voulait pas l'aider, elle méritait au moins une explication pour ce changement inattendu d'attitude. Bénédicte devait prendre une décision. Elle la prit le soir même.

C'était risqué. Bénédicte le savait. Elle prit ses skis très tôt le lendemain matin. Afin que personne ne s'inquiète de sa disparition, elle avait signalé au portier de l'hôtel qu'elle partait en randonnée pour 48 heures avec un groupe organisé et qu'elle libérerait sa chambre à son retour avant de prendre le train. Ce n'était pas exceptionnel, aussi l'homme ne lui posa pas de questions. Un bus régulier la conduisit au pied d'une nouvelle station de ski plus proche du refuge. Le téléphérique l'amena au sommet de la piste la plus haute. Elle entama un début de descente prudente, puis elle quitta le chemin balisé sans attirer l'attention des premiers skieurs de la matinée. Une fois qu'elle se retrouva seule, Bénédicte ressentit une certaine appréhension. Mais il lui semblait lâche d'abandonner maintenant et de faire demi-tour.

Bénédicte connaissait ses limites. Elle progressa en prenant toutes les précautions nécessaires. Elle évita les passages dangereux. Aussi, elle ne rencontra aucune difficulté technique particulière. Les pistes balisées offrent parfois des pièges plus vicieux à cause de la glace qui se forme là où il y avait beaucoup de passage. Vers midi, bien qu'elle avait choisi un itinéraire offrant de nombreux points de repaire, elle s'égara et fut contrainte de revenir sur ses traces en perdant un temps important. Mais pourquoi s'énerver? N'avait-elle pas la journée entière?

Entre-temps, Harold reçut un coup de téléphone. Il saisit le cornet que lui présentait la téléphoniste.

- Harold? C'est ton oncle Joseph, fit la voix au bout du fil.

Le guide avait peu de contact avec cette branche de sa famille depuis que lui et son frère travaillaient pour la station. Il était un peu étonné de ce coup de téléphone au beau milieu de la journée.

- J'ai appris que tu envisageais de monter au refuge de l'Ermite, expliqua l'oncle.

Les nouvelles se répandent vite. Harold confirma qu'il en avait eu l'intention mais qu'il avait changé d'avis depuis. Son frère lui avait appris que l'Ermite était mort depuis deux ans et que plus personne ne s'occupait du refuge depuis.

- C'est amusant que tu y aies pensé, car justement le refuge a été habité récemment.

L'oncle expliqua que depuis un mois ils apercevaient une lampe dans la montagne en direction du refuge. Des randonneurs ont certifié y avoir rencontré un jeune homme qui avait tout remis en état. Mais personne n'était monté pour vérifier. On supposait que c'était le petit fils du vieil ermite revenu pour les vacances.

Lorsque Harold raccrocha, il pensa qu'il s'était trompé au sujet de Bénédicte. Il avait d'abord trouvé la fille sympathique et avait voulu l'aider sincèrement. Mais lorsque son frère lui avait appris que le refuge était abandonné depuis plus de deux ans, il avait supposé que la fille avait imaginé son histoire, soit par caprice, soit pour des raisons obscures. Il n'aimait pas être manipulé. De colère, il avait adopté une attitude qu'il regrettait maintenant. Il se mit tout de suite à la recherche de la fille car le temps pressait puisqu'elle devait repartir le lendemain.

Il était trois heures de l'après-midi lorsque Bénédicte arriva en vue du refuge. Mais l'abri se trouvait en contrebas et elle dut faire encore un détour d'une heure pour y parvenir. En poussant la porte, elle trouva l'abri sombre et froid. Bénédicte entra et alla directement allumer le feu qui attendait dans la cheminée. Puis, elle ouvrit les volets. Les derniers rayons du soleil inondèrent la pièce. Elle fouilla le moindre recoin. Elle trouva de nombreux signes d'une occupation récente. Il n'y avait pas de poussière et tout avait été soigneusement rangé. Certaines réparations étaient visiblement fraîches. Mais il n'y avait pas de trace de Tom. Les deux couchettes et les quelques armoires étaient vides.

Sur la table, était couché un gros registre relié de cuir. Bénédicte l'ouvrit et le parcourut. C'était le registre des visiteurs depuis les vingt-cinq dernières années. Elle tomba par hasard sur le nom de son père, parmi les premiers hôtes du refuge. Son nom apparaissait encore à intervalle régulier il y a seize ans. Bénédicte nota intérieurement que cela correspondait au moment de sa naissance. Les noms se succédaient, inconnus. Puis soudain, le registre semblait ne plus avoir été tenu. Cela remontait à deux ans. Il y avait bien quelques noms, certains illisibles, et parfois une date, entre deux obscénités. La dernière page avait été remplie méticuleusement par une écriture laborieuse de quelqu'un encore jeune. Elle lut plusieurs noms, dont celui de Tom: "Tom Duval, du 21 novembre au 1 janvier".

Le coeur de Bénédicte se mit à battre plus fort. Son père avait raison. Le garçon était bien revenu ici. Cela la remplit de joie. Mais une autre certitude envahit peu à peu son esprit: Tom était parti depuis deux jours. Il avait rempli le registre. Il n'avait laissé aucune affaire. Il n'avait pas l'intention de revenir pour l'instant. Bénédicte avait préféré s'amuser pendant dix jours. Elle avait raté le passage du garçon. Elle ne se le pardonnait pas...

Il faisait nuit. Harold trouva Bénédicte effondrée sur une des couchettes. Elle ne bougea pas. La vue de la pièce déserte renseigna tout de suite le guide sur la raison du chagrin de la jeune fille. Il ranima le feu qui mourait dans la cheminée. Puis il fit chauffer de l'eau. Lorsqu'il revint vers la couchette, Bénédicte s'était assise et le regardait. Ses yeux étaient rouges à force d'avoir pleuré.

- Il est venu, fit-elle en montrant d'un geste à peine esquissé le gros registre sur la table.

Harold comprenait de qui elle parlait. Il préféra ne rien dire. Pour l'instant, une seule chose avait de l'importance. Il avait retrouvé la fille saine et sauve. Il était soulagé. Ils parlèrent peu. Ils se comprenaient sans faire de longs discours. Harold prépara le refuge pour la nuit. Puis ils mangèrent. Bénédicte avala un peu de soupe sans appétit parce qu'il le fallait bien. Puis ils se couchèrent, chacun de leur côté.

Au milieu de la nuit, Harold fut réveillé par un courant d'air froid. Le sac de couchage de Bénédicte était vide. Une lumière très blanche provenait d'une porte basse qui communiquait avec l'annexe du refuge, une ancienne étable. L'esprit encore engourdi de sommeil, Harold s'assit sur le bord de la couchette. Il mit les pieds dans ses bottines sans nouer les lacets et se leva. Il se traîna jusqu'à l'ouverture. Il trouva Bénédicte dans le fond de l'étable. Elle lisait quelque chose à la lueur de la lampe à gaz. Harold s'approcha. Il s'agissait d'un gros livre semblable au registre des visiteurs. Bénédicte s'était éveillée une heure plus tôt. Toute envie de sommeil dissipée, elle avait exploré le refuge. Prise d'une soudaine intuition, elle s'était rendue dans la grange, beaucoup plus froide que le restant de l'habitation. Les traces laissées par Tom l’avaient conduite rapidement à ce qu'elle cherchait: les affaires du vieil Ermite. Le garçon n'avait pas voulu s'en séparer. Il les avait cachées à proximité dans la vieille grange pleine de courants d'air et que tout le monde évitait car il y faisait trop froid. Elle n'avait qu'à déplacer quelques pierres pour retirer du mur une vieille malle en bois. Son contenu avait dépassé toutes les espérances qu'elle avait pu formuler. Elle y avait trouvé un journal tenu par le vieil ermite. Entre les dernières pages du manuscrit, était glissée une médaille qui l'intriguait beaucoup. Elle lui rappelait le modèle qui pendait aux colliers des chiens. La médaille avait perdu sa dorure. Les reflets étaient bleutés, comme si elle avait été soumise à la chaleur. Elle portait l'inscription: "Tom, Berger Allemand, Chenil du Home de Hamme-Ville".

Bénédicte leva les yeux vers le jeune guide. Elle lui sourit reconnaissante.

- Demain, nous devons nous lever tôt si tu ne veux pas rater ton train, fit remarquer Harold.

Bénédicte lui fit signe qu'elle comprenait. Elle rangea la malle. Harold l'aida à replacer les pierres du mur. Puis ils retournèrent se coucher. Bénédicte s'endormit en serrant contre elle le journal de l'Ermite.

Le lendemain, Bénédicte emporta le précieux journal en laissant un petit mot d'excuse à Tom dans le cas où il reviendrait. Au moment de partir, Bénédicte demanda de voir où reposait le vieil homme. Ils trouvèrent une tombe à proximité du refuge, sur un promontoire qui dominait la vallée. Le vent y soufflait si fort, que la neige y formait un seul congère le long de pierres déposées au dessus du corps. Ils se recueillirent un instant. Dans sa tête, Bénédicte associa ce moment avec la visite sur la tombe de Jack, quelques semaines auparavant. Elle réalisa avec amertume que Tom suivait un chemin jalonné par la mort ou par la trahison des êtres qu'il avait aimés. Plus que jamais, elle ressentit de la pitié pour le garçon.

Dans le train qui la ramenait chez elle, Bénédicte eut de nombreuses difficultés à déchiffrer l'écriture du vieil Ermite. Mais à force de persévérance, bercée par le martèlement rythmé des bogies sur les rails, elle pénétra peu à peu l'intimité du vieil homme. Bientôt, au fil des pages, jour après jour, année après année, elle le vit avec sa peine trop lourde et sans cesse ressassée, vivant au milieu des montagnes et entre les murs de ce refuge d'un autre temps qu'elle avait quitté le matin même.

III. Le vieil homme

Il s'appelait Hans. Il avait été un grand chirurgien. Sa carrière avait été brillante. Puis soudain, alors que rien ne semblait pouvoir lui arriver, ce fut le drame. Dans un accident de circulation, il perdit à la fois sa femme et ses deux enfants. C'était déjà trop pour un seul homme. Lui-même garda des séquelles irréversibles, devenant incapable d'exercer son métier. Dégoûté par le sort qui s'acharnait sur lui, Hans se retira dans les montagnes qui dominaient le Val. Il s'installa dans un refuge délabré qu'il reconstruisit entièrement à partir de rien. Il admit seulement l'aide et la compagnie d'un âne du nom de Major. Il vécut ainsi durant vingt ans et n'attendait plus rien de la vie. Il se ravitaillait dans un village de la vallée. Les gens le considéraient comme un fou. Ils riaient de lui et en son absence le surnommaient Ermite. Mais on lui accordait encore le titre de Monsieur le Professeur par égard vis-à-vis de son ancienne profession et en raison de ses petites lunettes rondes.

Il y a quatre ans, l'hiver avait surpris tout le monde. Le vieil ermite était redescendu dans la vallée pour faire des provisions avant que le temps ne devienne encore plus mauvais.

- Ce ne sont pas vos livres qui vous nourriront, n'est-ce pas Monsieur le Professeur, plaisanta la grosse épicière en présentant la note.

Hans compta les billets devenus trop rares.

- Pourtant, il fut un temps où ces mêmes livres m'ont fait vivre très confortablement, répliqua le vieil homme en pensant aux moments culminants de sa carrière.

Il régla l'épicière et sortit du chalet. Il avait pris l'habitude des railleries que lui infligeaient les gens de la vallée. Il ne s'en formalisait plus, se contentant de rire avec eux ou feignant d'ignorer leurs propos acides. Major, devenu vieux lui aussi, l'attendait avec une patience infinie malgré le vent et les cristaux qui lui fouettaient les pattes. L'âne était déjà lourdement chargé. Hans souleva son sac qu'il fixa sur son propre dos et se mit en marche suivi de près par l'animal. Il existait entre eux une complicité telle que Hans n'avait plus besoin d'attacher l'animal ni de le tenir par une longe.

Le temps empirait au fur et à mesure que, Major et moi, nous escaladions la montagne, écrivait le vieil homme. Le vent nous fouettait sans pitié. Lorsque la neige s'est mise à tomber, j'ai hésité à faire demi-tour. Nous n'étions qu'à mi-chemin et j'étais déjà transi de froid. Mais l'idée de passer l'hiver dans la vallée, loin de mes sommets et de mes livres, m'était insupportable. Lorsque ma volonté faiblissait et que je m'arrêtais trop longtemps, Major me poussait de l'avant d'un petit coup de museau amical. Cet animal était plus déterminé que moi à regagner son étable. C'est à la sortie du bois de sapin que j'ai vu ses traces presque effacées par le vent et la neige fraîche. On reconnaissait la silhouette d'un pied. La forme des orteils se découpait nettement. Pendant un moment, je n'ai pas su quoi faire. Je me souviens avoir planté ma bottine à côté d'une des empreintes. Ce ne pouvait pas être un homme qui avait laissé ces traces. Mais un enfant.

Qui avait pu abandonner un enfant dans la montagne les pieds nus?

J'avoue que j'ai hésité. Je suis reparti en direction du refuge. Mais Major refusait de me suivre. Etait-ce le hasard? Ou bien l'animal avait compris que quelqu'un avait besoin de moi et il me rappelait mon devoir. Je suis revenu vers Major. J'ai attaché mon sac sur son dos et je lui ai fait comprendre de monter seul au refuge. Il s'est tout de suite remis en marche. Il me semble même qu'il s'est arrêté un instant pour s'assurer que je ne le suivais pas...

Je me suis lancé sur la piste de l'enfant d'un pas rapide, en courant presque. Les empreintes devenaient rapidement de plus en plus nettes. L'enfant devait être épuisé et ne se déplaçait pas très vite. Les traces montraient clairement où il avait trébuché et où il était tombé avant de se relever et de repartir. Je connaissais bien la corniche qu'avait empruntée l'enfant. Elle devenait rapidement impraticable en hiver. J'étais certain que je le retrouverais rapidement. Entre-temps, la neige se mit à tomber si dense qu'on ne voyait pas à deux pas. La piste s'est interrompue brutalement. J'ai cru d'abord à un petit effondrement d'un congère de neige qui l'aurait effacée. Mais j'ai eu beau chercher, je n'ai pas retrouvé les traces. Il y eut une brève accalmie entre deux bourrasques. J'ai vu très brièvement la masse sombre d'un corps sur une corniche en contrebas et parallèle à la première. Il était hors de question de tenter la descente d'où je me trouvais. Il fallait trouver un autre passage. Par chance, les deux corniches se rejoignaient un peu plus loin. Je fis un détour d'une cinquantaine de mètres seulement, sans m'attendre à ce que j'allais trouver.

Dire que j'ai été stupéfait serait un euphémisme. Le corps se trouvait devant moi. La silhouette était résolument humaine. Pourtant je me trouvais dans l'incapacité de déterminer si j'étais en présence d'un petit d'homme ou d'un singe dont l'épaisse fourrure était soulevée par le vent. Je me suis approché prudemment. Il était couchée sur le ventre. Je lui ai touché le dos, prêt à me jeter hors de portée si jamais il devait brusquement se retourner contre moi. J'ai senti un muscle frémir, mais il n'y eut aucune autre réaction. Il était sans connaissance. Avec prudence, j'ai retourné le corps. Et là où je m'attendais à trouver la gueule d'un animal, je vis le nez d'un petit garçon.

J'ai cru à une blague de mauvais goût. J'ai tiré sur une touffe de poils, pensant qu'il s'agissait d'un déguisement. Je me suis redressé, refusant d'admettre la réalité. J'étais en présence d'un petit garçon, dont le corps était couvert d'un pelage épais. Il m'a fallu un certain temps pour me remettre de l'émotion. Puis, je me suis penché et je l'ai ausculté superficiellement. La neige avait amorti sa chute. Il n'avait aucune fracture apparente. Seules deux vilaines blessures me préoccupaient. La première se trouvait à l'épaule et l'autre du même côté traversait le cuir chevelu sur quinze centimètres au dessus de la tempe. Elles étaient déjà anciennes et n'avaient pas pu être provoquées par la chute. N'ayant pas été soignées, elles étaient infectées. Ce n'était pas beau à voir. Il n'était pas tombé par accident. Il avait perdu connaissance avant de toucher le sol. Son état d'épuisement en était le seul responsable. L'enfant était très maigre. Ses joues et ses tempes étaient creusées par la faim. Son pouls était faible et irrégulier. Depuis combien de temps n'avait-il plus mangé?

Je ne pouvais pas l'abandonner. Le froid était en train de l'achever. Il était si léger. Je l’ai soulevé sans difficulté. Il poussa un petit gémissement, mais resta sans connaissance. Pendant tout le trajet, je le serrais contre moi pour lui transmettre un peu de ma chaleur. Peu avant, je me serais cru incapable de gravir la montagne avec un tel fardeau dans les bras. Pourtant, je n'ai pas dû m'arrêter un seul instant pour me reposer. Tant de choses paraissent si faciles quand on a un but.

Major m'attendait à l'abri, sous une avancée du toit. Il sortit à mon approche et se planta devant l'entrée de la petite étable. J'ai ouvert la double porte de l'étable. Mon vieux compagnon me suivit à l'intérieur du refuge. Tandis que je déposais le petit blessé sur mon matelas, le fidèle animal passa la tête par la porte basse qui séparait sa litière et l'habitation. Je me suis assuré que le garçon fauve était toujours vivant. Puis je suis retourné dans l'étable pour calfeutrer la porte et soigner Major. Dehors, la tempête redoublait de violence comme si elle réclamait sa victime.

Quand je suis retourné auprès de l'enfant, il était toujours sans connaissance. J'allumai le feu dans la cheminée. Le bois se mit à crépiter dispensant sa chaleur bienfaitrice. A la lueur des flammes, j'ai vu quelque chose briller dans la fourrure qui couvrait une partie du cou de l'enfant. Je me suis penché. Il portait un collier, du même genre que ceux qu'on met aux chiens. En fait, j'avais aperçu le reflet de la médaille d'identification qui y était pendue. Quelle humiliation pour un enfant de porter un tel insigne!...

Scandalisé, Hans coupa le cuir du collier et le jeta dans le feu. Après quoi, il fit un examen complet du garçon. Bénédicte lut les commentaires de manière superficielle, car il utilisait des termes techniques auxquelles elle ne comprenait rien. Les deux blessures avaient été provoquées par des armes à feu comme en témoignait la balle que Hans avait extraite de l'épaule du garçon. La blessure à la tête était beaucoup plus spectaculaire et inquiétait Hans car il n'avait aucun moyen de mesurer les dégâts. La balle avait ricoché sur la boite crânienne avant de continuer sa trajectoire. L'intention avait clairement été de tuer. En se servant de la disposition des dents, Hans évalua l'âge du blessé à environ neuf ou dix ans. Bénédicte calcula qu'aujourd'hui Tom avait tout au plus quatorze ans.

Bénédicte remarqua que quelque chose avait changé. L'écriture du vieil homme était plus ferme. Son récit était plus clair, plus efficace. Il le disait lui-même. L'arrivée inattendue de ce garçon au refuge lui donnait un but à un moment où il avait perdu tout espoir.

L'enfant resta sans connaissance pendant trois jours. Parfois, dans les cauchemars qui hantaient son esprit, il se mettait à divaguer et à s'agiter de telle sorte que Hans devait l'immobiliser pour qu'il n'aggrave pas ses blessures. Lorsque le petit malade était plus calme, Hans le nourrissait avec du bouillon qu'il lui faisait couler dans la bouche et que le blessé avalait par réflexe. Alors que dehors la tempête soufflait toujours avec la même violence, Hans veillait tout le temps au chevet de son petit protégé. Il ne se serait pas pardonné s'il avait dû perdre ce dernier patient, le premier depuis longtemps. Le peu de moyens dont il disposait rendait précaires toutes ses chances de réussite. Il sentait la vie du jeune garçon faiblir entre ses mains, vaciller comme la flamme d'une bougie presque consumée et soufflée par le vent...

L'attente eut raison de la résistance du vieil homme. Il finit par s'endormir. Combien de temps resta-t-il ainsi, lui aussi sans connaissance?

Je me suis réveillé en sursaut, écrivait-il. Dehors, il faisait jour. La tempête s'était calmée. Un rayon de soleil traversait la pièce malgré toutes les précautions que j'avais prises pour calfeutrer les fenêtres et pour protéger le blessé de la lumière. Dans la pénombre, j’ai deviné deux prunelles brillantes qui me fixaient. Mon coeur se mit à battre d'excitation. Tout à ma joie, je faillis ouvrir les volets pour faire entrer le jour. Je me suis ravisé à temps et me suis contenté de la lumière plus douce d'une lampe à pétrole.

L'enfant n'a donné aucun signe de peur. Il a bu. Il s'est laissé faire pendant que je refaisais le pansement de ses blessures. Je lui ai donné à manger. Puis il s'est endormi. C'est alors que je me suis rendu compte qu'il n'avait rien dit. Mais, il faut l'avouer, je ne lui avais pas laissé l'occasion de placer un mot. J'étais tellement enthousiaste que je n'avais pas arrêté de parler.

Hans ajoutait un peu plus loin:

Je me sens mieux. Maintenant, je suis sûr qu'il va s'en sortir.

IV. Premiers mots

Le petit malade dormait beaucoup. Son appétit, d'abord modéré, grandissait sans cesse. Il reprenait rapidement des forces. Ses blessures évoluaient bien. Son visage se remplissait à vue d'oeil et son poids augmentait régulièrement. Deux jours seulement après son réveil il se mit à marcher. Dès lors, il ne quitta plus le vieil homme. Il le suivait partout, intrigué par tout ce que faisait son protecteur. Mais malgré toutes les tentatives de Hans, le garçon ne parlait pas...

Pourtant Hans avait entendu son protégé formuler des mots dans son sommeil. Il était convaincu que l'enfant était capable de s'exprimer. Mais quelque chose l'en empêchait. Le blocage ne pouvait être que dans la tête du blessé volontaire ou inconscient. Mais il aurait été faux de dire que le garçon refusait de communiquer. Il montrait son bol ou son assiette quand il avait soif ou faim. Il souriait pour remercier. Son regard brillait plus fort quand il avait quelque chose à demander. Il écoutait avec passion tout ce que Hans lui disait, réagissant naturellement aux histoires qu'on lui racontait. Il prenait peur lorsque les contes se faisaient terribles. Il riait aux larmes lorsqu'il comprenait une plaisanterie. Un jour plein de nostalgie, Hans parla de la mort de sa femme et de ses enfants sans vraiment réaliser que quelqu'un l'écoutait. Lorsqu'il eut fini, l'enfant serra le vieil homme dans ses bras comme pour partager le fardeau. Ils n'avaient pas besoin de mots. Une complicité s'installait entre l'ermite et le garçon, les comblant de bonheur l'un comme l'autre.

Il faut parfois être cruel vis à vis des gens qu'on aime, écrivait Hans pour se justifier. J'ai été injuste à son égard. Mais, je devais l’obliger à forcer les barrières qui entravaient son esprit. Pendant toute la journée, nous avons jeûné. Nous n'avons rien bu. Rien mangé. Je faisais mine de ne pas comprendre lorsqu'il me montrait son bol. Je lui demandais de m'expliquer avec des mots. Cette situation l'énervait. Il a pleuré en silence. Comme il voyait que je ne bougeais toujours pas, il s'est fâché. Il s'est roulé par terre. J'ai eu peur qu'il n'arrache ses pansements. Puis il s'est enfui hors du refuge et s'est caché. J'avoue que l'idée qu'il ne revienne pas m'était insupportable. Je l'aurais sans doute mille fois mérité.

La nuit était tombée depuis une heure. J'avais des remords. La faim me tiraillait le ventre, mais je ne voulais rien avaler avant qu'il ne soit revenu. J'avais décidé d'arrêter l'expérience. C'était trop dur pour un enfant, encore si faible. Je ne l'ai pas entendu entrer. J'ai juste senti une présence. Quand je me suis retourné, il était là, dans un coin, accroupi contre le mur. Il me regardait. Il avait un regard d'animal battu. Il ne devait pas être là depuis longtemps. Son poil était humide et les cristaux de neige accrochés à ses pieds nus n'avaient pas encore fondu.

Il s'est levé et il est venu vers moi. Il m'a serré dans les bras. Il tremblait d'émotion. Sans doute craignait-il que je ne l'abandonne. J'ai caressé son épaisse crinière pour le réconforter. J'allais me lever pour lui donner à boire. Il m'a retenu en tirant sur le pan de ma chemise. Nous nous sommes regardé. Il a ouvert la bouche. Un son rauque a franchi sa gorge. Il s'est repris. Son visage était déformé par l'effort.

- Soif, a-t-il dit.

Le mot était à peine compréhensible, mais la volonté était claire. J'étais comblé de bonheur. Pendant le repas, il nomma plusieurs fois la nourriture en me fixant pour voir si j'étais satisfait de sa performance. Je l’ai félicité, me disant que c'était peu pour un enfant de cet âge mais que j'allais rapidement pouvoir obtenir beaucoup mieux.

Dès le lendemain matin, je me suis attelé à la tache ingrate de lui réapprendre à parler. Au début, c'était un jeu qu'il n'appréciait guère et auquel il participait uniquement pour me faire plaisir. Je lui désignais un objet qu'il devait me nommer. Sa mauvaise volonté ne dura pas quand il découvrit qu'il était capable de prononcer un tas mots. A la fin de la matinée, il formulait des phrases et posait de nombreuses questions sur tous les objets qui se trouvaient dans le refuge. Je pense que mon enseignement n'était pas responsable de ce miracle, mais que son cerveau retrouvait lentement ses facultés d'antan.

- Comment t'appelles-tu?, me demanda-t-il soudain lorsque les ustensiles de cuisines eurent fini de l'intéresser, ayant livré pour le moment tous leur secrets.

J'étais surpris. Nous nous connaissions depuis plusieurs jours et je ne lui avais jamais dit mon nom.

Je me suis accroupi en face de l'enfant. J’ai plaqué ma main sur mon torse.

- Je m'appelle Hans, fis-je en insistant.

Il me fit un large sourire et répéta mon nom avec un plaisir évident. J’ai pointé mon index au milieu de sa poitrine.

- Quel est ton nom?

Il ouvrit la bouche, heureux de pouvoir me répondre. Avant qu'aucun son ne franchisse sa gorge, l'expression de son visage se mua en une terreur soudaine. Je ne comprenais pas ce qui se passait dans sa tête. Il s'enfuit en me bousculant et disparut dans l'étable, comme il le faisait souvent lorsqu'il était contrarié. Je suis resté sans réaction un bon moment. Quel souvenir terrible avais-je réveillé sans le vouloir?

Je suis allé le rejoindre dans la grange. Il s'était jeté dans la paille du fond et sanglotait bruyamment. De le voir souffrir ainsi, j'étais très triste. Il m'a repoussé quand je me suis assis à côté de lui. J'étais blessé qu'il me rejette ainsi. Mais la raison me dicta de partir sans bruit. Il valait mieux le laisser seul plutôt que risquer une autre maladresse et d'encore lui faire du mal.

V. A la découverte de la différence

Suite à cet épisode, Hans n'osa plus jamais demander à l'enfant comment il s'appelait. Pourtant il devait bien lui donner un nom. En nettoyant la cheminée il retrouva par hasard la médaille qu'il y avait lui-même jetée sous l'impulsion de la colère. L'enfant portait cette médaille à son cou quand Hans l'avait sauvé dans la neige. Les inscriptions étaient minuscules. Malgré ses yeux fatigués, le vieil homme lut le nom de "Tom". Le nom d'un chien ou le diminutif d'un prénom comme Thomas?

L'enfant était occupé à tailler une bûche de l'autre côté du refuge. Il se retourna brusquement vers le vieil homme qui venait de prononcer le nom gravé sur la médaille. Les yeux du garçon brillaient en proie à une émotion très forte. Depuis ce jour, Hans l'appela Tom et l'enfant aimait bien ce nom sans pouvoir dire pourquoi.

Peu à peu, une certitude se fit dans l'esprit de Hans. Tom ne se souvenait pas de son passé. Dès que le vieil ermite évoquait quelque chose s'y rapportant, l'enfant s'enfuyait en pleurant. Hans dut admettre que la vie de Tom avait commencé dans le refuge en face d'un vieil homme endormi et que rien d'autre ne semblait avoir existé auparavant. C'était ce vide qui effrayait tellement le garçon. Pourtant Hans était certain que ça s'arrangerait avec le temps de la même façon que Tom avait réappris à parler.

Aujourd'hui, je n'y tiens plus. Il sent trop mauvais. J'espère qu'il aimera ça, commença à lire Bénédicte au dessus d'une nouvelle page du journal que Hans avait intitulée "son premier bain". Tom était intrigué et restait à distance. Il connaissait la baignoire et jouait parfois dedans. Mais il semblait en ignorer l'utilité. Il m'a regardé chauffer l'eau sur le feu et la remplir petit à petit. Lorsque j'eus fini de rassembler les produits et les brosses, je lui ai demandé de venir. Il se leva mais s'éloigna vers l'étable. Je pris un ton autoritaire. Il hésita un moment ce qui me permit de lui couper la route. Il est très vif. Je n'aurais pas pu le rattraper s'il n'avait pas été subjugué par ma voix. Je le saisis par la taille. Il se débattit sans conviction.

Il me fit encore des difficultés pour entrer dans l'eau. Sa force m'étonnera toujours. Il s'agrippait aux parois. J'avais beau appuyer de tout mon poids, il se maintenait encore au dessus de la surface de l'eau. Je fis mine de le chatouiller sous les aisselles. Il lâcha une main pour se protéger et tomba dans l'eau. Tout ce qui entourait la baignoire fut éclaboussé; moi, en particulier. Je l'ai frotté vigoureusement, prenant soin de ne pas mouiller ses pansements. Je fus étonné par l'aspect de son corps. Le poil d'habitude gonflé, collait à la peau et révélait une musculature puissante.

Il prit plaisir à se laisser savonner. Plaisir que je ne partageais pas. Quand j'eus terminé de le laver puis de l'essuyer, je ne sentais plus mes bras. Son poil était encore humide. Il jeta une bûche sur le feu et s'étendit le long de l'âtre. Un peu plus tard, tandis que je brossais son épaisse crinière, il me demanda sans se retourner:

- Quand je serai grand, serai-je comme toi? Je n'aurai plus autant de poils, comme toi.

Il me prenait au dépourvu. Que devais-je lui répondre? Il était tellement susceptible. Pourtant, j'ai préféré être franc.

- Je ne sais pas comment tu seras plus tard., ai-je dit avec maladresse. En général, les enfants n'ont pas de poils sur leur corps, à part leurs cheveux. Lorsqu'ils ont douze ou treize ans, des poils poussent entre leurs jambes, autour de leur sexe. Parfois ailleurs. Mais ils n'en auront jamais autant que toi.

Tom se tourna vers moi. Des larmes se formaient dans ses yeux rougis. Je me sentais coupable d'avoir été cruel. Je ne l'avais pas préparé. Il me regardait fixement. Son menton tremblait.

- Tu veux dire que je ne suis pas un garçon comme les autres.

Il porta sa main vers la croûte sombre qui couvrait la blessure sur son crâne.

- C'est pour cela qu'on a voulu me tuer.

Je l'ai saisi par les épaules en prenant soin de ne pas réveiller la douleur de son autre blessure.

- Tu ne dois pas dire cela. C'est un méchant homme qui a voulu te faire du mal. Pour moi, tu es un gentil garçon et je t'aime beaucoup.

VI. Première culotte

Privilège de l'enfance, les chagrins ne durent pas longtemps. Quelques jours plus tard, Tom n'y pensait plus et avait retrouvé sa totale insouciance. Dehors, il faisait très froid malgré le soleil qui resplendissait de tous ses feux. La neige réverbérait la lumière. La montagne brillait comme si elle était d'argent. Une lueur blanche et chaude inondait l'intérieur du chalet, généralement plongé dans la pénombre. Cherchant la clarté, le vieil homme et l'enfant fauve s'étaient assis de part et d'autre de la pièce, chacun en dessous d'une des fenêtres étroites du chalet. Tom regardait les illustrations d'une encyclopédie. Hans faisait de la couture. Vivant seul, l'ancien chirurgien avait appris à recoudre et réparer ses vêtements bien que cette activité ne lui apportait aucun plaisir. Depuis le matin, il arrangeait de vieux vêtements. Le garçon le regardait avec étonnement et, malgré ses tentatives, n'obtint aucune explication du vieil homme. Soudain, Hans appela son jeune compagnon. Tom leva des yeux méfiants au dessus de son gros livre. Après une hésitation, poussé par la curiosité, il se leva en souplesse et s'approcha du vieil homme.

- Mets ce pantalon pour que je vérifie s'il est à ta taille.

Tom prit le vêtement qu'il examina en faisant une moue sceptique.

- Je n'en ai pas besoin, fit-il remarquer en montrant les poils de ses jambes.

Le vieil homme hocha la tête.

- Nous aurons probablement de la visite cet hiver. Ce chalet sert régulièrement d'étape pour les skieurs. Je ne veux pas te cacher, mais j'ai pensé qu'avec ces vêtements les gens ne s'étonneraient pas en te voyant et que ce serait plus agréable pour toi.

Sans joie, Tom regarda son protecteur. Il comprenait l'idée du vieil homme. Mais la perspective de ces visites ne l'enthousiasmait pas. Ils étaient bien tous les deux. Pourquoi s'encombrer d'autres gens? Entre-temps, le vieil homme s'était levé et alla décrocher une chemise qui séchait au dessus du foyer. Lorsqu'il se retourna, l'enfant fauve avait disparu. Hans resta un moment décontenancé, cherchant le garçon dans la pénombre de la pièce. Puis, considérant le pantalon abandonné par terre et la porte entrouverte, il comprit que l'enfant s'était enfui. L'avait-il blessé? Non, il ne le croyait pas. Rien n'avait annoncé ce départ précipité. De plus, il semblait avoir compris et admis l'utilité des vêtements que Hans avait arrangés.

Laissant là ses travaux de couture, Hans sortit dans la neige à la suite de son petit protégé. Les traces étaient nettes. Par delà les rochers, il entendit bientôt des pleurs. Quel drame pour quelques loques et la perspective d'une ou plusieurs visites!, pensa le vieil homme malgré lui. Il prépara intérieurement un discours pour raisonner l'enfant. Mais lorsqu'il le vit, il comprit tout de suite qu'il y avait autre chose. Le petit corps était par terre, soulevé de tant en temps par un spasme ou un sanglot. Tom se cachait la tête sous les bras et entre les rochers. Quelques gouttes de sang avaient coulé sur la pierre et étaient tombée dans la neige formant des taches bien rondes et nettes comme des gros pois...

Hans se pencha et passa ses bras autour des épaules du garçon. Il exerça une légère pression pour l'inviter à se redresser afin qu'il puisse le prendre dans ses bras. L'enfant résista. Puis soudain se jeta au cou du vieil homme, redoublant de larmes et de gémissements. Malgré sa position incommode, le vieux médecin tâta le jeune corps à la recherche de la blessure qui avait laissé échapper le sang et qui était peut être à l'origine des lamentations du garçon. Puis, lorsqu'il sentit un liquide poisseux couler dans son dos, il tourna la tête par dessus son épaule et aperçut le visage de Tom barbouillé du sang qui coulait abondamment par les deux narines. Tout en lui parlant, Hans souleva le petit garçon et le ramena au refuge. A force de soins, il parvint à calmer l'enfant qui finit par s'endormir.

Durant les jours qui suivirent, Tom supplia pour que les volets du chalet restent fermés. Il prétendait que la lumière lui brûlait les yeux. Hans ne doutait pas que l'enfant souffrait et regrettait de ne pas pouvoir le soulager plus efficacement qu'avec des tisanes et des extraits de plantes. Les migraines de Tom étaient aussi spectaculaires qu'imprévisibles. Mais les crises étaient espacées et l'enfant s'y habitua peu à peu, faisant de moins en moins la démonstration de son mal. Hans n'y prêta bientôt qu'une attention relative, considérant qu'il y avait des jours avec et des jours sans douleur.

Quand, plus tard, dans le train qui la ramenait chez elle, Bénédicte lut les commentaires se rapportant aux maux de tête qu'endurait Tom, elle ne put s'empêcher de repenser au soir où elle avait quitté Tom au début d'une de ces migraines. Trois ans après, il en souffrait toujours. Bénédicte pensa que le vieil homme avait peut-être négligé trop vite le mal du jeune garçon. Et maintenant, Tom ne pouvait pas se faire soigner. Alors que, quelques semaines plus tôt, la fille avait envié la liberté de Tom, elle comprenait aujourd'hui ce que c'était de vivre seul et de devoir assumer sa destinée sans aucune aide.

VII. Hans professeur

Lorsque Tom fut en meilleure santé et qu'il souffrit moins souvent de la tête, Hans trouva le moment propice de prendre en main l'éducation de l'enfant. Certes, le garçon était différent, peut-être un monstre pour les gens qui ne le connaissaient pas. Mais il était aussi un être humain et aurait besoin de connaître tout ce qu'un homme doit savoir pour se défendre: lire, écrire, calculer. En résumé, il devait apprendre à se servir de sa tête.

Le garçon aimait écouter des histoires. Hans se servit donc de cet intérêt pour le motiver et lui apprendre à lire. Mais dès les premières leçons, à la surprise du professeur et de son élève, ils se rendirent compte que Tom savait lire. De la même façon que l'enfant avait oublié son passé, il avait oublié qu'il savait lire. Aussi, il n'avait jamais fait usage de sa capacité pour déchiffrer les pages imprimées des livres dont il regardait parfois les illustrations. Certes, Tom était maladroit, nettement moins doué qu'un enfant de son âge ayant suivi l'école régulièrement. Mais à force de lire à haute voix, Tom rattrapait peu à peu son retard.

Pour enseigner l'écriture et le calcul, Hans dut vaincre l'inertie et la mauvaise volonté de son élève. Comment expliquer à cet enfant sauvage l'intérêt de savoir écrire et calculer? Tous les exemples qui venaient à l'esprit du vieux chirurgien se rattachaient à la civilisation que le garçon semblait n'avoir jamais connu. Mais l'amitié de Tom pour son précepteur et le désir de plaire au vieil homme furent déjà suffisants. Il apprit péniblement les bases. Cependant, la curiosité aidant, Tom trouva finalement un intérêt modéré mais certain pour les matières qui lui étaient enseignées. Tom n'était pas vraiment un élève brillant. Il se faisait prier pour apprendre les leçons et il avait des difficultés pour maintenir longtemps son attention. Mais, d'autre part, Hans savait qu'il ne fallait pas demander au garçon plus qu'il ne pouvait fournir. En effet, Tom n'avait pas une longue habitude des bancs d'école. C'est pourquoi, le vieil homme apprit rapidement à lire sur le visage de son élève les premiers signes de fatigue. Malgré ses défauts, l'enfant s'appliquait.

Avec sa guérison, Tom eut besoin d'un plus grand espace pour jouer et de se dépenser physiquement. Mais Hans avait des scrupules. D'une part, il s'avait qu'un jeune enfant devait pouvoir courir et s'amuser. D'autre part, la montagne était dangereuse en hiver. Il ne désirait pas laisser Tom se promener seul et sans surveillance. Parfois, lorsque le temps le permettait, Hans laissait le garçon jouer dehors. Il lui interdisait de s'éloigner. Si, au début, Hans surveillait son petit protégé, ce fut tout à fait inutile car Tom n'aurait jamais osé transgresser les recommandations de celui qu'il considérait déjà comme son père. Après, avec l’habitude, le vieil homme relâcha son attention au moment où il aurait dû être plus vigilant.

VIII. Appel de la montagne

Par un début d'après-midi de la mi-décembre, Tom entra brutalement dans le chalet. Des morceaux de glace s'étaient accrochés aux poils de l'enfant fauve au cours de la partie de glissade à laquelle il venait de se livrer derrière le chalet. Il supplia le vieil homme de le laisser monter jusqu'au col au dessus de chalet. La promenade n'était pas très longue, pas plus de deux heures. Mais Hans n'y voyait rien d'exceptionnel. Il fut d'abord réticent. Tom insista. Hans était en bonne disposition à l'égard du garçon car il avait été particulièrement appliqué au cours de la matinée et avait réussi sa première dictée sans aucune faute. De plus, cela faisait déjà un mois que Hans n'avait plus quitté l'espace confiné du refuge et de ses alentours. Cette promenade leur ferait du bien à tous les deux.

- Nous y allons ensemble, conclut Hans à la grande joie du garçon.

Tom refusa de chausser les grandes raquettes que Hans lui proposait. Il prétendait qu'il n'en avait pas besoin. Hans sourit intérieurement, se disant qu'il fallait que jeunesse se passe. Tom allait faire sa propre expérience. En plus de sa propre paire de raquettes, Hans emporta une seconde paire attachée dans le dos. Tom accepta tout de même les lunettes de protection que lui tendait Hans car la neige réverbérait le soleil et risquait de leur brûler les yeux.

La neige arrivait à hauteur des cuisses de l'enfant fauve. Il devait avancer en sautant. Cette démarche était fatigante. Hans se demandait combien de temps le garçon allait pouvoir maintenir cet effort. Mais il ne donnait encore aucun signe de fatigue lorsqu'il tomba dans un congère. Il avait de la neige jusqu'aux aisselles. Il tourna vers Hans un regard suppliant. Le vieux chirurgien éclata de rire. L'enfant fauve était vexé, mais il fut bien obligé d'accepter l'aide du vieil homme. Un fois que Tom fut extrait de sa prison de glace, Hans lui fit chausser les raquettes et ils purent repartir. L'ermite dut s'arrêter souvent pour attendre son jeune compagnon. Tom boudait et, refusant les conseils de son professeur, se débattait avec ces drôles de choses qui lui embarrassaient les pieds.

Ils arrivèrent à hauteur du col après une petite heure de marche. Tout autour d'eux, comme sur une gigantesque carte postale dont on ne voyait pas les extrémités, les sommets enneigés se découpaient sur un ciel d'un bleu si profond que, lorsqu'on le fixait, on avait l'impression de voir scintiller les étoiles. Tom était enthousiaste. Il n'arrêtait pas de poser des questions, demandant le nom des glaciers, des cols et des sommets. Déjà il faisait des projets d'exploration. Hans essayait de modérer les ardeurs de son jeune ami, se contentant bientôt d'ignorer les interrogations de l'enfant. Emporté par son imagination, Tom ne s'en formalisa pas et finit par se taire. Ils restèrent en silence pendant un long moment. Déjà le soleil se faisait bas. Il ne restait déjà plus qu'une heure de clarté. Sans un mot, Hans donna le signal du départ. La petite silhouette poilue resta un instant en arrière et poussa un soupir avant de rattraper le vieil homme. Cette fois, Tom n'avait plus aucun problème pour rester à la hauteur de Hans. Parfois il se retournait, le regard plein de cet espace qu'il venait de découvrir.

Avec le temps, l'ermite oublia sa prudence du début et se mit à négliger la surveillance de son petit protégé lorsque ce dernier se rendait à l'extérieur. D'autre part, Tom avait plus de confiance en lui et s'éloignait peu à peu du refuge. Il avait même emprunté et caché la paire de raquettes afin de pouvoir se rendre là-haut chaque fois qu'il le désirait et qu'il avait suffisamment de temps devant lui. Littéralement attiré par les sommets, il se mit à escalader les rochers. Redoublant d'audace, il escaladait toutes les parois qu'il trouvait à proximité du chalet. Si Hans avait dû le surprendre à ces moments-là, Tom aurait certainement reçu la correction la plus douloureuse de sa vie et le vieil homme aurait eu raison. D'ailleurs, les événements ne tardèrent pas à mettre en garde le jeune insouciant.

Pour tout autre que Tom, les escalades qu'il faisait aurait eu des conséquences malheureuses. Mais l'enfant fauve était favorisé par la nature. Il avait des prédispositions et une condition physique hors du commun lui permettant les efforts les plus soutenus. Le moindre relief sur une paroi apparemment lisse lui permettait de se hisser dans une relative sécurité. Pourtant, une prise le trompa. La pierre minée par le gel se cassa brutalement. Tom bascula en arrière, aspiré par le vide, les bras battant l'air dans une tentative désespérée. Le temps se suspendit tout au long de la chute qui, bien que brève, sembla durer une éternité. Tom se reçut mollement dans un tapis de neige tendre. Lorsqu'il se redressa le coeur battant, il aperçut la pointe d'un rocher jaillissant hors de la surface blanche. A quelques centimètres près, sa nuque se serait brisée sur l'arête mortelle. Tom trembla rétrospectivement et s'encourut vers le chalet, le visage très pâle.

Il n'osa pas raconter sa chute de peur de provoquer la colère de son protecteur. Hans, quant à lui, ne posa pas de question. Il pensa seulement que le garçon avait pris froid, s'expliquant ainsi le retour précipité du garçon. Fort de la leçon, Tom devint plus méfiant, assurant ses prises et choisissant des murs d'escalade moins menaçants.

IX. Visite

Le mois de décembre touchait à sa fin. Hans commençait à soupçonner la raison des absences prolongées de Tom. Mais il n'essaya pas de surprendre le garçon car il avait confiance, peut-être à tort. En contrepartie, Tom s'appliquait à l'étude et le vieil homme pensait que ces escapades ne pouvaient faire que du bien au garçon qui revenait à chaque fois plein de santé, les joues rouges d'avoir joué dans la neige, le regard brillant des découvertes dont il n'osait pas parler par peur de se trahir. Le seul regret du vieil ermite était de ne plus avoir la force de suivre son petit protégé dans ses courses folles.

Tom était ivre de liberté et d'espace, découvrant la montagne, ses joies et ses dangers. Il maîtrisait peu à peu les éléments, faisant corps avec la nature. Ce jour-là, il était parti à l'assaut d'un pic rocheux qui dominait un glacier pas très loin du chalet. Au dessus de lui, le ciel était dégagé. Seul un nuage isolé se découpait sur le bleu azur, s'écrasant lentement contre la paroi rocheuse d'une falaise qui montait vers un sommet apparemment inaccessible. Pendant un moment, Tom resta immobile pour savourer le plaisir que lui procurait le spectacle de ces montagnes. L'esprit bouillonnant d'émotion, il envisageait déjà d'autres projets d'expédition. Lorsqu'il se redressa pour repartir, il vit distinctement un groupe de promeneurs qui traversaient le glacier juste en dessous de lui. Les inconnus se dirigeaient vers le chalet où ils avaient certainement l'intention de passer la nuit. Tom s'accroupit pour se rendre invisible. Lorsque les rochers le cachèrent de la vue éventuelle des visiteurs inattendus, il se mit à descendre, sans se presser. Le garçon savait qu'il ne pourrait pas rejoindre le chalet avant les inconnus, aussi pourquoi prendre des risques. Il était tout de même préoccupé. Hans allait lui reprocher son escapade. De plus, il se demandait comment il allait entrer dans le chalet sans se faire voir pour mettre les vêtements que Hans avait arrangés pour cette occasion.

La nuit tomba. Il faisait tout à fait noir quand il arriva à proximité du chalet. Hans avait laissé les fenêtres ouvertes, avertissement discret au garçon pour qu'il ne fasse pas irruption dans le chalet parmi les visiteurs qu'on voyait aller et venir derrière les petits carreaux. Plié en deux, Tom traversa l'espace qui le séparait du chalet. Il se colla contre la pierre et risqua un oeil à travers l'ouverture la plus proche. Les gens discutaient avec animation autour de la table. Une carte était ouverte. Ils faisaient sans doute des projets pour le lendemain. Des sacs de couchage avaient été ouverts tout autour de la pièce sur des matelas que Hans gardait en réserve dans la grange. L'ermite mettait de l'ordre dans le coin cuisine. Le repas était prêt. Tom s'approcha d'une autre fenêtre. De là, invisible depuis la table, il fit des signes au vieil homme. Ce dernier mit un certain temps à remarquer l'enfant qui commençait à désespérer. D'un geste de la main, il lui fit comprendre qu'il allait le faire entrer par la grange. Hans abandonna ses casseroles. Il dit quelque chose aux invités et disparut par la porte basse de communication. Tom se précipita vers la double porte qui s'ouvrit quelques secondes plus tard. Le vieil homme sortit et le saisit par le bras. Ils s'éloignèrent un peu afin que les autres ne puissent pas les entendre.

- Où étais-tu passé?, demanda-t-il, ne cachant pas sa colère.

Cela faisait plusieurs heures qu'il s'inquiétait du sort du garçon. Tom baissa les yeux.

- J'ai été jusqu'à la Dent de l'Ours...

- Tu aurais dû me tenir au courant. Je ne suis pas content. Mais on en reparlera plus tard. Tu trouveras tes affaires dans le box de Major. Habille-toi pendant que je ferme les volets. La nuit va être froide.

Tom était trop content de s'en tirer à si bon compte. Pour le moment, du moins. Major accueillit son jeune ami à renfort de hennissements et de coups de museau affectueux. Les démonstrations de l'animal gênaient Tom qui n'avait pas le coeur de le chasser. Le garçon trouva les vêtements à l'endroit annoncé. Il perdit du temps à faire tomber les cristaux qui étaient encore attachés à son poil. Il renonça à arracher les blocs de glace qui s'étaient formés entre ses orteils. Il n'avait pas fini de s'habiller quand Hans revint le chercher. Le vieil homme l'aida à mettre les grosses bottines de marche. Avant d'entrer dans la salle de séjour, il passa un peigne dans les cheveux du garçon qui se plaignit.

- Tu n'as qu'à mieux soigner tes cheveux. C'est de ta faute s'il y a des noeuds, répliqua le vieil homme.

Tom serra les dents et attendit en grimaçant la fin de son supplice.

- C'est bon. Tu es présentable. On peut y aller, fit Hans en poussant le garçon à l'intérieur de la pièce.

Les étrangers se retournèrent tous pour dévisager le pauvre Tom qui, visiblement effrayé, se serrait contre son protecteur.

- C'est Tom, mon petit fils dont je vous avais parlé tout à l'heure. Il rentre à l'instant. Il faut l'excuser, il est un peu farouche, mais c'est un garçon très gentil.

Les gens sourirent et lui dirent bonjour. Ils portaient de gros pulls à col roulé, avec de beaux dessins colorés qui contrastaient avec les vêtements sombres et usés du vieil homme et de l'enfant. Ils étaient tous en chaussettes, tandis que leurs bottines séchaient près du feu. Hans poussa le garçon pour qu'il réponde et qu'il fasse le tour en serrant les mains qu'on lui tendait. Le guide présenta un à un tous les membres du groupe: un instituteur et sa femme, une jeune célibataire au visage très carré qui travaillait dans la publicité et trois jeunes hommes, étudiants en médecine.

Tom alla se réfugier dans le coin cuisine. Le guide, que tout le monde appelait Frédéric, était de la région et semblait bien connaître Hans. Il questionna le vieil homme au moment où ce dernier servait la soupe.

- Je croyais que vous n'aviez plus de famille?

Il demandait cela par simple curiosité, s'étonnant de n'avoir jamais rencontré ce mystérieux petit fils.

- C'est le fils de ma fille aînée, enfant de mon premier mariage. Je n'ai presque plus de contact avec elle. Je crois qu'elle n'a jamais pardonné mon départ. Mais de temps en temps, j'ai son fils en pension. Tom souffre de problèmes respiratoires et doit faire de longs séjours en montagne.

Le guide hocha la tête, comprenant à demi-mot que la dite fille faisait la paix avec son père uniquement pour épargner le prix d'un séjour prolongé dans un sanatorium. Sa curiosité satisfaite, il se pencha sur la carte et reprit la conversation où ils l'avaient laissée au moment de l'apparition de Tom.

Le garçon avait défait ses bottines qui lui faisaient mal à cause des glaçons. Il retira les chaussettes déjà trempées et se réchauffa les orteils à proximité de la cuisinière. Hans hocha la tête en guise de désapprobation. Mais comme les pieds de Tom étaient invisibles depuis la table, il le laissa faire. Plus tard, pendant le repas, l'instituteur demanda à Tom.

- Quand tu te promènes seul en montagne, est-ce que tu vas loin?

Tom regarda Hans pour que le vieil homme vienne à son secours. Mais c'était à lui de répondre. Le regard du vieil homme le lui fit clairement comprendre.

- Hans ne veut pas que je m'éloigne, commença Tom un peu honteux.

Puis, il ajouta en espérant que Hans ne découvre pas ses promenades des jours précédents:

- Mais aujourd'hui, j'ai désobéi. Je suis monté sur la Dent de l'Ours. Je vous ai vus arriver de là haut...

- C'est le pic rocheux qui domine le glacier que nous avons traversé avant d'arriver ici, expliqua le guide à l'intention des autres.

- Il n'avait pas l'air facile à escalader, s'étonna l'instituteur.

- Je ne pense pas que Tom soit monté par la face que nous avons vue.

Le garçon fit un mouvement, mais se retint de contredire le guide au risque de se trahir une fois de plus.

- J'ai entendu parler d'une voie plus aisée par derrière. J'espère qu'une autre fois, Tom aura l'occasion de me la montrer car la vue doit être splendide de là-haut.

Tom approuva d'un mouvement de tête, espérant que les adultes allaient enfin se désintéresser de lui. C'était en vain car un des étudiants en médecine montra la marque violacée que cachaient imparfaitement les cheveux de Tom.

- Comment s'est il fait cette cicatrice?

Hans conserva tout son calme tandis que Tom lui lançait un regard désespéré.

- Avant de venir ici, il a été renversé par une voiture. Un objet pointu a entaillé le cuir chevelu sur une quinzaine de centimètres. Il a eu une légère commotion sans gravité.

- Puis-je l'examiner?

- Bien sûr.

Le vieil homme sourit au garçon qui se laissa faire avec plus ou moins de bonne volonté. Les deux autres étudiants se penchèrent à leur tour. Ils s'échangèrent quelques commentaires. Puis se rassirent.

- Ceux qui ont soigné ce garçon sont des bouchers. Il va garder de très vilaines cicatrices.

Hans ne releva pas la réflexion désagréable du jeune homme. C'était vrai que le résultat n'était pas une réussite en absolu. Mais le simple fait d'avoir maîtrisé l'infection et d'avoir obtenu une cicatrisation même imparfaite tenait du miracle. Comme le regard de Tom le suppliait de changer de sujet, Hans garda son opinion pour lui et approuva la conclusion de l'étudiant.

Un peu plus tard, le jeune garçon se mit à bailler avec insistance. Hans lui proposa d'aller dormir dans la grange car il craignait que les invités continuent à faire du bruit tard dans la nuit. Le garçon ne se fit pas prier. Il se leva et s'éloigna de la table. Hans le rappela pour qu'il prenne congé des visiteurs dans les règles. Obéissant un peu à contre coeur, Tom revint sur ses pas. Il serra les mains et disparut enfin par la petite porte. Contrairement aux craintes de Hans, les randonneurs se couchèrent peu après. Après s'être assuré que le garçon dormait bien, Hans s'étendit sur son lit pour apprivoiser une fois de plus ce sommeil récalcitrant qui se faisait prier de plus en plus longtemps avec l'âge grandissant.

Pendant la nuit, il entendit s'ouvrir la double porte qui donnait sur l'extérieur. Il se leva en silence et constata que la couche de Tom dans la grange était vide. Il se glissa un instant à l'extérieur et rebroussa chemin, transi de froid. Ce n'était pas la première fois que Tom se levait en pleine nuit. En général, cela ne durait jamais très longtemps. Dans une heure, Tom serait de retour. Hans avait remarqué que l'enfant voyait très bien dans l'obscurité et que la nuit l'attirait de manière inexplicable. Hans se recoucha. Peu de temps après, il entendit la double porte s'ouvrir à nouveau. Tom était de retour. Rassuré, il s'endormit enfin.

Le vieil ermite fut le premier réveillé. Il s'affaira dans la cuisine pendant quelques instants. L'odeur du café chaud ne tarda pas à provoquer des réactions parmi les dormeurs. Tandis que les plus dégourdis se redressaient déjà en s'étirant de tous leurs membres, Hans sortit et se rendit dans la grange. Malgré le froid qui régnait, Tom dormait profondément, nu, les couvertures rejetées à ses pieds. Hans eut un frisson à cause du froid et envia la protection naturelle de l'enfant qui semblait à l'aise dans les courants d'air. Le vieil homme s'assit à côté de l'enfant. Il le secoua délicatement. L'enfant gémit, ouvrit des yeux remplis de sommeil. Son visage s'éclaira d'un merveilleux sourire lorsqu'il reconnut Hans.

- As-tu bien dormi?, lui demanda ce dernier.

Tom hocha affirmativement la tête en baillant. Puis il se redressa et déposa sur la joue de l'homme un baiser humide.

- Les gens sont encore là?, demanda-t-il la voix un peu hésitante.

- Ils se lèvent seulement. J'ai pensé que tu aimerais les voir partir. Je te laisserai te recoucher après.

Tom approuva. Le vieil homme l'aida à s'habiller car il fallait faire vite. Du bruit provenait de la pièce d'à côté et à tout moment quelqu'un risquait d'ouvrir la porte basse pour souhaiter le bonjour. Hans brossa une fois de plus les cheveux du garçon pour en faire tomber la paille qui s'y était emmêlée pendant la nuit. Il demanda pourquoi Tom s'était levé la nuit précédente.

- Je n'avais plus sommeil. La nuit était très claire.

Hans ne se souvenait pas qu'il y avait eu une clarté exceptionnelle. Il n'y avait pas de lune. Pour le vieil homme, il avait fait noir comme dans un four. Interprétant mal le silence de Hans, Tom craignit qu'il ne lui reproche sa promenade nocturne.

- Je ne suis pas allé très loin. J'ai juste joué dans la neige au dessus du chalet. S'il n'a pas neigé, je peux te montrer les traces.

Hans lui sourit pour le rassurer.

- Je suis content de te voir en bonne santé. Je ne suis pas opposé à ce que tu fasses de l'exercice. Mais je voudrais que tu ne prennes pas de risques inconsidérés. La montagne est très dangereuse.

Tom hocha la tête pour dire qu'il avait compris. A ce moment, le guide surgit de la porte basse et, après un rapide bonjour, annonça qu'on les attendait pour servir le petit déjeuner.

Il y eut encore d'autres visiteurs pendant l'hiver. Grâce au charme naturel de son jeune âge, on pardonnait tout à Tom, ses maladresses ou ses mouvements d'humeur. Et lentement, Tom se laissait apprivoiser. Au bout de plusieurs visites, il devint presque sociable. Il se mêlait aux invités et aidait Hans de son mieux.

X. Trahison

Vers la fin de l'hiver, Hans décida d'apprendre au garçon les rudiments de la menuiserie. Outre le fait que c'était un exercice de dextérité et de précision, cette activité avait surtout pour but d'éloigner Tom de la montagne rendue dangereuse par le dégel et les risques d'avalanche. Mais lorsque le garçon découvrit le paysage libéré de son manteau de neige, Hans fut incapable de le tenir en place. Tom voulait tout explorer, revoir chaque vallée, chaque rocher qu'il avait visité pendant l'hiver.

Hans ne partageait pas la joie de son petit protégé. Le chemin de la vallée était à nouveau praticable. Il n'avait plus d'excuse. Il devait prendre une décision au sujet du garçon. Dans le propre intérêt de Tom, le devoir dictait au vieil homme de le remettre aux autorités de la région. L'enfant avait certainement une famille ou, du moins, des gens qui s'en étaient occupés. Soit on le renverrait chez lui, soit on lui trouverait un famille d'accueil. Dans le second cas, Hans espérait qu'on lui confierait la garde de Tom. Mais c'était peu probable. Il ne se séparerait pas de son petit protégé avec gaieté de coeur. Il n'oubliait pas non plus les blessures de Tom. Quelque part, vivait un homme qui avait tiré sur le garçon à deux reprises avec l'intention de tuer...

Afin d'éviter des adieux déchirants tirés en longueur et par peur d'affronter les lamentions de l'enfant, Hans préféra ne pas en parler. Il annonça simplement que, le lendemain, ils descendraient tous les deux au village. Tom fut d'abord réticent parce qu'il devait mettre des vêtements, ce qui le démangeait horriblement. Mais le désir de découvrir les habitants du village qu'on voyait parfois dans la vallée compensa largement cet inconvénient. Dès les premières lueurs, le vieil homme et le garçon se mirent en route en compagnie de Major. Pendant la nuit, Hans avait rassemblé toutes les affaires du garçon. Il avait tout mis dans le sac qui battait sur le flanc du vieil âne. Insouciant, tout à la joie de cette nouvelle excursion, Tom allait et venait devant l'ermite, comme un jeune chien qu'on promène. Ils atteignirent les premières maisons vers onze heures. Soudain discipliné, Tom resta à côté du vieil homme. Il ouvrait les yeux, avide de curiosité. Il regardait partout, à gauche, à droite si bien que, parfois, il entrait en collision avec Major. Ils traversèrent le village non sans attirer l'attention. Hans saluait de la main les habitants du village. Il répondait poliment à leurs bonjours et à leurs questions. Lorsque Hans s'arrêtait pour faire la conversation, il présentait Tom comme son petit fils, mensonge mis au point et rôdé au cours de l'hiver.

Ils avaient descendu la grand rue et débouchaient sur la petite place où se trouvait le bureau de police. Tom lut l'enseigne et tourna vers Hans un regard plein d'inquiétude. Le vieil homme lui répondit par un sourire triste. Il lui tendit la main et l'entraîna vers un banc tout proche. L'ermite s'assit et invita le garçon à faire de même. Il y eut un silence. Hans ne trouvait plus les mots qu'il avait préparés dans sa tête. Puis il se décida, le coeur brisé, les larmes aux yeux.

- Tom. Il faut que tu me comprennes. Dans le monde, nous ne faisons pas ce que nous voulons. Il y a des règles. Il y a des lois. Elles ont été rédigées dans notre intérêt à tous. Dans ton intérêt à toi.

Le garçon fronçait les sourcils. Il ne comprenait pas de quoi parlait le vieil homme. Il redoutait ce que Hans allait lui annoncer et qu'il avait déjà deviné.

- Les enfants doivent être aimés et protégés, continuait Hans. On ne peut pas les laisser entre les mains du premier venu. Ce n'est pas parce que je t'ai trouvé que j'ai le droit de te garder. De plus, tu as peut-être une famille. Il y a des gens qui t'aiment et qui aimeraient te revoir. Sinon, quelqu'un te trouvera une famille où tu seras heureux.

Les yeux du garçon se mouillèrent. Sa voix se mit à trembler.

- Mais je t'aime. Tu m'aimes. Je veux rester avec toi. Et toi aussi, tu le veux. Alors pourquoi dois-tu m'abandonner?

- Je ne t'abandonne pas. Tu pourras venir me voir. Maintenant que tu sais lire et écrire, nous allons nous envoyer un tas de lettres...

Tom se leva et recula hors de portée. Il montra le bureau de police.

- Je ne veux pas aller chez ces gens. Je n'ai pas confiance. C'est peut-être eux qui ont voulu me tuer. Ils ne veulent peut-être pas d'un petit garçon plein de poils. Mais tu ne devras pas me dénoncer. Je m'en vais.

Il fit demi-tour et traversa la place en courant pour disparaître dans une des ruelles qui montait vers la montagne. Hans n'aurait pas pu le retenir. Il eut un geste impuissant en direction de Tom, puis il laissa retomber le bras, découragé. La scène n'avait pas eu d'autre témoin que Major. Hans ne comprenait pas la réaction du garçon. Inexplicablement, il avait peur des policiers. Quel souvenir issu de sa vie passée l'avait effrayé ainsi? Le vieil ermite repensa à la médaille d'identification qui parlait d'un home. Un home pour enfant? Il resta un moment là, immobile, le regard fixe dans le vide.

Major s'approcha du vieil homme et lui donna un petit coup de museau. Hans parla à l'animal, comme pour se justifier. Un peu plus tard, il se leva et remonta la grand rue. Avant de quitter la petite place, il eut un regard en direction du bureau de police. A quoi bon aller tout leur raconter? Qui le croirait s'il n'amène pas le garçon à peau de fauve? Hans hocha la tête de dérision. Il regrettait sa décision. Alors que rien ne l'y obligeait, il avait voulu mêler des étrangers à leurs affaires. Il avait tout gâché et Tom s'était enfui. Y a-t-il une différence entre l'honnêteté et la bêtise?

Hans arriva au chalet alors que l'après-midi n'était qu'à son début. Il n'avait pas mangé. Il avait directement quitté le village, la tête basse, ignorant les passants qui croisaient sa route. Sans joie, il retrouva ses livres et sa solitude. Il s'était habitué à la présence du garçon, ce qui rendait son absence insupportable. Les jours se succédaient, semblables et désolants. Hans n'osait pas s'éloigner du refuge dans le cas où le garçon se montrerait. En vain. Parfois, par distraction, il lui arrivait de mettre deux couverts en dressant la table ou de chercher pendant la nuit le petit corps étendu dans l'autre couchette et de penser que le garçon était sorti seulement pour se promener.

Une dizaine de jours s'étaient écoulés. Hans s'était résigné. Le ciel se couvrait. La pluie n'allait plus tarder. Il sortit pour mettre à l'abri le vieil âne qui broutait dans l'enclos. En passant l'angle du mur, il tomba nez à nez avec Tom. L'enfant était nu. Il avait abandonné ses vêtements. Quoique ses traits trahissaient une anxiété contenue, il n'était pas malade et n'avait pas maigri. Ses joues étaient rouges et respiraient la santé. Le grand air lui avait fait du bien. Quelque peu négligé, son poil était couvert de boue et formait de longues mèches sales. Il tenait en main une botte de carottes qu'il offrait à son ami Major. Surpris par le vieil homme, il recula. Il fut tout de suite rejoint par le vieil animal qui n'avait pas fini son festin. Comme si rien ne s'était passé, Hans lui souhaita le bonjour. Bredouillant, Tom voulut se justifier:

- Je ne suis pas venu pour toi. J'avais un cadeau pour Major.

Le regard de Hans se posa sur la botte de carottes. Ce n'était pas la saison. De plus, on n'en trouvait pas à cette altitude. Elles étaient liées par une corde. Le vieil homme comprit d'où elles provenaient. Pour se nourrir, Tom volait dans les fermes et dans les épiceries du village.

- C'est gentil de lui apporter un gâterie. Il t'en est certainement reconnaissant.

- Il aime cela, fit le garçon en donnant une caresse à l'animal.

Quelques gouttes de pluie tombèrent.

- Tu m'aides à rentrer Major?, proposa Hans. Il commence à pleuvoir. Si tu veux, tu peux rester à l'abri le temps que cela cesse. Nous bavarderons. Je viens d'allumer un feu.

Le petit garçon jeta à Hans un regard méfiant.

- Je veux bien, mais tu me promets de ne pas m'empêcher de repartir quand la pluie sera finie.

Hans leva la main et jura, prenant Major comme témoin. Quelque peu rassuré, Tom inclina la tête en guise d'accord. Un peu plus tard, sous la pluie battante, ils coururent vers le refuge. Le vieil homme et l'enfant s'assirent côte à côte en face de la cheminée. Le regard perdu au milieu des flammes qui exécutaient leur danse infernale, Tom savourait la chaleur qui se diffusait dans tous ses membres. Le vieil homme l'observait avec bienveillance. Au bout d'un moment, le garçon demanda si les policiers le cherchaient maintenant que Hans leur avait tout raconté. L'ermite détourna les yeux.

- Je n'ai pas été voir les policiers. Ils ne savent rien, expliqua-t-il.

Incrédule, Tom le regarda à son tour.

- Tu m'avais dit que tu étais obligé d'y aller, que tu ne pouvais pas faire autrement.

Hans haussa les épaules.

- Nous voilà hors-la-loi, tous les deux. Mais ce n'est pas grave. Personne n'en saura rien. Pour tous, tu es mon petit fils. Pourquoi viendrait-on nous embêter?

Tom prit et serra la main du vieil homme.

- Rien ne m'oblige à repartir alors?, demanda-t-il d'une voix brisée.

Hans lui sourit.

- Rien ne pourra nous séparer, si tu veux encore de moi.

Le garçon se jeta au cou du vieil homme et fondit en larmes.

- Je t'aime Hans, entendit l'ancien chirurgien entre deux sanglots.

Il donna de petites tapes dans le dos du garçon.

- Moi aussi, je t'aime, répondit-il.

L'enfant pleura longtemps, libérant une tension trop longtemps contenue. Hans réalisait seulement combien l'enfant avait souffert. Il admira le courage de ce petit être qui avait su cacher son chagrin jusqu'au dernier moment et paraître si serein pour ne pas inquiéter le vieil homme, sa seule famille.

XI. La terreur de la vallée

Dans les jours qui suivirent, Hans redescendit seul au village. Le garçon ne voulait pas l'accompagner. Le mauvais souvenir des jours passés était encore trop douloureux. En voyant le vieil homme arriver à hauteur des premières habitations, les villageois accoururent vers lui et l'assaillirent de questions. Hans ne comprenait pas et n'obtint qu'une explication embrouillée après de nombreux efforts. L'émotion était à son comble. Les gens avaient peur et n'osaient pas sortir, sauf le jour accompagnés et armés. Ils parlaient d'étranges apparitions et de vols inexplicables. A plusieurs reprises, de la nourriture soi-disant inaccessible avait disparu. Peut-être, s'agissait-il d'un animal. Mais on n'avait pas de preuves car le bougre était méfiant et rusé. Même les chiens n'avaient pas senti sa présence ou du moins ne l'avaient pas signalée. Le mystère créait un malaise grandissant. L'imagination échappait à tout contrôle. Certains parlaient d'un être monstrueux, d'une vision d'apocalypse capable de mettre en déroute n'importe quelle armée. Les propos les plus insensés nourrissaient la rumeur locale et entretenaient un climat de panique. Pourtant cela faisait plusieurs jours que l'animal avait tout à fait disparu. Hans prétendit n'avoir rien remarqué d'anormal dans la montagne quoiqu'il avait deviné que Tom n'était pas étranger à ces événements. Il cacha à peine son amusement et tenta de rassurer les villageois.

- L'animal a eu beaucoup plus peur que vous, leur lança-t-il avec un sourire en coin. Il n'a jamais osé vous approcher. Il n'a blessé personne. Il n'était pas dangereux. Le dégel l'a peut-être surpris, inondant son terrier ou sa tanière. Ou bien, un ennemi mortel l'a chassé de son territoire. De toute façon, c'est le hasard qui l'a repoussé vers le village où il a élu domicile un bref moment avant de repartir. Il ne reviendra plus. Il est bien mieux là où il est maintenant.

Les gens qui entouraient l'ermite ne semblaient pas convaincus. Mais comme ce n'était pas son problème, le vieil homme n'insista pas et poursuivit son chemin. En faisant ses commissions, il souriait à la pensée des méchantes blagues que Tom leur avait faites, un peu malgré lui. Ses provisions une fois assurées, il remonta vers le refuge. Tom était venu à la rencontre du vieil homme. Il s'était caché à la sortie du petit bois à mi-chemin de la vallée et avait bondi hors des taillis en poussant des cris sauvages. Le vieil homme fut saisi. Mais la première peur passée, il éclata de rire à son tour. Un peu plus tard, en voyant le garçon marcher devant lui, la fourrure agitée par le vent, Hans se mit à repenser aux discours confus des villageois et s'étonna. Il ne comprenait pas que Tom soit resté à proximité des habitations. La présence humaine constituait un danger permanent que Tom n'ignorait pas. La peur du garçon pour la police en était la preuve. La nourriture semblait être l'unique raison de cette insistance à rester là-bas. Tom savait y trouver à manger. Mais cela signifiait surtout que le garçon ignorait comment se nourrir et comment survivre en pleine nature, alors que les forêts du Val étaient si riches. L'amnésie n'expliquait pas cette ignorance. Auparavant, le vieil homme n'avait jamais imaginé le garçon autrement que courant dans les bois en toute liberté. Maintenant, il réalisait que les apparences étaient trompeuses. Tom n'avait peut-être jamais vu un arbre avant leur rencontre cinq mois plus tôt et ignorait tout des bois dans lesquels il aurait pu naître. D'où venait-il?

Hans était un homme plein de ressources. Depuis sa retraite forcée, il avait mis à profit son temps pour explorer le Val et les montagnes que maintenant il connaissait mieux que quiconque. Même la flore et la faune n'avaient plus de secrets pour lui. Son ancien métier l'avait prédisposé à l'étude des autres formes de vie, végétales et animales. Les livres l'avaient aidé. Mais au cours de ses longues randonnées en solitaire il avait fait de nombreuses découvertes. La richesse de cette nature qui l'entourait le fascinait. Avant la fugue du garçon, il ne s'était jamais imaginé que, dans ce domaine qui le passionnait, il allait pouvoir apprendre quelque chose à Tom. Cet enfant sauvage était si bien adapté aux montagnes et aux forêts qu'il semblait n'avoir jamais vécu ailleurs. Depuis, Hans ne limita plus son enseignement à l'orthographe et aux mathématiques pour lesquels Tom ne témoignait qu'un intérêt modéré. A la grande joie de l'élève, la classe se donna le plus souvent à l'extérieur, à l'occasion de grandes promenades qui duraient parfois plusieurs jours. Le vieil homme expliquait les secrets des plantes et des animaux qu'ils rencontraient au hasard des chemins. Rapidement, le vieil homme se rendit compte qu'il ne devait pas se répéter. Le garçon retenait tout. Ainsi, au bout de quelques semaines seulement, Tom avait appris à identifier les espèces végétales et les races animales. Non seulement il les reconnaissait à la vue, mais aussi à l'odeur et à l'ouïe, sens qui étaient très développées chez le garçon et qui faisaient l'admiration du professeur. La curiosité de l'enfant était insatiable. Mais heureusement, le savoir du vieil homme était bien plus grand.

XII. Les loups

Le garçon a un don, c'est inéluctable, écrivait Hans. J'avais déjà remarqué qu'il exerçait sur les animaux une attraction étrange. Même les plantes semblent reconnaître sa présence. Je ne me souvenais pas d'avoir vu la nature si précoce, si riche en couleurs et en parfums. Les bêtes ne s'enfuyaient pas à son approche. Au contraire, elles se détendaient. Elles venaient parfois tout près de lui pour mendier une caresse ou se faire enlever une épine. Les petits eux-mêmes n'interrompaient pas leurs jeux, sauf quand il s'agissait d'entraîner Tom dans leurs courses endiablées. J'avais mis cela sur le compte de son odeur. Elle était très différente de celle des hommes et n'était pas synonyme de danger. Mais depuis cette nuit, j'ai changé d'avis.

J'avais présumé de mes forces. Le soir tombait et la route était encore longue. Le refuge était encore à plusieurs heures de marche. La lune était pleine. Même sans la vision nocturne de Tom, je n'aurais eu aucune peine à me déplacer de nuit. Mais j'étais trop fatigué. Nous avons décidé de dormir dans les bois. De plus, c'était une occasion pour mettre en pratique les leçons apprises au cours de nos dernières promenades. Après avoir déterré quelques racines choisies pour leur saveur et leur valeur nutritive, nous avons dressé un campement de fortune dans une petite clairière où se croisaient plusieurs chemins. Tom prépara le feu pendant que je nettoyais notre récolte. Durant la cuisson, Tom me regarda avec attention, écoutant mes conseils, me posant de nombreuses questions. Il mangea avec un appétit vorace et ne s'arrêta que lorsqu'il eut fait un sort à nos provisions. On s'est couché côte à côte tout près du feu car les nuits sont froides en ce début de printemps. Tom s'endormit rapidement. Il rêva. Je le sentais bouger contre moi. Je me suis relevé plusieurs fois pour alimenter le feu. Finalement au bout d'un moment, la fatigue engourdit mes sens et j’ai sombré dans un sommeil profond peu après que la lune ne passe au dessus des arbres.

Je restai inconscient pendant un temps qui me sembla très court. Plusieurs heures s'étaient écoulées car le feu s'était presque éteint et la lune touchait déjà la cime des arbres de l'autre côté de la clairière. Tom me secoua et m'appela d'une voix étouffée. D'habitude, je m'éveille rapidement. Cette fois, je ne sortis de ma torpeur que lentement et avec peine. Les derniers voiles de sommeil furent balayés d'un seul coup et je bondis sur mes jambes lorsque je pris conscience d'un présence étrangère. Je vis la lumière mourante des dernières braises se refléter dans une multitude d'yeux qui nous fixaient de partout, tout autour de nous. Nos visiteurs étaient restés à l'abri des arbres, là où le clair de lune ne pouvait les atteindre. Leur silhouette était fondue dans l'obscurité du sous-bois de telle sorte que je ne pouvais pas les identifier. Tom se serra contre moi.

- Reste près de moi. C'est peut-être une meute de chiens retournés à l'état sauvage. Ils peuvent être dangereux.

Je crevais de trouille.

- Ils ne bougent pas, fit Tom tout bas, sans trembler. Ils nous observent.

Je réalisai pour la première fois que Tom ne donnait aucun signe de peur. Il n'avait sans doute aucune peine à distinguer les nouveaux venus dans la nuit. Il les observait déjà depuis un bon moment et m'avait simplement réveillé pour partager sa curiosité. Il se tenait contre moi pour me réchauffer car il m'avait vu trembler et pensait que j'avais froid. S'ils nous avaient voulu du mal, la meute nous aurait attaqués pendant notre sommeil. Le feu ne nous protégeait plus depuis que j'avais cessé de l'alimenter. Je ne me sentais pas rassuré pour autant.

Un bruit de branches et de feuilles déplacées. Un ombre sortit du sous-bois et apparut dans le clair de lune. C'était une espèce de grand chien sombre que je ne reconnus pas tout de suite tant cela me paraissait incroyable: un grand loup noir, énorme et puissant, dont les dents pointues brillaient dans la nuit. Mais il ne nous menaçait pas. Il s'arrêta à bonne distance. Je pus l'observer. Son poil était de couleur sombre. La lune faisait reluire sa fourrure. C'était une belle bête, très grande. Le garrot se trouvait à plus d'un mètre du sol. S'il s'était dressé sur ses pattes de derrière, il aurait atteint sans problème les deux mètres. Ce devait être le chef de la meute, car il tenait la queue droite. J'avais du mal à admettre leur présence. Les loups avaient été exterminés depuis un demi siècle et de tels animaux n'existaient plus...

Le loup fixait Tom, sans me prêter la moindre attention. Il s'est avancé. J'étais paralysé de peur. Au contraire, le garçon souriait, confiant. La bête s'est arrêtée à portée de Tom. Malgré mes vêtements, j'avais l'impression de sentir sur ma peau le souffle brûlant du fauve. Tom s'est penché et a présenté le revers de sa main droite. Le loup avança le museau pour prendre l'odeur du garçon. Après une hésitation, il passa sa langue râpeuse entre les doigts de Tom. L'enfant s'est tourné vers moi, le visage rayonnant.

- Il m'a dit bonjour, s'exclama Tom.

Le grand loup s'est éloigné de quelques pas et a tourné la tête vers Tom, comme pour l'inviter à le suivre.

- Il m'attend. Il veut que je l'accompagne, fit Tom.

- Non, me suis-je écrié en le retenant par le coude.

L'animal s'interposa en grondant. Tant que je n'avais pas bougé, il m'avait ignoré. Maintenant, je le voyais menaçant, les babines retroussées, tous crocs dehors, prêt à m'égorger. J'avais peur, mais je n'aurais pas lâché Tom. Lentement, je le ramenais derrière moi, à l'abri dérisoire de mon corps. Soudain, Tom se libéra et se jeta au cou du loup comme pour le retenir.

- Arrête, Loup, ordonna-t-il de sa voix d'enfant. Tu ne vois donc pas qu'il a peur de Toi. Il ne sais pas. Laisse-moi lui expliquer.

Le loup me fixa encore un instant, moins menaçant. Puis, il frotta sa tête contre l'épaule du garçon et s'éloigna. Il s'arrêta à l'orée du bois et attendit. Entre-temps, Tom était revenu près de moi et me prit la main.

- Papa Hans. Je ne risque rien avec lui. Il ne me veut pas de mal. Il veut que je le suive. Il veut me présenter à son clan. Je reviendrai après.

Mon regard oscillait entre cet enfant étrange et la bête impossible.

- Qu'est-ce que tu voulais signifier lorsque tu as dit que je ne savais pas?

- Je sens qu'il existe quelque chose que je ne sais pas dire, mais qui est très fort entre lui et moi, fit-il en montrant le fauve.

- J'ai peur pour toi.

Il me fixa dans les yeux.

- Tu ne dois pas.

Inexplicablement, la peur m'avait quitté. L'aplomb du gamin m'avait convaincu, balayant la peur ancestrale des loups. Je regardai le garçon s'éloigner. Il me fit un petit signe d'au revoir.

- Je reviendrai à l'aube, promit-il avant de disparaître.

Des bruits de feuilles déplacées ou de brindilles brisées témoignaient que quelque chose longeait les abords de la clairière. Mais jamais on n'aurait cru qu'une dizaine de ces bêtes se mettaient en mouvement derrière Tom et le grand loup. Je fus incapable de fermer l'oeil de toute la nuit. J'ai veillé près du feu que j'entretenais afin que Tom retrouve facilement son chemin. Je me culpabilisais. Pourquoi avais-je laissé partir Tom si facilement? J'étais transi de froid et assommé de sommeil quant la nuit toucha à sa fin. Le jour se leva en soulevant des nappes de brouillard. Je n'étais plus aussi sûr de moi. N'avais-je pas rêvé l'apparition du loup? Tom n'était-il pas simplement parti se promener de nuit comme c'était son habitude? Mon imagination ne me trompait-elle pas? Je me suis levé plusieurs fois à la recherche d'un preuve du passage des loups. Mais la seule trace fut de l'herbe foulée qui aurait bien pu l'être par n'importe quel animal. J'en étais là dans mes réflexions lorsqu'une silhouette apparut entre deux nappes de brouillard. Je ne pouvais voir ses traits, mais je reconnus la démarche sautillante de Tom. Je me levai pour mieux voir. Le brouillard devint soudain plus épais et le garçon disparut. Lorsqu'il sortit du nuage, il courut vers moi et me serra dans ses bras. Tout à la joie de le revoir en bonne santé, j'ai caressé son épaisse crinière. Il sentait bon la rosée du matin. Je l'ai regardé. Son poil était gonflé. Le long de ses jambes et dans son dos, des brindilles et des feuilles mortes étaient restées accrochées. Ses pieds, ses mains et son visage étaient sales. Les gouttelettes avaient laissé de longues traînées noires sur sa peau. Ses traits étaient marqués. Ses yeux étaient rouges de fatigue. Mais il était heureux, très excité par sa course nocturne. Soudain, il s'écarta de moi.

- Loup. Tu peux sortir. Tu peux rentrer chez toi. Les autres t'attendent.

Tapi dans les hautes herbes à seulement quelques mètres de moi, alors que je ne l'avais pas aperçu, ni entendu de toute la nuit, un loup à la robe grise se leva et trotta vers nous. Il était moins grand et moins fier que son chef. Néanmoins, c'était une bête impressionnante. Il s'arrêta aux pieds de Tom. Le garçon s'agenouilla pour prendre le cou de l'animal dans ses bras et le flatter.

- Merci. Tu es un bon loup. Merci d'avoir veillé sur Hans.

Je me suis penché et j’ai caressé la bête entre les deux oreilles. Elle aima le contact de mes doigts et leva des yeux reconnaissants vers moi.

- Va, maintenant, fit Tom en lui faisant signe de partir. Le jour est là et tu mettrais ta meute en danger si quelqu'un te voyait.

La bête nous regarda une dernière fois et s'encourut en silence. Elle disparut dans le sous-bois, preuve que je n'avais pas rêvé.

XIII. Les deux compagnons

Hans ne devait plus revoir les loups du Val avant longtemps même s'il recevait souvent de leurs nouvelles par son petit protégé. Tom les rejoignait presque chaque nuit pour participer à leurs chasses ou à leurs jeux. Il apprenait beaucoup de choses en leur compagnie, mais Hans redoutait que l'influence de la meute éloigne de plus en plus Tom de la race humaine. Mais sa crainte ne fut pas fondée car l'enfant fauve découvrit un peu plus tard l'amitié d'un garçon de son âge. Au cours de son premier été dans le Val, Tom rencontra Jack.

A l'approche du mois de juin, Tom se mit à souffrir de la chaleur malgré l'altitude. De le voir ainsi transpirer et se traîner toute la journée, Hans eut pitié de lui. Il coupa court la fourrure du garçon. Ainsi, Tom retrouva un peu de son dynamisme et accepta de porter à nouveau des vêtements afin de ne pas attirer l'attention des touristes qui commençaient à envahir le Val et les montagnes. Un matin de juillet, l'enfant était remonté tout excité des forêts du Val où il avait passé la nuit. Une troupe de scouts s'était installée la veille à trois kilomètres dans un des vallons qui plongeaient vers le village. De savoir d'autres jeunes si proches rendait le garçon tout fou. Mais le vieil homme avait des appréhensions. Comment Tom serait-il accueilli? L'enfant fauve rêvait à haute voix. Il faisait déjà des projets. Il voulait tout leur montrer de son terrain de jeu. C'est ainsi qu'il surnommait son territoire qui couvrait une bonne partie du Val et des montagnes avoisinantes avec plus de deux mille mètres de dénivelé et sur une superficie de cinq mille hectares, alors que ces enfants de la ville auxquels il voulait se mêler connaissaient peut-être juste leur quartier et le chemin de la plaine de jeux ou de leur école.

Dans la journée, il partit la tête pleine d'idées, habillé dans une vieille salopette grise qui lui donnait l'air d'un enfant pauvre de la région. Il se cacha, observant les allées et venues de tout ce petit monde. L'enfant des bois oubliait sa propre maladresse des premiers mois et riait de les voir utiliser une Jeep pour se ravitailler au village alors qu'ils foulaient de leur grosses bottines quelques-uns de ses mets préférés. Au soir, il revint au refuge un peu honteux de n'avoir pas osé se présenter au camp.

- Il faut attendre une occasion pour faire connaissance, dit-il en se justifiant.

Et le jour suivant, il partit avant l'aube pour rejoindre son poste de guet.

Jack avait été obligé d'accompagner cette troupe scoute pour toute la durée des vacances. Il regrettait la ville, les rues et ses copains. Il ne comprenait pas le plaisir qu'on pouvait éprouver à vivre ainsi sous la tente dans le froid et l'humidité. On l'avait envoyé chercher de l'eau et il râlait. Il remontait vers le camp en cherchant un raccourci à travers le sous bois. Quelle ne fut pas sa stupéfaction lorsqu'il se retrouva nez à nez avec un garçon de son âge qui de toute évidence espionnait leurs installations et qui se mit à rougir, embarrassé. Les idées défilèrent à la vitesse de l'éclair dans la tête de Jack. Depuis leur arrivée, d'autres patrouilles avaient signalé une présence à proximité du camp. Tout le monde parlait d'un jeu organisé par les chefs. Peut-être avaient-ils fait appel à des jeunes de la région. Il décida que les habits du petit vagabond en face de lui étaient trop usés pour être vrais. Il laissa tomber les seaux qui répandirent leur contenu dans l'herbe et se jeta en criant sur le pauvre Tom qui ne comprenait pas ce qui lui arrivait. La patrouille toute proche accourut et Tom fut bientôt entouré par toute une bande de têtes inconnues. Jack fut ému par la rapidité avec laquelle ses équipiers étaient venus à son secours, mais personne n'aurait osé lui avouer qu'en fait ils en avaient assez des constructions de patrouille et que cet intermède leur donnait seulement une occasion de se changer les idées. A un autre moment, ils auraient laissé crier ce petit "je-sais-tout" de la ville qu'on leur avait imposé. En voyant les deux garçons lutter sur le sol, ils hésitèrent.

Après un moment d'émotion, Tom comprit que pour le garçon en face de lui ce n'était qu'un jeu. Il vit là l'occasion tant attendue de faire la connaissance de ces jeunes aventuriers. Il savait que les scouts aimaient se poursuivre les uns les autres en criant des noms d'animaux. Il trouva l'idée séduisante et se promit de leur faire plaisir. Il n'eut aucune difficulté à se défaire de l'étreinte de Jack et il se faufila entre les rangs indécis des éclaireurs. Il entendit Jack crier et reprocher aux autres de l'avoir laissé s'échapper. Des nouvelles voix s'élevèrent et les ordres volèrent. Déjà les plus grands se lançaient sur la piste de Tom. Le petit espion traversa le camp. Il courait, sautait avec agilité au dessus des tendeurs, esquivait à chaque fois les scouts qui essayaient de lui couper la route. Parfois, derrière lui, il entendait la vibration plaintive d'une corde, tout de suite suivie par le choc mou d'un corps qui frappe le sol et par quelques jurons bien sentis. Mais les scouts s'organisaient. Tom avait de plus en plus de mal à leur échapper, à moins que lui-même soit en train de se fatiguer. Ils le coincèrent finalement à la limite du sous-bois que Tom essayait d'atteindre dans une tentative désespérée. Après une courte mêlée, l'intrus fut proprement bâillonné et ligoté.

En entendant les jeunes parler de tortures terribles, Tom ne se sentait plus aussi sûr. Si l'enfant fauve avait trouvé du plaisir à entraîner toute la bande derrière lui, il était juste que maintenant les autres s'amusent à ses dépens. Pieds et poings liés, suspendu comme un gibier en dessous d'une grosse branche, le prisonnier fut conduit devant les chefs. Ceux-ci, inquiétés par le remue-ménage qui régnait sur le terrain, étaient sortis de leur tente et avaient vu arriver l'étrange équipage avec Jack en tête, fier d'avoir été le premier à donner l'alerte.

Tandis que le chef de troupe donnait le change en félicitant les patrouilles, les deux assistants firent disparaître le petit étranger sous la tente et entreprirent de le libérer. Les trois chefs étaient embêtés. Ils étaient victimes des bruits qu'ils avaient eux-mêmes fait courir parmi leurs scouts, victimes du zèle inhabituel de cette troupe généralement si lente à réagir, victimes de cet écervelé qui était venu jeter le trouble dans l'organisation de leur journée. Mais l'enthousiasme du prisonnier semblait inébranlable. Il était tellement heureux de se trouver parmi eux. Les chefs ignoraient que cela faisait déjà deux jours que celui-ci guettait ce moment. Cette capture imprévue constituait un bon début pour le grand jeu de la journée. Déjà, ils faisaient des plans pour modifier leur mise en scène et pour y intégrer le nouveau venu. Tom fit des bonds de joie lorsqu'ils lui firent part de leurs intentions. Ainsi, tout le monde se mit d'accord et on expliqua son rôle à Tom. Et l'aventure put commencer...

Ils ne rentrèrent que tard dans la nuit. Ils étaient fatigués et heureux. Personne ne regrettait la venue de Tom. Il était sympa, le petit autochtone, dans sa vieille salopette rapiécée et dans sa chemise à carreaux, trop grande pour lui. Et puis, la connaissance de la région et son esprit d'initiative les avaient entraînés dans des endroits magnifiques: des sommets aux panoramas si vastes qu'on croyait tomber; des vallées encaissées, creusées par des torrents qui bondissaient de pierre en pierre; des forêts sauvages et touffues où il fallait se frayer un passage à coups de machette.

Sur toute la durée du camp, Tom ne rata aucune activité: jeu, sport ou construction. Chaque matin, il était là avec son sourire et sa bonne humeur. Tous appréciaient son entrain et ses idées. Les patrouilles se le disputaient. Mais Tom avait sa préférence pour une équipe: celle-là qui lui était tombée dessus le jour de son arrivée. Mais la véritable raison était une amitié naissante, entre Tom et Jack. Jack était un garçon de la ville, issu des quartiers défavorisés. Il vivait dans la rue. Il avait des tas de problèmes avec ses parents. Une assistante sociale l'avait placé dans cette troupe pour une quinzaine de jours. Lui, il n'avait rien demandé. Tom était également étranger à la troupe. Cela les rapprochait malgré leurs différences. L'enfant de la rue et le petit sauvage ne se quittaient plus.

Chaque soir, Tom retournait au refuge car il n'aimait pas rester séparé longtemps de Hans qu'il considérait comme son père. Le vieil homme l'attendait car il savait que le garçon avait tant de choses à raconter sur Jack, sur ses nouveaux amis et sur leurs aventures. Il était heureux de voir son petit protégé s'épanouir et se faire des copains parmi des jeunes de son âge. Pourtant, quelques jours avant la fin du camp, il arriva une petite catastrophe...

Ils étaient partis en marche d'orientation toute la journée. L'après-midi touchait à sa fin et il leur restait environ une heure avant de rejoindre les tentes. Ils étaient à la hauteur d'un petit lac de montagne. Avec un ensemble parfait, les jeunes firent voler leurs vêtements et se jetèrent à l'eau nus comme à leur naissance. Tom resta sur la rive, ce qui ne manqua pas de les intriguer. L'enfant fauve mourait d'envie de les rejoindre. Il avait souffert de la chaleur plus que quiconque à cause des vêtements qu'il portait au dessus de sa fourrure. D'abord, les autres l'invitèrent à venir les rejoindre en lui faisant remarquer que, dans le cas où il ne savait pas nager, il pouvait rester sur le bord, là où il avait pied. Puis, comme il ne se décidait pas, ils le houspillèrent car ils pensaient qu'il n'osait pas se montrer tout nu. Finalement, les trois plus grands sortirent de l'eau et le plaquèrent au sol pour le déshabiller de force. Ils restèrent sans voix lorsqu'ils découvrirent le pelage qui couvrait les membres de leur compagnon. Tom était lamentablement assis par terre. Ses yeux étaient rivés au sol, fuyant les regards qu'il sentait peser sur lui. Il ramena sa chemise sur ses épaules. Le silence était écrasant. Jack vint à la rescousse de son ami.

- Quelle importance?, fit-il en fixant ses camarades. Ça ne change rien. Il peut tout de même se baigner avec nous.

Puis il se tourna vers Tom.

- Viens, tu n'as plus rien à cacher maintenant. Tu peux avoir confiance.

Jack aida son ami à retirer ses vêtements, sous le regard des scouts avides de curiosité. Puis tous ensemble ils descendirent vers l'étang. Tom retrouva son insouciance d'avant et se mit à jouer avec Jack bientôt imités par les autres. Un peu plus tard, au crépuscule, tous les garçons scellèrent leur amitié autour d'un feu de bois en promettant de garder le secret. Et ils revinrent au camp, bon derniers. Le chef de troupe essaya de connaître la raison de leur retard. Personne ne parla. Mais il était évident qu'un événement avait transformé les jeunes de la patrouille.

Inexorable, le temps s'écoulait sans compter comme s'il cherchait à écourter le bonheur des adolescents. La fin des vacances arriva trop vite. Les coeurs balançaient entre le regret des aventures passées et le désir de revoir la famille, parents, frères ou amis. Jack, qui n'avait pas voulu venir dans le Val et qui avait fait preuve de tant de mauvaise volonté, ne savait pas non plus s'il désirait rester ou regagner la ville. Le démontage des constructions et des tentes occupait toute la troupe. Tom tournait autour du camp comme une âme en peine. Personne ne semblait remarquer le chagrin du garçon. Ce désintérêt apparent n'était pas de l'égoïsme. En fait chacun avait suffisamment de difficultés pour mettre de l'ordre dans ses propres sentiments. Le travail était comme une distraction pour empêcher l'esprit de penser.

L'enfant sauvage monta vers le point le plus élevé du terrain où quelques heures plus tôt s'était dressée la tente de Jack et de sa patrouille. Tom trouva son ami en train de ranger les piquets de la tente. Jack leva un instant les yeux sur le garçon et se replongea sur son travail après un bonjour inaudible. Tom s'accroupit à côté pour l'aider à nettoyer l'intérieur des piquets et le creux des sardines remplis de terre. Ils travaillèrent sans se parler, le silence entrecoupé seulement par les pièces métalliques qui s'entrechoquaient. Ils avaient à peine rangé les sacs avec les malles de patrouille que le chef leur indiquait les deux pelles-pioches appuyées au pied d'un arbre.

- J'ai ramené les bâches de la feuillée. Il faut encore reboucher le trou.

Jack acquiesça sans broncher. Il avait bien changé le petit garçon de la ville. La mauvaise volonté des premiers jours était oubliée. Il ne protestait même pas, comme s'il avait voulu laisser après lui un bon souvenir de son passage. Les deux garçons descendirent dans le bois le long du sentier qui s'était formé au fur et à mesure des allées et venues. Jack était en tête. Tom suivait un peu inquiet. N'y tenant plus, il demanda:

- Est-ce que tu reviendras dans le Val?

Jack haussa les épaules.

- J'en doute. Si l'année prochaine on me met encore dans une troupe, ils ne reviendront pas camper ici.

Tom comprenait. Après un silence, il demanda encore:

- Si je t'invitais, viendrais-tu?

Jack s'arrêta. Il hésita et finit par hocher la tête. Il se tourna vers Tom, désolé.

- Mes parents se moquent de l'endroit où je passe les vacances pourvu que je leur foute la paix. Mais j'habite loin. Je n'ai pas l'argent pour payer un tel voyage.

Tom insista.

- Je suis sûr que Hans te payera le voyage si je le lui demande...

- Non, je te le défends.

Jack était furieux. Il fit volte-face et descendit vers la feuillée d'un pas rapide. Hans avait prévenu Tom de la fierté et de la susceptibilité des gens pauvres. Jack n'y faisait pas exception. Tom le rejoignit et l'arrêta en le saisissant par le coude.

- Excuse-moi si je t'ai vexé, mais j'ai tellement envie de te revoir que je cherche une solution.

Jack lui sourit.

- Ce n'est pas grave. Moi aussi, j'aimerais revenir. Mais j'ai été trop souvent déçu. Je ne veux plus faire de projets. Alors n'insiste pas.

Ils se fixèrent un instant. Tom fut décontenancé par la dureté des mots qui étaient contredits par le regard humide de son ami. Tom baissa les yeux et dit d'une voix très basse, comme à regret:

- Je n'en parlerai plus.

Puis il releva la tête et ajouta d'une voix plus ferme.

- Mais on va s'écrire tout de même.

Jack sourit. Il allait mettre leur amitié au défi.

- Toutes les semaines?

Cette tâche lui semblait impossible et il s'attendait à ce que Tom trouve des excuses.

- Je t'écrirai toutes les semaines. Et quand les lettres ne pourront pas partir lorsqu'il y aura de la neige, j'en ferai un paquet que tu recevras au printemps.

Pris à son propre piège, Jack fut obligé d'avouer que c'était au dessus de ses forces.

- Tu sais, j'ai beaucoup de travail à cause de l'école. Je ne pourrai pas t'écrire aussi souvent. Mais je promets de te répondre de temps en temps.

Tom avait compris et lui pardonnait car il importait avant tout qu'ils restent en contact. Entre-temps, ils étaient arrivés à la feuillée. Jack fit la moue à cause de l'odeur. Pour Tom, c'était bien pire, mais l'enfant des bois ne voyait pas la nécessité de se plaindre et de prolonger ainsi son supplice. Ils se mirent à la tâche sans tarder, en veillant bien à ne respirer que par la bouche.

Un peu plus tard, la Jeep avait quitté le terrain de camp avec à son bord le chef de troupe et les dernières malles. Tom restait seul avec son chagrin. Il fit un dernier signe en direction des garçons qui marchaient au loin le long de la route vers le village. Quelqu'un lui répondit. Jack peut-être. Tom avait mal dans la poitrine. Sans retenue car il se savait seul, les larmes se mirent à couler. Il s'encourut droit devant lui, à travers les fourrés malgré les gifles que lui infligeaient les branches basses et malgré la morsure des épines. Il filait donnant toute la force dont ses jambes étaient capables jusqu'à ce qu'il s'écroule épuisé au fond d'un fossé. Il resta là jusqu'à la tombée de la nuit. Il se releva et prit la direction du refuge. Il n'avait plus de larmes à faire couler, mais la douleur était toujours là bien réelle.

XIV. Touristes

- Les chagrins d'enfant ne durent pas très longtemps. Dans la nuit qui suivit, un animal vint gratter à la porte. Je ne dormais pas. Mais Tom s'éveilla avant que je ne sorte de mes couvertures.

- C'est le Grand Loup. Il vient me chercher, expliqua Tom.

Le garçon bondit de son lit et se précipita vers la porte. Il ouvrit le battant juste assez pour se glisser à l'extérieur. Je l'entendis parler à l'animal comme à un être humain. Le loup semblait lui répondre bien qu'aucun son ne me parvenait. Le hasard avait voulu que le Chef et la Meute se souviennent de son compagnon humain au moment où ce dernier avait le plus besoin de leur affection. Il existait entre eux un lien que je ne savais pas définir et qui me dépassait. Tom se pencha par la porte entrouverte de telle sorte que je ne vis apparaître que sa tête.

- Je vais faire un petit tour, m'annonça-t-il.

Je lui fis les recommandations d'usage. Je m'inquiétais surtout pour sa santé après la séparation de Jack.

- Je dormirai à mon retour, répondit-il pour couper court à mes inquiétudes.

Je n'avais pas d'autre choix que de le laisser partir. Au fond, j'approuvais que Tom se distraie en compagnie de ses amis à quatre pattes.

Toutes les nuits suivantes, Tom sortit avec une pelle. Comme il ne m'en parlait pas, je l'ai interrogé à ce sujet.

- C'est pour enterrer les traces des loups, me répondit-il surpris comme s'il s'agissait d'une évidence.

Les animaux devaient chasser pour vivre. Ils cachaient les restants de leur repas. Mais Tom craignait que les gens ne découvrent les carcasses proprement vidées. La meute perdrait sa tranquillité et devrait fuir. Ce ne devait pas être par plaisir qu'il jouait ainsi au fossoyeur. Je n'ai pas manqué de le féliciter pour son courage et sa fidélité envers ses amis.

Au mois d'août, il y eut de nombreuses visites au refuge. Les touristes payaient bien et cela me permettait de constituer des provisions pour l'hiver d'autant plus que maintenant j'avais la responsabilité d'un enfant. Parfois on me demandait de servir de guide ou de louer Major. Cela m'embêtait toujours de quitter le refuge en saison ou de me séparer de mon compagnon de toujours. J'avais déjà pensé louer Tom comme berger ou comme guide. Il connaissait bien la montagne et j'avais confiance en lui. Mais il était encore jeune. Ce n'était encore qu'un enfant. Il avait le droit de profiter de sa jeunesse. Il ne fallait pas lui imposer trop tôt des responsabilités et des soucis. Je n'avais pas le droit de le faire travailler.

Un couple de riches touristes californiens me suppliaient de les conduire au pied du Nid de l'Aigle, un lieu-dit difficile d'accès, mais très prisé par les sportifs. Leur but n'était probablement que d'épater leurs amis en immortalisant leurs portraits avec les deux pics du Nid de l'Aigle en fond de plan. Pour cette photo, ils étaient prêts à mettre le prix. Le trajet n'était pas très long et je connaissais certains détours qui évitaient la plupart des difficultés. Je n'avais besoin que de deux jours pour monter et un pour redescendre. J'y aurais été volontiers, non seulement pour le salaire, mais surtout pour le plaisir de la promenade. Malheureusement, j'attendais un groupe qui avait réservé le chalet depuis plusieurs mois et je ne pouvais pas m'absenter.

- Moi, je veux bien les conduire, intervint Tom qui avait suivi la conversation tout en préparant le feu pour le repas.

Je le regardai. Je le soupçonnais d'avoir souvent été en montagne malgré mes interdictions. Mais je lui fis remarquer que le Nid de l'Aigle était trop loin pour qu'il ait déjà fait cette randonnée. C'était bien mal connaître mon enfant sauvage.

- J'y ai déjà été deux fois. C'est un sommet qui se termine par deux pointes.

C'était en effet le creux entre les deux sommets que l'on appelait le Nid de l'Aigle. Tom ne mentait pas. Il avait décrit l'endroit et n'avait pas pu l'imaginer. Les deux pointes n'étaient pas visibles de cette partie de la montagne. L'américain reprit la parole.

- Si le gosse connaît le chemin, je maintiens mon offre.

J'hésitais. J'avais des scrupules. Le regard de Tom brillait, me suppliant de le laisser partir. D'une part, l'idée d'employer un jeune du pays semblait plaire aux touristes qui, je le savais, n'avaient pas eu d'enfants. D'autre part, Tom avait envie de se rendre utile et cette expérience pourrait lui être bénéfique. Je finis par céder.

Il fut convenu que Tom les accompagnerait au lieu-dit, puis les mettrait sur le chemin du Val pour rentrer directement au chalet dans trois jours. J’ai refusé que l'homme me paye les gages normaux d'un guide car Tom était inexpérimenté. Mais nous avons convenu d'une petite compensation qu'il régla tout de suite et de la promesse d'un peu d'argent de poche pour le petit. Tom se désintéressa complètement de cette partie de la conversation, tout content qu'il était que je le laisse partir en compagnie des touristes. Je passai une bonne partie de la soirée à contrôler sur la carte l'itinéraire que Tom pensait emprunter. Après quelques conseils, plus pour le principe que par nécessité, je mis le gosse au lit avec interdiction de se relever la nuit pour aller voir les loups.

Tom revint avec un jour de retard. Je ne m'inquiétais pas, car j'avais eu des nouvelles par des randonneurs qui redescendaient du Nid de l'Aigle. L'enfant était rayonnant, émerveillé par les découvertes faites dans le Val dont il me parla longtemps. Le couple californien avait tenu à l'amener jusqu'à leur hôtel pour le remercier et pour le présenter à leurs amis. Les touristes ont dû se délecter de la naïveté du garçon. Mais je ne leur en voulais pas. Ils avaient confié à Tom une lettre. Ils étaient très élogieux à l'égard de mon "petit-fils" et promettaient d'envoyer d'autres clients de leurs connaissances. C'était gentil et ça me faisait plaisir.

- T'ont-ils donné quelque chose?, demandai-je à Tom sachant que l'homme avait certainement tenu parole.

- Oh oui, ils m'ont donné de l'argent, répondit Tom en sortant un très gros billet chiffonné, négligemment enfoui au fond de sa poche.

Conséquence inattendue de cette randonnée au Nid de l'Aigle, nous avons eu souvent la visite de gens qui réclamaient les services de Tom. La publicité du bouche à oreille marchait bien. Mais j'ignorais qu'un des amis du couple californien était lui-même guide et avait publié un article avec une photo du garçon. Au cours de la soirée passée à l'hôtel, Tom avait eu le temps de le convaincre par sa connaissance du Val et de la montagne. Bien que je soupçonnais que Tom prenait un certain goût à impressionner les touristes en étalant sa science ou en accomplissant quelques acrobaties sur les rochers, je mis un frein à ces sorties en montagne. Ce n'était qu'un enfant. Il avait un sens certain des responsabilités, mais je craignais qu'il manque d'expérience. De plus, sa fourrure aurait pu attirer l'attention des gens malgré les vêtements qu'il supportait presque volontiers depuis que je l'avais rasé.

XV. Automne

Il fit beau jusqu'au quinze septembre. Puis, les touristes désertèrent la montagne et le Val. Nous retrouvions notre tranquillité. Tom tenait sa promesse. Il écrivait chaque semaine à son ami Jack. C'était un bon exercice que j'encourageais. Il rencontrait un tas de mots qu'il ne savait pas écrire et que je lui épelais. Ensuite je devais relire et corriger. Son style était maladroit, plein de fautes d'orthographe et d'accords. Mais il s'appliquait. Dans l'ensemble, il répétait rarement les mêmes erreurs et la qualité de ses compositions s'améliorait rapidement. Il allait poster les enveloppes lui-même. Il lui fallait toute une matinée pour descendre au village et revenir. Mais il n'économisait pas sa peine pour respecter sa parole.

Jack par contre, ne répondait pas. Quand j'en fis la remarque à Tom, ce dernier m'affirma que son ami l'avait prévenu, mais qu'il n'allait plus tarder à lui envoyer une lettre. Pour ma part, je croyais que Jack avait sincèrement promis à Tom de lui écrire, mais qu'ayant retrouvé la ville et ses problèmes, il avait oublié leur courte amitié comme on perd en se réveillant le souvenir d'un rêve agréable. Je pus constater plus tard que j'avais sous-estimé l'amitié qui liait l'enfant des villes et l'enfant des champs.

La fin de l'été coïncida avec la première lettre de Jack. Tom revint du courrier en courant. Il brandissait un bout de papier raturé, si mal écrit qu'il était incapable de le lire. J'eus moi-même de la peine. L'orthographe était purement phonétique. En voyant la prose de Jack, je me suis fait la réflexion que celui-ci allait peut-être à l'école, mais que Tom était largement en avance. Après plusieurs lectures, le sens de la lettre m'apparut peu à peu. Mais le contenu était plutôt sombre et relatait une série de problèmes entre Jack et ses parents. Je compris que là où vivait Jack, l'école n'était pas vraiment le préoccupation essentielle de l'enfant. Je soupçonnais le petit citadin d'exagérer pour attendrir son ami. Si c'était le cas, il avait atteint son objectif, car Tom fut profondément ému. Il se mit à se culpabiliser, un peu comme s'il volait son propre ami du peu de bonheur dont il jouissait. Je l’ai raisonné, lui rappelant que lui aussi avait eu sa part de malheurs. Il se calma un peu. Puis certain que ses lettres faisaient du bien à son ami, Tom s'appliqua à écrire plus souvent, racontant les nouvelles du petit peuple de la forêt, décrivant avec passion le début de l'automne et les changements de la nature.

L'arrivée du froid ne gêna pas Tom qui avait mué dés les premiers froids. Lui qui avait supporté les vêtements pendant tout l'été y devint allergique. Je le comprenais et je ne le forçais que lorsque c'était strictement nécessaire pour ne pas attirer l'attention des visiteurs et des villageois.

Plusieurs fois, Tom ne rentra pas le matin au chalet. Il trouvait toujours des excuses. Une fois, il prétendit avoir été surpris par l'arrivée de quelques bûcherons et s'être caché jusqu'à leur départ. Une autre fois, il avait soigné une louve blessée. Ou bien, il affirmait simplement s'être perdu, ce dont je doutais car ça ne lui était jamais arrivé avant. Il savait bien que je tenais avant tout à ce qu'il dorme suffisamment et à ce qu'il récupère les heures veillées pendant la nuit. Aussi, à chaque fois, je devais renoncer aux leçons du matin. Je devais absolument reprendre mon élève en mains car il se laissait aller. Aussi, lorsque ce matin il n'est pas revenu, je suis parti à sa rencontre. La forêt avait pris les couleurs de l'automne, jaune, brun et ocre. Certaines espèces de plantes et d'arbres avaient déjà perdus leurs feuilles, ne laissant qu'un squelette tourmenté. Le soleil ne parvenait pas à percer la brume qui nous entourait et qui était si saturée d'eau qu'elle déposait des grosses gouttelettes dans l'herbe et dans les arbres. En foulant le sol, mes bottines laissaient deux traînées humides. J'avais pris la direction des grottes où, d'après les histoires de Tom, je situais la cachette de la meute. Je n'avais pas l'intention d'affronter ces fauves, mais c'était un bon endroit pour commencer les recherches.

Le hasard voulut que je surprenne mon élève en pleine récréation à l'école buissonnière. Il n'avait sans doute pas senti mon arrivée, car, bien que je venais avec le vent, mon odeur lui était trop familière, étrangère à tout danger. Invisible, je l'observai un instant. Insouciant, il jouait avec les feuilles mortes, tantôt les prenant à pleines mains et les lançant en l'air, tantôt marchant en traînant les pieds pour remuer l'épais manteau. Soudain, il se redressa en regardant en l'air. Son ouïe avait perçu l'appel d'un oiseau trop lointain pour moi. Son attention se porta aux arbres dont les ramures clairsemées laissaient entrevoir le ciel. Il marcha d'un tronc à l'autre, le nez en l'air. Puis il revint au milieu à égale distance de trois hêtres. Il se mit à tourner sur lui-même de plus en plus vite, ses pieds soulevant les feuilles en faisant beaucoup de bruit. Lorsqu'il sentit son équilibre vaciller à cause du tournis, il se laissa tomber le dos contre le sol, les jambes et les bras en croix. L'impression de tomber en tournoyant sur lui-même se prolongea longtemps.

Je décidai d'interrompre les ébats du garçon. Je me suis relevé et j’ai marché vers lui. Au bruit de mes pas, il se retourna vivement, prêt à bondir pour s'enfuir. Pendant un instant, j’ai croisé son regard de faon apeuré. En me reconnaissant, il se détendit. Mais l'inquiétude ne s'effaça pas totalement de son visage.

- Je suis venu te chercher car, à ce que je vois, tu as de nouveau perdu le chemin de la maison.

Il prit un air coupable et baissa la tête. Je lui pris l'épaule. Son poil était humide sous le contact de ma main.

- Tu n'as pas l'air content de me voir? ai-je plaisanté. N'avais-tu pas envie d'apprendre la suite des règles d'algèbre?

Il me regarda du coin des yeux avec un air de dégoût. Je ne pus m'empêcher de rire en le poussant devant moi en direction du chalet, ma main emprisonnant son épaule comme un gendarme de bande dessinée conduisant un voleur vers sa prison.

XVI. Tom, garde-malade

A la fin octobre, je reçus une lettre étrange dont le nom de l'expéditeur ne me rappelait rien. Ce ne fut que lorsque j'eus fini la lecture que les choses devinrent plus claires. Jack était suivi régulièrement par une assistante sociale. Celle-ci m'écrivait pour me demander un service. J'appréciai à la fois le style direct et la délicatesse de la fille qui avait veillé à ne pas mêler Tom en m'adressant directement la lettre, me laissant ainsi la possibilité de refuser. Jack était blessé et souffrait d'une double fracture de l'avant-bras et d'un pied foulé. Il prétendait être tombé, mais il était évident que le garçon protégeait un des membres de sa famille. L'assistante n'avait aucun recours officiel pour venir en aide au garçon. Elle espérait qu'une période en dehors du milieu familial pourrait arranger les choses. Comme Jack avait beaucoup parlé de son camp dans le Val et de sa rencontre avec Tom, elle demandait si je pouvais garder l'adolescent pour la durée des vacances de Toussaint. De plus, mon passé médical me permettrait de soigner efficacement le jeune blessé. J'ai naturellement accepté, pas seulement par charité mais aussi parce qu'à travers Tom j'avais appris à connaître le petit citadin.

L'assistante et Jack firent le trajet de nuit. Nous nous étions levé à deux heures du matin pour les accueillir dès l'aube à l'arrêt du bus sur la grand route qui traversait le village. J'avais emmené Major pour que Jack ne doive pas marcher jusqu'au refuge. Tom s'impatientait. Sous le regard amusé des voyageurs qui attendaient avec nous, il se levait tout le temps pour guetter l'arrivée du car. Le gros véhicule arriva enfin avec seulement dix minutes de retard et s'arrêta à notre hauteur. Transis de froid, les voyageurs prirent d'assaut les portes de l'autobus. Comme personne ne semblait descendre, Tom se mit à longer le car en se dressant de temps en temps sur la pointe des pieds dans l'espoir de reconnaître son ami. Je vis le chauffeur traverser les rangées de sièges pour aider des voyageurs.

La fille sortit la première. Elle était encore jeune, pleine d'idéal. Je lui donnais vingt-cinq ans au maximum. J'étais convaincu qu'elle avait fait le voyage à ses propres frais. Elle tenait en main deux sacs en plastique presque vides, du même genre de ceux qu'on reçoit dans les grandes surfaces pour emballer ses achats. C'étaient les uniques bagages du jeune blessé. Elle me fit un petit signe de la tête et se retourna pour aider le chauffeur qui portait un autre genre de paquet. Jack apparut méconnaissable dans les bras de l'homme qui le déposa en bas du bus. L'adolescent soulageait son pied en s'appuyant sur la carrosserie du véhicule. Un plâtre montait jusqu'au genou et un autre couvrait son bras droit jusqu'au coude. Son visage était couvert de contusions. Un oeil était encore à moitié clos et entouré de chairs violacées. Sans doute parce qu'on le surprenait dans cet état, il nous tirait la tête pour cacher sa gêne. La fille demanda au chauffeur de l'attendre. Puis, elle se retourna vers moi.

- Monsieur Duval? Vous êtes bien monsieur Duval.

- Pour vous servir. Et voici mon petit fils, répondis-je en montrant Tom qui revenait vers nous.

Elle me tendit la main en s'expliquant.

- Je ne fais qu'un aller retour. Je dois prendre mon train encore ce matin si c'est possible. J'espère que nous aurons le temps de faire plus ample connaissance lorsque je viendrai rechercher Jack.

Pendant ce temps, Tom s'était approché de son ami qui baissait les yeux, honteux de se sentir ainsi la préoccupation de tant de monde.

- Voici les quelques affaires que les parents du garçon ont bien voulu me confier, fit l'assistante en me tendant les deux sacs. Ce n'est pas grand chose. J'y ai mis le dossier médical et quelques médicaments. Faites pour le mieux. Je reviendrai le reprendre dans quinze jours. Si vous avez un problème, Jack a mon numéro de téléphone.

- Nous nous débrouillerons tous les trois, fis-je pour la rassurer. Puis, voyant le chauffeur s'impatienter, j'ajoutai. Ne faites pas attendre le bus.

- Je savais que j'allais pouvoir compter sur vous. Merci.

Nous nous sommes à nouveau serré la main. Avant de monter dans le bus, elle s'arrêta à côté des garçons. Elle se pencha vers Jack pour l'encourager et pour l'embrasser.

- Tout va s'arranger, entendis-je malgré le bruit du moteur. Tu es avec des amis qui prendront soin de toi. Je te promets qu'à ton retour chez toi tu n'auras plus de soucis à te faire.

Jack se jeta dans les bras de la fille et se mit à pleurer. Un instant dépassée, la fille me jeta un coup d'oeil embarrassé. Avant que je n'aie pu esquisser un geste, son regard se posa sur Tom. Elle lui sourit.

- Tu t'appelles Tom, n'est-ce pas?

Ne sachant que répondre, le garçon se contenta d'incliner la tête.

- Jack a fort besoin de toi. Il faudra que tu t'occupes beaucoup de lui.

Dans le car, les passagers regardaient la scène, plus compatissants qu'énervés ou impatients. L'assistante embrassa Jack sur les joues.

- Je te le confie, termina-t-elle brutalement en poussant l'adolescent dans les bras de Tom.

Elle était à son tour sur le point de pleurer. Je vis brièvement ses yeux rouges et humides lorsqu'elle se retourna pour se précipiter dans le car. Jack cria de toute la force de ses poumons le nom de la fille, "Valérie", qui se répercuta dans la vallée. Il se débattit pour se libérer de l'étreinte de Tom. Le car démarra. J'eus un instant peur que le garçon ne se jette sous les roues, mais Tom tenait bon malgré les coups. Lorsque le danger fut écarté et que le car se fut suffisamment éloigné, Tom libéra son prisonnier qui le repoussa assez violemment. Je vis que Tom se sentait intérieurement blessé par le mouvement de colère du jeune blessé. Je lui fis signe de ne pas s'inquiéter et d'aller ramasser les sacs que j'avais laissés sur le trottoir. Pendant ce temps, j'allai détacher Major que je conduisis près de Jack. Son visage était dur. Des larmes avaient coulé le long de ses joues et avaient laissé deux traînées humides.

- Laisse-toi faire. Je vais t'asseoir sur le dos de mon âne. Il s'appelle Major.

Ce n'était pas le moment, ni l'endroit de discuter. Par chance, il était trop mal en point pour résister et il se laissa faire. Une fois confortablement installé sur mon vieil ami à quatre pattes, Jack s'enferma dans un silence buté. Tom ne comprenait pas. Je surpris plusieurs fois son regard déçu. Il se mit en marche derrière nous, portant les deux sacs de Jack, noués ensemble et jetés autour de son cou. Le séjour de Jack promettait d'être chaleureux et agréable.

Nous avons fait une pose à mi-chemin. Nous nous sommes mis à l'abri du vent dans le creux d'un rocher. J'avais emporté un Thermos plein de café que nous avons partagé pour nous réchauffer. Les deux garçons ne se parlaient pas. Tandis que je faisais la conversation avec Jack pour détendre un peu l'atmosphère, Tom s'était approché du vieux Major et le flattait. Le vent venait dans notre direction. Même avec son ouïe très fine, il ne pouvait pas nous entendre. Jack le regarda. Au bout d'un moment de silence, il demanda brusquement:

- D'où vient-il? Comment se fait-il qu'il n'a pas la peau nue comme nous?

Il devait encore avoir l'image de Tom à moitié nu sur les bords du lac. Il avait peur d'en parler directement à son ami. J'ai trouvé cette pudeur touchante.

- Il est né comme ça, répondis-je simplement parce que c'était ma conviction et que je ne savais rien d'autre.

- Vous n'êtes pas comme lui, répliqua Jack sceptique.

Je me suis empressé de changer de sujet de conversation, car il valait mieux ne pas approfondir la question. Tom se sentait observé. Il se retourna et vit le regard de Jack. Il hésita une fraction de seconde et sourit. Jack lui répondit de la même manière. Le visage du petit citadin me sembla soudain transformé. Loin de toutes ses inquiétudes, ses traits s'étaient relâchés. Il avait retrouvé les traits de l'un enfant qu’il était. Tom vint s'asseoir près de nous. Ils étaient réconciliés.

Je m'étais trompé sur l'amitié de ces deux là. Elle était beaucoup plus forte que ce que je croyais. Nous avons repris la route en devisant gaiement. Jack bombarda Tom de questions concernant les lettres envoyées depuis le mois de juillet, ce qui prouvait qu'elles avaient été lues et relues. Tom s'amusait beaucoup à raconter ses exploits. Je voyais le regard de Jack briller de jalousie lorsque mon garçon fit le récit de son périple au Nid de l'Aigle avec les deux touristes californiens. Je me permis de rappeler l'humilité au jeune héros en évoquant quelques aventures cocasses où la dignité de mon protégé s'était trouvée bafouée. Entre autres, cette fois où, descendu seul avec Major au village pour ramener des provisions, il avait poursuivi l'animal devenu soudain récalcitrant à travers tout le village au grand plaisir des habitants qui riaient aux larmes. Pour l'instant, Jack faisait de même et Tom l'imitait pour sauver la face, mais je sentais dans mon dos ses regards furieux et pleins de reproches.

Jack ne fut pas un malade facile. Il était exigeant et savait nous rendre la vie impossible. Il exploitait et martyrisait son jeune garde-malade qui faisait tout ce qu'il pouvait pour satisfaire son ami. Tom ne comprenait pas l'attitude du jeune citadin, mais il prenait cette épreuve avec patience. Il mettait les débordements du blessé sur le compte de la convalescence. Parfois, Tom se rebiffait et disparaissait sans un mot. Lorsque son absence se prolongeait et que la nuit tombait, Jack montrait des signes d'inquiétude. Le sort de son ami ne lui était pas indifférent. Je savais que mon garçon était allé se défouler en escaladant un rocher ou qu'il avait rejoint ses loups. Mais je me gardais bien de rassurer le jeune malade, pensant que cette angoisse de courte durée rendrait le bourreau plus humain pour sa victime.

A force de soins, Jack se sentit mieux et devint moins agressif vis-à-vis de mon petit protégé. Dans les derniers jours, lorsqu'il put marcher sans aide, Tom l'emmena plusieurs fois en montagne. A leur retour, on pouvait lire dans le regard du petit citadin une admiration débordante pour son compagnon à peau de fauve.

Arriva enfin le jour du départ. Je ne cachais pas mon soulagement. Même Tom aspirait à retrouver la solitude et le calme du refuge. Pourtant nous ne regrettions pas les jours passés au chevet de Jack. L'adolescent s'était remis de ses blessures et avait retrouvé son équilibre. Nous sommes descendus au village pour rejoindre l'assistante sociale, Valérie. Nous avons mangés ensemble à l'auberge qui se trouvait sur la place. J’ai apprécié l'esprit et l'optimisme de l'ange gardien qui veillait sur Jack. La fille avait préparé le retour du garçon avec dynamisme et efficacité. Elle l'avait inscrit dans une nouvelle école et espérait avoir trouvé une solution pour que Jack ne soit pas séparé de sa famille. Sans doute moins convaincu que l'assistante sociale, Jack demanda s'il ne pouvait pas rester avec nous au refuge. J’ai surpris le regard paniqué de Tom. Il voulut intervenir, mais Valérie imperturbable devança le vieil homme et raisonna le garçon.

Le temps passait vite. Il était déjà trois heures. Le bus attendait sur la place. Les deux jeunes avaient reçu un peu de vin et avaient les joues plus colorées que d'habitude. Si Tom ne montrait aucun signe de chagrin, j’ai cru entrevoir un reflet humide dans les yeux rougis du petit citadin. Les garçons promirent de continuer à s'écrire et de se revoir l'année prochaine. Ils se séparèrent en s'embrassant sur la joue. Tandis que le véhicule démarrait péniblement dans la côte et que nous discutions Tom et moi en remontant paisiblement la grand rue, Jack nous fit un dernier signe à travers la vitre. Un peu plus loin, à proximité du magasin à provisions, le bon Major nous attendait.

Il était temps que Jack s'en aille. Une semaine plus tard, la neige se mit à tomber. Contrairement à l'année précédente, le garde-manger avait été bien garni et il ne fut pas nécessaire d'organiser une expédition de dernière minute. Le Val avait revêtu son manteau d'hiver. Tom ne souffrait pas du froid. Sa fourrure avait repoussé pour atteindre le volume de l'hiver précédent. Il retrouva avec joie les décors de ses premiers souvenirs du Val.

XVII. L'apprenti

Dès les premières neiges, Tom sortit de la remise une vieille paire de skis qu'il entreprit de remettre en état. Il mit son amour propre à travailler seul, acceptant de temps en temps mes conseils. Mais je dois reconnaître que le garçon était naturellement doué. Il maniait les outils avec précision. Il fit preuve de beaucoup d'imagination pour remplacer les pièces défectueuses du système de fixation. Au troisième essai, les skis restèrent fixés à ses pieds. Lorsque le temps le permit, je lui ai appris à skier. Il était maladroit, ne trouvant son équilibre que difficilement. Ses chutes me rappelaient de vieux souvenirs lorsque j'apprenais à mes propres enfants de skier et, encore longtemps avant, lorsque, moi-même enfant, je suivais les cours d'un oncle qui vivait également en montagne. Il y a peu de temps, ces souvenirs m'auraient rendu malheureux. Maintenant, je revivais ces instants avec bonheur.

Le garçon était persévérant. Alors qu'il n'était pas encore sûr sur ses skis, il descendit pour la première fois au village. Si la descente ne lui prit qu'une demi-heure, il lui fallut le restant de la journée pour remonter. L'épreuve avait sans doute été pénible, mais Tom ne s'est pas plaint. Il s'endormit tôt se soir là. Malgré la difficulté, Tom recommença, parfois pour aller voir ses loups, parfois pour poster ses lettres au village ou pour ramener des journaux et quelques provisions supplémentaires. Pour la première fois depuis ma retraite volontaire dans ces montagnes et grâce à Tom, j'ai eu un contact régulier avec la civilisation. J'apprenais parfois avec retard que tel ou tel événement avait secoué le monde. Mais tout cela me semblait très lointain, me touchant à peine comme la vague qui se referme sur la plage et qui n'atteindra jamais les dunes.

Les nouvelles de Jack sont meilleures. Il a écrit assez rapidement après son retour. Son père est à la campagne et suit une cure de désintoxication. Il va voir Valérie une fois par semaine. Elle veille sur lui comme elle l'avait promis. Il fréquente régulièrement sa nouvelle école. Les professeurs sont exigeants, mais maintenant il veut travailler pour devenir ingénieur agronome et pour aller aider Tom plus tard dans les bois.

L'hiver fut rude pour les loups. La famine régnait. Ils ne pouvaient pas sortir pour chasser. Contrairement aux mois d'été, la nuit ne suffisait plus pour les protéger. Leurs traces restaient imprimées dans la neige. Tom prit les choses en main et se mit à braconner pour nourrir ses amis. Je n'aimais pas le voir ainsi se compromettre, mais il avait fait son choix et je comprenais ses raisons. Parfois, j'allais l'aider à relever les collets et à dépecer les petites victimes. Bien que la meute se rationnait, il lui fallait tout de même vingt kilos de viande chaque jour. Je craignais que Tom ne finisse par attirer l'attention des habitants du Val. Il ne pouvait pas se déplacer aussi rapidement, ni aussi loin que les loups. Les habitants remarqueraient forcément la ponction que nous faisions sur les ressources de leurs bois.

Parfois, alors que le ciel annonçait une forte tempête de neige, Tom partait malgré mon interdiction. Avec la meute, il organisait de gigantesques battues dont le but était de constituer une réserve pour plusieurs jours. Le vent couvrait les bruits et la neige fraîche effaçait les traces du carnage qu'ils provoquaient. Et si quelqu'un s'étonnait de ne plus trouver de gibier en tel ou tel endroit, il mettait la disparition des rongeurs et des herbivores sur le compte de la tempête. A deux occasions, Tom revint malade, les extrémités des membres presque gelées. La neige s'était transformé en morceaux de glace qui s'accrochaient à son pelage. Plutôt que de rester à l'abri avec ses loups, il avait traversé la tempête pour me rejoindre et que je ne m'inquiète pas.

La famine des loups finit par s'arranger. Au début du mois de janvier, suivant mon conseil, Tom conduisit les loups dans une vallée plus proche du refuge. La nourriture présentait toujours un problème, mais, la vallée étant inaccessible depuis le village pendant l'hiver, les loups pouvaient pourvoir à une partie de leurs besoins en nourriture ce qui soulagea le garçon qui commençait à donner des signes de faiblesse.

Nous avons eu sept fois de la visite pendant l'hiver. L'une d'entre elles ne manqua pas de m'intriguer. Je donnais une leçon de dictée à Tom. Par la fenêtre, il aperçut soudain deux skieurs qui descendaient vers le chalet. Tom disparut aussitôt dans la grange pour revêtir les vêtements qui l'attendaient en cas de besoin. Il n'était encore que neuf heures du matin. Les randonneurs n'arrivaient en général au chalet que le soir pour passer la nuit. Que venaient chercher ces gens? En pensant à la situation particulière de Tom, je ne pus m'empêcher de craindre qu'on ne vienne me retirer le garçon.

Je connaissais le guide, un véritable géant à la force de colosse. C'était un habitué de la montagne qu'il parcourait depuis plus de trente ans. On ne l'appelait que par son prénom, Joseph. Il était bon et me rendait souvent service. Il ne pouvait pas être venu ici pour me faire du mal. Légèrement soupçonneux, je le fis entrer avec son compagnon au moment où Tom fit irruption par la petite porte basse qui communiquait avec la grange. Il avait reconnu la voix et se jeta dans les bras du géant qui le souleva comme un petit enfant.

- Jo, tu ne m'as pas dit que tu viendrais!, s'écria l'enfant.

Je ne comprenais pas. Tom connaissait le guide et me l'avait caché. Je découvrais pour la première fois que le garçon était capable de me faire des secrets, même par simple cachotterie.

- C'est une surprise, expliqua l'homme. Je conduisais cet homme au Toit du Monde. C'est un sommet accessible en cette saison. J'ai pensé que tu aimerais nous accompagner. Puis se tournant vers moi. Si ton grand-père veut bien.

Tom me fixait, le regard suppliant. Il n'avait pas besoin de mots pour défendre sa cause. Le désir brillait dans ses yeux et je le comprenais. Joseph me présenta son compagnon. C'était un chef d'entreprise sur le point de prendre sa retraite. Malgré son âge mûr, il avait conservé une silhouette d'athlète, une santé de sportif. Il prenait quelques vacances avant de prendre une décision concernant l'avenir de sa société. Cette randonnée au coeur de l'hiver était une espèce de pèlerinage grâce auquel il espérait prendre une certaine distance avec les problèmes posés par sa succession.

Tandis que Tom préparait rapidement quelques affaires, Joseph m'expliqua qu'il avait fait la connaissance de Tom à l'occasion de ses visites hebdomadaires au village. Il n'avait pas manqué de remarquer cet adolescent qui arrivait au village en glissant depuis la crête et qui repartait avec ardeur à l'ascension de la montagne. Joseph l'avait abordé à la sortie du bureau de poste. Tom, en général très craintif, avait tout de suite été mis en confiance par l'expression joviale et l'attitude franche du grand guide. L'homme l'avait invité à prendre un chocolat chaud. Tom ne s'était pas fait prier. Ainsi, de semaine en semaine, ils se retrouvèrent au café qui se trouvait sur la place du village. Tom raconta qu'il vivait au refuge avec moi, son grand père. Il expliqua qu'il ne devait pas aller à l'école parce que je lui donnais cours moi-même. Je ne lui apprenais pas seulement à lire, écrire ou calculer, mais aussi à aimer la montagne. Joseph fut impressionné par le souvenir précis que Tom gardait des lieux et des chemins. Il considéra rapidement l'adolescent comme une graine de guide. Il se promit de suivre et de compléter la formation du garçon.

Il partirent avant la fin de la matinée. Tom se tenait à leur hauteur sans peine malgré sa petite taille. Du fait de son jeune âge, les deux adultes l'encadraient avec le souci de veiller sur lui. J'avais confiance en Tom et je savais qu'il ne risquait rien sous la responsabilité de Joseph. Pourtant, je les ai regardés s'éloigner avec une certaine appréhension, comme si on m'enlevait mon enfant.

Ils ne restèrent dans la montagne que quatre jours. Tom revint ravi et très excité par ce qu'il avait vu. Le temps avait été exceptionnellement clair. Malgré le froid, ils avaient passé les trois nuits sous la tente en se serrant les uns contre les autres pour se réchauffer. En évitant les longs détours par les rares refuges de haute montagne, ils avaient gagné du temps par rapport à leurs prévisions initiales. Les deux hommes firent étape au refuge spécialement pour ramener le garçon. Au cours du repas que je leur avais préparé, profitant que Tom était sorti pour ramener du bois, le guide fit l'éloge de son jeune équipier. Cela faisait plaisir à entendre. J'étais très fier de mon élève, heureux d'apprendre qu'il se ferait une place dans la vie et que certains déjà l'appréciaient.

- Il est d'une pudeur maladive, mais il a un caractère très facile et est très courageux, conclut le géant juste avant que l'adolescent ne pousse la porte avec son chargement de bûches.

La neige se mit à fondre vers la fin du mois d'Avril. A cause de ce dégel tardif, Jack n'a pas pu venir au refuge pendant les vacances de Pâques. Les deux adolescents en furent très déçus, mais l'été s'annonçait, ainsi que les retrouvailles très proches. Comme si elle voulait rattraper le temps perdu, la nature s'éveilla en une fois. Les fleurs et les bourgeons éclatèrent de toutes parts. Le Val se métamorphosa en quelques jours seulement. Alors que les premiers perce-neige se soulevaient seulement au dessus de leur grand manteau blanc, les arbres se mettaient à bourgeonner ou à fleurir. Pendant plus d'une semaine, le printemps cohabita avec les souvenirs de la rigueur de l'hiver, de grosses congères sales et des blocs de glace ruisselante.

Dès que le temps le permit, le grand Joseph emmena à nouveau Tom pour d'autres randonnées. Ils allaient beaucoup plus loin que je ne le pouvais à cause de mon âge. Je suis un peu jaloux de l'amitié que Tom voue au guide. J'ai essayé de ne pas le lui montrer, mais je suis certain qu'il l'a deviné car, depuis quelques temps, il a raccourci la durée de ses promenades en montagne et témoigne une assiduité inhabituelle à l'étude comme s'il voulait passer plus de temps près de moi.

Je me trouve stupide de me méfier de Joseph. Il est évident que le géant lui apprend un métier. Si, pour l'instant, en tant qu'apprenti, Tom ne touche aucun salaire, les touristes de l'année passée l'ont généreusement payé malgré son jeune âge et son inexpérience. Joseph l'initie également à l'alpinisme. Il ne s'agit plus de ces petites escalades que Tom pratiquait par défi ou pour épater les scouts et les touristes. Il se sert de cordes, de baudriers et de mousquetons. Il apprend à choisir les voies.

XVIII. Les vacances de Jack

Avec le mois de juin, les vacances scolaires s'approchaient. Le Val se peupla de vacanciers. Joseph eut bientôt trop de travail pour s'occuper de Tom. Le garçon se sentit délaissé et promena pendant plusieurs jours sa solitude désoeuvrée entre le refuge et la meute. Heureusement, Jack écrivit qu'il pourrait venir dès le premier juillet et me demanda par l'intermédiaire de Tom de pouvoir rester au refuge pendant toute la durée des vacances. Je n'eus pas le coeur de refuser ce plaisir à Tom.

Ainsi, par une chaude après-midi d'été, Tom descendit seul au village. Il attendit l'arrivée du bus à l'ombre du petit abri sur la place du village. Il y avait beaucoup de monde, surtout des étrangers dont les vêtements bariolés contrastaient avec les habits usés du garçon. Les gens ne lui prêtaient aucune attention. De temps en temps, un villageois le reconnaissait et lui faisait un petit signe de sympathie auquel Tom répondait discrètement. Depuis que Joseph emmenait Tom en montagne, l'adolescent n'était plus un inconnu pour les habitants du Val. Sans doute par vantardise, le géant ne manquait pas d'éloges pour son apprenti dont les mérites revenaient nécessairement à son génial instructeur.

Tom était un peu inquiet. Comment allaient se passer les retrouvailles après huit mois de séparation? Le dernier séjour de Jack au refuge ne lui avait pas laissé que de bons souvenirs. Tom avait écrit chaque semaine. A travers les réponses trop rares de Jack, il avait senti un fossé se creuser entre eux. Leurs occupations respectives étaient trop différentes. En plus, Tom sentait que Jack ne lui disait pas tout. Il faisait des mystères. Tom se surprit à douter de la sincérité de leur amitié.

Le bus arriva à l'heure, c'est à dire avec une demi-heure de retard sur l'horaire. Tom se leva et sortit de l'ombre pour être bien en vue si Jack regardait dans cette direction. Il le vit derrière une des vitres. Il lui fit signe. Jack le reconnut et agita les bras en guise de réponse. Le bus ne s'était pas encore arrêté que Jack se levait déjà, sans s'excuser lorsqu'il bouscula son voisin. Tom regarda la silhouette de l'adolescent se glisser souplement entre les sièges vers l'avant du car. Le petit citadin sortit parmi les premiers. Il portait le vieux sac à dos qu'il avait reçu des scouts l'année précédente et qui semblait presque vide. Il était vêtu d'une chemisette et d'un short de sport usé qu'il avait remonté sans pudeur entre ses fesses. Tom remarqua les cicatrices qui zébraient le bas du cou et le haut des cuisses de son ami. Mais devant le bonheur apparent de son camarade, Tom n'eut pas l'indécence de poser les questions qui lui traversaient l'esprit.

Les deux garçons marchèrent l'un vers l'autre, soudain hésitants. Ils se trouvaient trop grands pour s'embrasser. Jack donna une tape amicale dans le dos de Tom qui jeta un coup d'oeil gêné autour de lui. En relevant les yeux vers le visage de l'adolescent tout près de lui, Tom réalisa combien ce dernier avait grandi. Alors qu'un an auparavant ils étaient à peu près de la même taille, Jack le dépassait d'au moins cinq centimètres. Après une hésitation, Tom lui souhaita enfin la bienvenue. Comme Hans lui avait donné de l'argent, il proposa à Jack d'aller boire quelque chose avant d'attaquer la montée vers le refuge.

- Je n'ai pas très soif. Mais j'en profiterais pour remplir ma gourde, répondit Jack. Et puis ça me donnera du courage pour monter là-haut. Tu n'as pas emmené Major pour me porter cette fois, reprocha-t-il en boutade.

A l'ombre du grand tilleul qui couvrait presque toute la cour, ils se glissèrent entre les tables bondées en cette heure chaude de la journée. Dans un coin, Joseph était en grande discussion avec un groupe d'étrangers. Sans doute allait-il conduire ces sportifs sur quelques rochers prestigieux. Le guide fit un signe discret vers son jeune apprenti qui lui répondit par un sourire. Tom était déçu d'être tenu à l'écart. Il aurait bien voulu les accompagner. Jack remarqua l'échange pourtant discret entre Joseph et Tom. Il devina la déception cachée de son ami.

- Vous vous connaissez?, demanda-t-il en s'asseyant, montrant l'homme du menton.

- C'est le guide dont je t'ai parlé dans mes lettres.

Jack se tourna vers le géant plein de curiosité.

- Tu crois qu'il pourra nous emmener en montagne?

Tom haussa les épaules.

- Il a trop de travail. Cela fait un mois que je ne peux plus l'accompagner.

Ils avaient quitté le village depuis deux heures. Ils n'avançaient pas très vite car Tom ne voulait pas fatiguer Jack dès son premier jour. Ils étaient seuls. Les signes de l'activité humaine étaient très loin. Seuls le chant du criquet et le souffle de la petite brise entre leurs oreilles rappelait aux adolescents qu'ils n'étaient pas les derniers êtres vivants du monde. Après l'agitation des derniers jours, Jack sentait comme un vertige, une sensation de bien être l'envahir. Il aimait cette sensation. Repensant soudain à la peau de fauve que Tom cachait sous ses vêtements, Jack s'étonna.

- Tu ne retires pas tes vêtements? Tu transpires.

Tom s'essuya le front.

- Toi aussi, se défendit-il.

Puis il expliqua:

- Il y a trop de monde dans le Val et dans les montagnes. Je ne quitte mes vêtements que la nuit.

- Je n'ai pas tes scrupules, rétorqua Jack en se mettant torse nu.

Tom se demanda si Jack avait intentionnellement dévoilé les cicatrices qui se croisaient par dizaines sur son dos et sa poitrine. Tom était certain que l'année précédente au mois de juillet et à la Toussaint ces marques n'y étaient pas. Il ne parvenait pas à détacher son regard malgré son désir de ne pas indisposer son camarade.

- J'avais cru que Valérie avait tout arrangé, fit Tom à voix basse.

- Tu es naïf, Tom. C'est cette spontanéité que j'aime chez toi. Quant aux autres qui ont cru m'aider, je les encule tous, fit-il en basculant les reins dans un mouvement évocateur.

Les derniers mots avaient été prononcés avec violence. Tom trouva son camarade cynique, mais comprenait sa rage impuissante. Il était sincèrement désolé que Valérie n'ait pas trouvé une solution définitive.

L'installation de Jack terminée, les garçons allèrent jouer dans la grange, poursuivait Hans dans son manuscrit. Les poutres qui soutiennent le toit permettent de faire toutes sortes d'acrobaties amusantes. Peu après, couverts de toiles d'araignées et de poussière mêlée à la sueur, je leur ai refusé l'accès du refuge. Le soir était proche. La montagne était déserte. Tom proposa d'aller se baigner dans le petit lac où l'année dernière la patrouille de Jack l'avait déshabillé de force. L'idée était séduisante. Les deux adolescents s'encoururent avant que je ne puisse formuler la moindre objection. Ils ne revinrent qu'une heure plus tard, dans la lumière mourante du crépuscule. Nus et mouillés, ils étaient transis de froid et grelottaient en claquant des dents. Les nuits sont fraîches en altitude. Je les installai de force à côté du feu avec interdiction de bouger tant que le poil de Tom ne serait pas sec. Avec un vieil essuie, Jack s'appliqua à frotter le dos de son ami. Ce traitement vigoureux satisfaisait Tom qui ferma les yeux de bonheur.

Jack était également un oiseau de nuit. Il était éveillé lorsque Tom se leva pour sa traditionnelle promenade de minuit. Tout en faisant semblant de dormir, je les écoutai parler à voix basse.

- Je peux venir avec toi?, supplia Jack.

Tom était plutôt surpris de trouver son ami éveillé à cette heure de la nuit. Mais je savais qu'il avait toujours souhaité présenter Jack à la meute. Après une hésitation, il lui dit de se lever et de se couvrir chaudement. Jack protesta, mais accepta finalement d'enfiler le vieux pantalon et la chemise à longues manches que j'avais préparés à son intention. Si la fourrure de Tom le protégeait du froid, de l'humidité et des ronces, Jack quant à lui avait la peau nue et d'autant plus fragile qu'il avait de très nombreuses cicatrices. Pendant que Jack s'habillait, Tom rassembla les deux pelles-pioches qu'il attacha ensemble pour qu'elles ne fassent pas de bruit en se cognant l'une contre l'autre. Lorsqu'ils furent sortis, je me suis relevé pour les regarder disparaître dans l'obscurité. La nuit était belle. Le ciel était dégagé, si pur, qu'il laissait voir des myriades d'étoiles que je ne connaissais pas. Je me suis assis sur le petit banc de pierre à l'entrée du refuge. Par la pensée, je suivais le périple des deux garçons.

La lune était absente. Jack connut ses premières difficultés en entrant dans le sous-bois. Il n'y voyait rien sauf l'ouverture du chemin dans le feuillage des arbres. Tom le rattrapa plusieurs fois de justesse avant qu'il ne trébuche ou qu'il ne s'écrase le nez contre un arbre. Finalement, par sécurité, Tom se résolut à tirer son ami aveugle par la main. Il marchèrent longtemps avant de trouver la meute dans une clairière, assez loin des tanières où elle se cachait pendant la journée. La chasse avait été bonne. Tom aperçut les restes d'un chevreuil. Les animaux repus étaient couchés dans les hautes herbes. Seuls quelques jeunes adultes restaient vigilants et faisaient le guet à l'orée du bois. De loin, ils avaient reconnu l'odeur de Tom. Ils se manifestèrent à peine au passage des garçons. Jack hésita. Il avait peur, une peur irraisonnée et instinctive. Les sens émoussés du jeune citadin étaient incapables de reconnaître le vrai danger. Tom insista et l'entraîna de force au milieu du groupe, vers le grand loup. Tom vint s'asseoir à côté du chef de meute et se mit à le flatter. L'animal semblait ignorer le jeune inconnu craintif qui se tenait à quelques mètres seulement. Mais Tom savait que le loup ne perdait rien des mouvements de ses visiteurs. L'estomac plein, n'ayant aucune autre préoccupation que leur curiosité, quelques loups témoignèrent de l'intérêt pour le jeune humain. Ils le fixaient de leurs yeux brillants en forme d'amande. Mais aucun d'entre eux ne montra la moindre agressivité envers l'adolescent qui accompagnait leur jeune ami et qui ne pouvait donc pas être dangereux.

- Assieds-toi et ne bouge pas, fit Tom au bout d'un moment à l'adresse de Jack.

A peine Jack fut-il assis dans les hautes herbes qu'une ombre se leva et trotta dans sa direction.

- Tom. Se peut-il que certains n'aient pas reçu à manger?, fit le garçon d'une voix tremblante.

Tom jeta un coup d'oeil désinvolte vers la louve et haussa les épaules.

- C'est une femelle. Elle vient prendre ton odeur. C'est leur manière de te reconnaître.

- Ah!, répondit Jack d'une voix peu convaincue et mal rassurée.

La louve s'approcha à distance respectueuse et tourna autour de Jack pour se mettre sous le vent. Tout en humant l'odeur que lui amenait la brise, elle s'approcha lentement. Tom s'amusa intérieurement en constatant que la louve adoptait cette démarche prudente pour ne pas effaroucher le jeune visiteur peureux. Elle se pencha vers les mains du garçon qu'elle renifla avec attention avant de lui donner un petit coup de langue râpeuse et de repartir pour regagner sa place. Suivant l'exemple, d'autres loups se levèrent et s'approchèrent. Jack se laissait faire, repoussant de temps en temps les animaux qui flairaient de trop près ses parties intimes. Parfois, en témoignage de sympathie, l'un ou l'autre se mettait à lui lécher les mains ou le cou. Jack trouvait cela dégoûtant et frottait longuement sa peau humide sous le regard hilare de Tom. Les loups se succédèrent. Bientôt ce fut le tour des jeunes. Jack les trouva amusants. Il se détendit et se mit à jouer avec eux sous le regard attentif des mères. Mais le garçon fut rapidement dépassé par le nombre. Ils le mordillaient et tiraient sur ses vêtements de toute part.

Ce n'est qu'à ce moment, après tous, que le grand loup se leva dédaignant les caresses savantes de Tom. Il s'approcha de l'adolescent. Les jeunes s'écartèrent et allèrent se réfugier entre les pattes de leur mère. L'animal s'arrêta à quelques centimètres seulement du visage du garçon. Il le regardait dans les yeux, les narines palpitantes, cherchant dans les effluves du matin l'odeur de ce jeune humain. Le temps était suspendu. La forêt retenait sa respiration. Soudain, le grand loup fit demi-tour. Il poussa un petit jappement étouffé. Au signal, presque inaudible, la meute se regroupa. Les guetteurs sortirent du bois et rejoignirent le groupe. Le chef traversa la meute qui s'ouvrait devant lui. Il portait un regard attentif sur chacun, veillant à ce que tout le monde soit bien présent. Puis il s'éloigna en direction du bois. Dans un silence presque irréel, pas même entrecoupé pas le froissement des herbes foulées, les loups suivaient les traces de leur guide formant une file parfaite. D'ici l'aube, les herbes de la clairière se redresseraient, effaçant du même coup leurs traces et les emplacements où les loups s'étaient couchés quelques instants pour se reposer.

Se souvenant des coups de langues humides, Jack se frottait encore les mains sur son pantalon.

- Où sont-ils partis?, demanda-t-il.

Tom montra la clarté qui s'élevait dans le ciel au dessus des arbres.

- Dans une heure, il fera clair, expliqua Tom. Ils retournent dans leur tanière avant le lever du jour. Ils ne sortent que la nuit pour se nourrir. Si on veut les voir plus longtemps, nous devrons partir plus tôt. On a perdu beaucoup de temps à cause de toi.

- Je n'ai pas tes yeux, se défendit Jack.

Tom prit la direction du bois.

On ne rentre tout de même pas déjà?, s'étonna Jack avec un ton de reproche.

- Pas tout de suite. On a quelque chose d'important à faire avant de rentrer.

Tom entraîna son ami dans le bois, là où ils avaient aperçu la carcasse proprement nettoyée du chevreuil. Jack fit la moue en voyant Tom se mettre à creuser. L'idée de jouer au fossoyeur ne lui plaisait guère. Surmontant son dégoût, il aida son ami. A deux, il ne leur fallut pas plus de dix minutes pour faire disparaître les restants du repas nocturne des loups.

- C'est tous les soirs comme cela?, s'inquiéta Jack.

Tom sourit.

- Si tu n'aimes pas, tu n'es pas obligé de m'accompagner. Mais il est important que quelqu'un le fasse. En été, il y a trop de promeneurs dans le Val. Si quelqu'un venait à découvrir la présence des loups, ce serait la catastrophe pour eux.

Le soleil éclairait déjà la montagne lorsque les garçons revinrent au chalet. Je leur avais préparé un copieux petit déjeuner. Nous avons mangé tous les trois. Leur appétit, creusé par leur promenade nocturne, semblait insatiable. J'aimais bien les voir ainsi détendus et en bonne santé. Même Jack avait perdu son regard dur qu'il avait à mon égard et dont il gratifiait sans doute tous les adultes. Lorsqu'ils eurent fini de remettre la table, Tom rassembla ses vêtements et commença à s'habiller. Jack s'assit à côté de lui.

- Que fait-on ce matin?, demanda-t-il.

- Je pensais aller revoir le terrain de camp de l'année passée...

- Tu oublies tes devoirs, fis-je.

Je n'avais rien perdu de la conversation des deux garçons. Je l'avais interrompu avant qu'il ne fasse d'autres projets. Tom fit la moue. Il avait espéré que je le laisserais en paix pendant toute la durée de la visite de Jack.

- Vous n'allez pas le faire travailler pendant les vacances. C'est inhumain, s'exclama Jack en prenant le parti de son ami.

- Tom a sans cesse de bonnes excuses, fis-je remarquer à l'adolescent. Un jour, c'est une randonnée avec Joseph. J'aime bien Joseph, mais ce n'est pas lui qui lui apprendra à lire. La dernière fois, il n'a pas voulu travailler parce qu'il était rentré trop tard des bois et qu'il était fatigué. Aujourd'hui, il a de la visite et voudrait s'occuper de son invité. Je ne suis pourtant pas exigeant. Je ne lui demande que deux à trois heures de travail chaque matin...

- Ce sont les vacances, renchérit Tom. Pourquoi devrais-je continuer à étudier alors que les enfants ne vont plus à l'école?

J’ai hoché la tête.

- Demande à Jack. Quand il va à l'école, il doit y rester toute la journée. C'est pour cela que les autres enfants ont droit à leurs congés. Toi, tu ne les mérites pas. Tu ne travailles pas assez.

- Mais je ne peux pas laisser Jack tout seul. Il va s'ennuyer.

- Ca m'étonnerait que Jack n'ait pas quelques devoirs de vacances. Il ne me semble pas que, dans ses lettres, il se soit vanté d’une année scolaire brillante.

Jack eut un sourire gêné à l'adresse de Tom: adieu les projets de promenade. Tom baissa la tête et poussa un soupir.

Dans l'après-midi, les deux garçons sont montés dans la montagne. J'avais aussi envie de me promener, mais je suis parti de mon côté, car je savais qu'ils désiraient aller seuls. De très haut, je les ai aperçus. Je ne pouvais pas les entendre, mais je devinais bien ce qu'ils pouvaient se dire. Croyant que personne ne les observait, ils s'étaient déshabillés et s'étaient couchés dans les hautes herbes, offrant leur corps nus à la caresse du vent et à la douce chaleur du soleil. Ils étaient étendus côte à côte, regardant les nuages qui se poursuivaient dans le ciel. Ils étaient fatigués l'un comme l'autre, mais le sommeil ne venait pas. Alors ils devisaient, livrant leur coeur.

- Il y en a d'autres comme toi? demanda Jack.

Tom haussa les épaules.

- Je ne sais pas.

- Tu n'as pas dans ta famille quelqu'un qui te ressemble?

Tom hocha la tête.

- D'où viennent tes poils? Ton grand-père n'est pas comme cela.

- Hans n'est pas mon grand-père. Puis il ajouta après un silence: C'est ce qu'on raconte aux étrangers pour qu'ils nous laissent tranquilles.

Jack se souleva. Il regarda Tom en fronçant les sourcils. Il n'avait pas l'habitude que Tom lui fasse des secrets.

- Qui est-il, alors?

- Il y a deux ans, j'étais blessé. Il m'a recueilli et m'a soigné. Depuis il s'occupe de moi.

- Il t'aime beaucoup, constata Jack, non sans une pointe de jalousie.

- Il a perdu ses enfants et sa femme dans un accident de voiture. Je les remplace un peu. De toute façon, je l'aime bien et je n'ai nulle part où aller.

Jack réfléchit un instant. Sa curiosité n'était pas satisfaite.

- Tu as dit que tu as été blessé. Tu as eu un accident?

- C'est comme cela que j'ai connu Hans.

- Que s'est-il passé?

- Je ne me souviens pas.

Machinalement, Tom tâta du bout des doigts la cicatrice qui avait laissé une longue bande de peau nue dans sa chevelure.

- Ta cicatrice date de ce fameux accident?

- Celle-là et celle de mon épaule.

Les réponses de Tom devenaient de plus en plus courtes. Le garçon se défilait, éludant les questions. Il y avait quelque chose qu'il ne parvenait pas à dire. Jack n'aimait pas cela. Tom ne devait rien lui cacher. Il poursuivit.

- D'où venais-tu avant ton accident?

Tom eut un sourire à l'adresse de son ami.

- Je te l'ai dit: je ne me souviens pas.

Les mots mirent un certain temps à prendre une signification dans l'esprit de Jack.

- Tu veux dire que tu as tout oublié. Tu es amnésique.

Tom ferma les yeux. Jack avait prononcé le mot qui lui faisait peur. Sa mémoire morte était comme une maladie dont il avait honte. Le visage de Tom se ferma. Après un moment, il se mit à parler d'une voix sourde.

- Mon premier souvenir, c'est le visage de Hans penché sur moi. Avant c'est un trou noir, un grand vide dans ma tête qui me fait peur.

Jack referma sa main sur celle de Tom. Il découvrait la détresse de son ami et espérait pouvoir l'aider comme lui l'avait fait jusqu'à présent. Les mots venaient tous seuls, lui qui n'aimait pas faire des discours.

- Tu ne dois pas avoir peur. Nous sommes deux, tu sais. Ensembles, nous sommes plus forts. Avec ton aide, je pourrai tenir tête à mes parents. Avec mon aide, tu guériras.

Tom tourna la tête. Alors seulement, Jack vit les larmes qui coulaient dans les yeux de son ami. Tom sourit pour le remercier.

Je détournai la tête. Je n'eus pas l'indécence d'en voir plus. Je me suis relevé et j’ai continué ma promenade, repensant à l'amitié de ces deux enfants meurtris. Ils avaient besoin l'un de l'autre.

A leur âge, ils ont besoin de mouvement et de découverte. L'imagination des deux garçons fut stimulée par l'esprit de compétition. Lorsqu'ils en eurent assez de se promener gentiment dans la montagne et de faire d'innocents barrages dans le lit des torrents, ils se mirent à courir les bois à la recherche de tours pendables. Cet été-là, le petit peuple de la forêt put courir tranquille. Les braconniers ne trouvèrent aucun gibier dans leurs pièges et dans leurs filets. Mais ils ne furent pas les seules victimes. Les promeneurs égarés subirent les espiègleries de Tom et de son acolyte. Les rares panneaux se mirent soudain à indiquer des directions fantaisistes, le plus souvent à l'opposé du vent. A la tombée de la nuit, au détour des chemins, les gens se trouvaient soudain en face d'un ours ou d'un monstre sanguinaire qui ne prenait même pas la peine de les poursuivre une fois que la panique avait fait son oeuvre. Parfois, lorsque les plus courageux retournaient au petit jour sur les lieux de la terrible rencontre, ils découvraient qu'en fait d'apparition, il ne s'agissait que d'un assemblage de branches et de paille.

Au creux des chemins, on entendait des bruits insolites et des grognements menaçants d'animaux invisibles. Tous ces petits événements plutôt cocasses et innocents nourrirent les conversations du Val et furent gonflés par l'imagination des victimes et des commères. Un vent de panique se mit à souffler sur le Val. Certains firent le rapprochement avec les apparitions insolites du printemps de l'année précédente. Tous admirent bientôt l'existence de quelque chose qu'on nomma "la Bête du Val". La Bête avait tous les visages et toutes les audaces. On la rendait responsable de tous les maux, même ceux qui de toute évidence n'étaient pas de son fait.

Je suivais l'affaire de loin. Me rendant rarement au village, j'apprenais quelques bribes de l'affaire par la bouche des randonneurs de passage. Je ne fis pas tout de suite le rapprochement avec mes deux garnements. Pourtant, depuis quelque temps, je voyais bien qu'ils avaient des secrets. Je ne pouvais pas vraiment me fâcher. Les tours de mes garçons me paraissaient enfantins et innocents. J'avais plutôt envie de rire avec eux. Mais j'avais un rôle à jouer et je devais les arrêter avant qu'une de leurs farces ne tourne mal et ne provoque un accident. J'aurais pu raisonner Tom. En général, il m'écoutait et ne discutait pas. Il n'en était pas de même pour Jack qui était réticent à toute forme d'autorité. Il devenait insolent et méchant. Je n'avais aucun moyen de le contraindre, me refusant de sévir ou de l'enfermer. Heureusement, comme Jack acceptait une légère influence de Tom, il se calma un peu.

Le grand Joseph ne semblait pas dupe. Il connaissait bien Tom lui aussi et avait sans doute reconnu la main de son apprenti dans les délits commis par la Bête du Val. En l'absence de mes deux gaillards, Joseph vint au refuge. Il me posa de nombreuses questions sur l'emploi du temps et sur les allées et venues des garçons. Je lui répondis le plus vaguement possible, mais l'homme hochait la tête d'un air entendu. Quelques jours plus tard, le grand guide emmena Tom et son ami pour poser les collets d'un cousin qui n'osait plus s'aventurer dans les bois. Joseph parla de la Bête en veillant de ne pas accuser directement les garçons. Il affirmait que la Bête n'était qu'un mythe créé pour alimenter les conversations des bars. Comme toutes les légendes, celle-ci prenait naissance dans un fond de vérité. Il s'agissait probablement de plaisanteries d'un très mauvais goût imaginées par quelques esprits taquins. A la fin de leur promenade, Joseph affirma en regardant les garçons que seul quelqu'un qui les aurait vu placer les collets serait capable de les saboter tant ils étaient bien cachés. Le guide les visait spécialement et les garçons le comprirent à mots couverts. Ils se regardèrent d'un air coupable.

J'admirai la technique du guide. En ne les accusant pas directement, il évita le conflit avec Jack. En laissant planer un doute, les garçons n'osèrent pas se défendre ouvertement. La peur d'être dénoncés par le géant transforma les deux petits démons en véritables chérubins. Même Jack redoubla d'ardeur pour m'aider à l'entretien du refuge. Après quelques jours, le géant monta au chalet pour faire la paix. Puis, il les emmena en montagne pour escalader des rochers, juste eux trois. Si, durant cet été, on parla encore de la Bête, je peux certifier que mes garçons n'y étaient pour rien.

Trop courtes, les vacances se terminèrent aussi sûrement que les meilleurs choses ont une fin. Comme pour se mêler à la tristesse des coeurs, le temps se couvrit et il se mit à pleuvoir. Tom avait beaucoup de peine de se séparer de son ami. Mais il était plus grand et ne pleura pas comme l'année dernière. De son côté, Jack semblait très angoissé par l'idée de retourner chez lui. C'était comme si les soucis laissés au vestiaire l'avaient rejoint en force, trop lourds pour ses épaules d'adolescent. Peut-être que ces quelques jours de bonheur rendaient le contraste plus pénible. En petit homme volontaire, je ne l'entendais pas se plaindre. En descendant vers le village, je le voyais serrer les dents, les muscles de sa mâchoire se tendre à intervalle régulier sous la peau de son visage. Je respectais son silence bien que je devinais que Jack ne demandait qu'à confier ses secrets trop lourds.

Nous venions à peine d'arriver sur la place du village quand le bus apparut dans la côte. Avec empressement devant le temps qui leur était désormais compté, Jack demanda à Tom:

- Tu viendras chez moi? Je te ferai découvrir la ville. Ce n'est pas aussi chouette que tes montagnes, mais c'est parfois intéressant.

Tom promit avec joie, pensant aux découvertes qu'il avait faite l'année passée dans l'hôtel des touristes californiens. Ils se dirent adieu en se serrant la main. La pluie dégoulinante sur leur visage cachait leur mine pitoyable. Jack monta dans le bus qui démarra peu après. Tom resta un long moment immobile sous la pluie, regardant la lumière rouge des feux s'éloigner derrière les rideaux de pluie alors que la masse du véhicule était invisible depuis longtemps. Il vint s'asseoir à côté de moi dans l'abri du bus.

- Jack m'a caché quelque chose, dit-il sur un ton inquiet. Et c'est quelque chose d'autre que ses problèmes familiaux...

Je ne dis rien. Je l'avais senti moi aussi, bien que j'étais moins proche de Jack. Apprenant de la bouche de Tom qu'il n'en savait pas plus que moi, je regrettai un instant de ne pas en avoir parlé moi-même avec le petit citadin. Mais il est trop tard maintenant.

XIX. Le dernier automne dans le Val

Le mois de septembre fut particulièrement maussade. Tom reprit les habitudes de son courrier hebdomadaire. Maintenant il écrivait seul. Je ne pouvais plus le relire. Il cherchait seul dans le dictionnaire les mots dont il ignorait l'orthographe. Par curiosité, j'ai lu en secret plusieurs de ses lettres. Le contenu était parfaitement innocent, bien qu'il faisait parfois référence à des événements que j'étais sensé ignorer. Avec le départ des touristes, on ne parla plus de la Bête du Val. Certains prétendirent que cette légende n'avait été imaginée que pour attirer les curieux et faire connaître la région. Mais les événements qui suivirent ne tardèrent pas à leur donner tort.

L'automne débuta plus tôt que les autres années. Nous n'étions qu'à la mi-octobre et le ciel était déjà chargé de neige. Le jour était à peine levé. J'étais debout depuis quelques minutes seulement. J'allais moudre du café. Tom fit irruption dans le refuge, l'air catastrophé. Lui qui transpirait peu, il était en nage, le poil collé sur le corps par la sueur. Je l'avais entendu se lever vers une heure du matin. Il avait sans doute passé le restant de la nuit avec les loups.

- Papa Hans, répéta-t-il plusieurs fois, le souffle trop court pour continuer.

Il prit un certain temps pour maîtriser sa respiration affolée. Je ne l'avais jamais vu dans cet état. Qu'est-ce qui avait pu se passer pendant la nuit? Son récit était confus. Il était question de la meute. Je compris enfin qu'un jeune loup avait été blessé et capturé par les villageois. Lorsque je parvins à calmer Tom, le garçon me confia ses craintes. Les hommes allaient découvrir l'existence de la meute. Ils allaient chasser et peut-être exterminer ses amis.

- Que peut-on faire?

Il me suppliait de prendre les choses en main. La situation le dépassait. Il avait besoin de moi. Nous avons discuté longtemps. Finalement, vers le milieu de la matinée, j'ai laissé Tom seul au chalet avec pour consigne de se reposer et de ne pas bouger. Je suis descendu au village pour me faire une idée de la situation. J'ai tout de suite ressenti l'atmosphère tendue qui régnait dans la vallée. Tous ne parlaient que de la capture de la veille. Mais jamais on ne fit allusion à une meute. Chacun admettait que c'était un loup solitaire provenant de quelque contrée lointaine. J'ai trouvé l'animal sur la place. Il était exposé dans une cage étroite. Il était couché sur le flanc et haletait. Il souffrait. Ses pattes arrières avaient été brisées par un piège à mâchoire. Les fractures étaient ouvertes et infectées. Je trouvais inhumain de l'avoir laissé dans cet état. On ne l'avait pas soigné lorsqu'il était temps. Il faudrait l'amputer si on voulait qu'il survive. Une boule de colère me nouait le ventre. J'étais scandalisé. Je comprenais mieux l'état de Tom.

Je me rendis au café de la place pour me renseigner. J'eus droit plusieurs fois au récit de la capture. Les versions étaient à ce point différentes que j'eus du mal à admettre qu'il puisse s'agir d'une même histoire. J'ai appris à l'improviste qu'on attendait un vétérinaire pour examiner l'animal. L'homme ne manquerait pas de constater le jeune âge de la victime. J'étais d'ailleurs étonné que ce détail n'ait pas frappé ces hommes proches de la nature. L'hypothèse d'un solitaire éloigné de son pays d'origine se voulait uniquement très rassurante pour les villageois. Elle ne tiendrait pas longtemps. Et du même coup, la présence de la meute dans les bois du Val allait être dévoilée. Je me suis demandé alors si j'allais annoncer cette mauvaise nouvelle à Tom. Il en serait malade. Mais je pensais qu'il m'en voudrait d'avantage si je le laissais dans l'ignorance. Maintenant que je rédige ces lignes, je regrette ma décision.

Je suis remonté au chalet dans l'après-midi. Tom m'attendait avec impatience. Malgré son air malheureux, je lui ai tout raconté. Pourtant j'aurais dû me méfier. Je lui ai expliqué la seule solution qui me semblait sensée. Je lui ai proposé de conduire la meute à travers la montagne avant les premières neiges. De l'autre côté, c'était le désert. Le sol y était pauvre. Le gibier rare. Mais la meute ne serait pas en concurrence avec les hommes et j'espérais qu'on la laisserait tranquille. Certes, j'ignorais si les amis de Tom comprendraient nos intentions et s'ils nous suivraient, mais au moins nous avions un but pour nous occuper l'esprit.

Le restant de la journée fut consacré à la préparation d'un itinéraire discret à travers la montagne. Quand nous nous sommes couchés, j'avais l'esprit en paix, convaincu que nous avions fait tout ce qui était possible pour l'instant. Lorsque je me suis levé, la couchette de Tom était vide. Je ne l'avais pas entendu se lever, mais j'ai tout de suite supposé qu'il était parti tenir compagnie aux loups en ces moments difficiles. Mais il tardait à rentrer. A dix heures, j'ai commencé à m'inquiéter. Avait-il décidé d'emmener la meute pendant la nuit? Je savais à peu près par où ils allaient passer. Je me suis rapidement équipé pour les rejoindre. J'ai laissé un mot sur la table et j'ai pris la route de la montagne avec Major.

Le vent soufflait. Nous avancions difficilement. Bientôt il parut évident que je ne pourrais pas revenir au chalet avant la tombée de la nuit. Je ne m'inquiétais pas pour moi, mais pour le garçon. Si je m'étais trompé sur les intentions de Tom, il allait devoir passer la nuit seul. Pour ma part, je m'arrêterais dès qu'il ferait noir. J'avais pris un sac de couchage pour moi et une bâche pour Major.

J'arrivai vers quatre heures à l'un des cols par lequel nous avions décidé, Tom et moi, de conduire la meute. Je ne vis aucune trace de leur passage. Je suis donc redescendu en direction du Val, vers les tanières où les loups avaient l'habitude de passer la journée. Après quelques minutes de descente, je me suis arrêté. Du promontoire où je me trouvais, j'avais une vue très large sur la vallée. Je n'eus aucune difficulté à voir les hommes en contre bas qui escaladaient le flanc de la montagne. C'étaient des chasseurs avec des chiens. Ils étaient sur la piste de quelque chose. J'ai tout de suite pensé à Tom et à ses loups. Les hommes étaient très loin et n'arriveraient pas à ma hauteur avant la tombée de la nuit. J'ai donc continué mon chemin, pensant que les fugitifs se trouvaient forcément entre les chasseurs et moi.

Je cherchais la meute. Ce fut elle qui me trouva. Ils m'avaient senti de loin. Tom n'était pas sûr de me reconnaître. La meute s'était cachée dans les rochers. Je les avais dépassés sans les voir, lorsque Tom m'appela. Je me suis retourné et le vis, debout en travers du chemin. Il descendit vers moi. Je l'ai trouvé fatigué, physiquement mais surtout nerveusement. Derrière lui, des silhouettes à quatre pattes se redressèrent et le suivirent. Il se jeta contre moi, soulagé par ma seule présence. Maintenant, la meute nous entourait. Les loups étaient serrés les uns contre les autres pour se protéger du vent.

- Viens, il faut continuer, fit Tom au bout d'un moment.

Je l'aurais bien pris dans mes bras, mais Tom était devenu trop lourd pour moi. J'ai fait demi-tour et j'ai repris la direction du col. Mû par une nouvelle vague d'énergie, Tom se tenait à ma hauteur. Malgré la montée assez raide qui réclamait tout mon souffle et qui n'avait pas l'air de l'incommoder, il me raconta la nuit.

Il s'était levé, torturé par le sort du jeune loup. Il était descendu au village. Il devait être minuit lorsqu'il était arrivé sur la place. Il y avait encore de la lumière au café. Des gens veillaient à l'intérieur et discutaient bruyamment. Dehors, dans le froid, il n'y avait personne. Le loup était toujours vivant. A moitié conscient, l'animal avait regardé et avait reconnu Tom. Le garçon avait compris que c'étaient les dernières heures de son jeune ami. Sur le moment, il avait décidé de l'emmener pour qu'il puisse mourir libre parmi les siens. En ouvrant la cage, les gonds mal graissés avaient fait un bruit infernal. Au moment où Tom extrayait le corps de sa prison, des hommes étaient sortis du café. Il y avait eu des cris. Des fenêtres s'étaient allumées un peu partout. Tom avait pris peur et s'était enfui en emportant le corps. Il y eut plusieurs détonations. Des volées de plomb s'étaient écrasées sur le sol près des fuyards. Puis la nuit l'avait enveloppé et avait protégé sa retraite.

Nous nous sommes arrêtés à l'abri du vent dans une gorge étroite. Tom me montra les quelques éclats qui s'étaient plantés dans ses jambes. Les petites blessures le cuisaient, mais étaient sans gravité.

- Tu ne m'avais pas dit qu'il allait mourir, me reprocha Tom lorsque j'eus fini d'examiner ses jambes.

- Lorsque j'ai vu le loup, on aurait encore pu le sauver, me défendis-je.

Tom baissa les yeux.

- Le loup est mort dans mes bras avant d'arriver aux tanières. Il n'a pas supporté le voyage. Je l'ai fait souffrir pour rien.

Il me faisait de la peine. Je passai ma main dans ses cheveux et dans son épaisse crinière. Je sentis les muscles de son dos se détendre un peu. Il me désigna les loups qui s'étaient couchés à ses pieds.

- C'est à cause de moi qu'ils doivent quitter le Val. Je n'avais pas mis mes vêtements pour descendre au village. J'avais cru que la nuit suffisait à me cacher. Les villageois m'ont vu. C'est moi qu'ils pourchassent maintenant. Non pas les loups.

Je l'écoutais sans l'interrompre. Je pensais aux hommes qui montaient sur les traces du garçon en ce moment.

- Ce matin, les chiens ont suivi ma piste jusqu'aux tanières des loups. Nous avons pu leur échapper de justesse.

Tom releva la tête pour me fixer droit dans les yeux. Son regard criait à l'aide.

- Le seul danger pour la meute est ma présence. Papa Hans, veux-tu les conduire à ma place? Ils te suivront.

J'ai tout de suite deviné les intentions de Tom. Il allait entraîner les chasseurs derrière lui, tandis que je conduirais les loups sur leur nouveau territoire. Mais j'avais peur pour lui. Je connaissais la fidélité de Tom, mais j'ignorais jusqu'où il pouvait se sacrifier. Je pris son visage entre les mains.

- Tom. Pour toi, je le ferai. Mais à une seule condition. Retourne au refuge. Même s'il te suivent jusque là, ils ne te reconnaîtront pas sous tes vêtements. Dis-leur que j'ai dû m'absenter pour quelques jours. Attends-moi là-bas et ne tente rien avant mon retour.

Tom semblait soulagé. Il promit de faire comme je l'avais dit. Tout allait s'arranger. Dans quelques heures, il serait à l'abri dans le refuge et les loups seraient hors de portée des chasseurs. Tom effaça savamment la piste laissée par les loups. Il se roula par terre pour marquer son odeur et pour entraîner les chiens dans une autre direction. Depuis le passage du col, je le regardai un instant avant qu'il ne disparaisse complètement. Il descendait le sentier vers le refuge en sautant de rocher en rocher. Il semblait avoir retrouvé son insouciance et sa légèreté de vivre. A côté de moi, Major ne manifestait pas la moindre inquiétude. La présence des loups ne l'effrayait pas, comme s'il savait qu'il ne risquait rien des amis de Tom. Nous nous sommes remis en route.

C'était fantastique d'avancer avec ces animaux autour de moi. J'admirais leur discipline et leur organisation. Lorsque je m'arrêtais pour me reposer, il se cachaient à l'abri des regards un peu à l'écart du chemin. Des sentinelles se postaient en haut et en bas du sentier sans qu'aucun ordre n'ait été échangé. Par la simple force de son regard, le grand loup menait son monde à la perfection. Lorsque l'obscurité fut trop profonde, j'allumai ma lampe de tempête. Les loups me suivaient à distance respectueuse autant pour ne pas être éblouis que pour rester invisibles à l'écart de la tache de lumière. De toute façon, je doutais que des chasseurs se soient déjà aventurés si haut. Pendant la nuit, plusieurs coups de feu nous parvinrent étouffés. Je pensais avec angoisse à mon garçon. Je devais me raisonner et me persuader qu'il était en sécurité dans le refuge.

Nous n'avons atteint l'autre versant de la montagne que le lendemain, vers la fin de la première journée. En face de nous, en contrebas, s'étalaient les collines semi-désertiques. Cette contrée était pauvre. Un piètre Eldorado, en vérité! J'espérais sincèrement que les loups pourraient y vivre en paix. Les loups semblaient avoir compris que je désirais les laisser ici. La meute me dépassa et continua son chemin vers les collines. Le grand loup resta à ma hauteur. Il me regardait. Il me remerciait. Il n'avait pas besoin de mots, je le comprenais. Mais je lisais autre chose dans son regard. Il regarda plusieurs fois en direction du sommet. Le sort de son jeune ami humain semblait l'inquiéter lui aussi. Avait-il senti quelque chose que j'ignorais? Tandis que je m'éloignais, le loup me regarda immobile comme pour s'assurer que je ne traînais pas en route.

L'inquiétude de l'animal m'avait envahi. J'ai hâté le pas. Si je me suis arrêté une ou deux fois, ce n'était que pour ménager notre santé, à Major et à moi. Mes jambes me faisaient horriblement mal. Je n'étais plus habitué à un exercice aussi intense. J’ai marché jusqu'au coucher du soleil et toute la nuit. Je ne rejoignis le refuge qu'à la fin du second jour après notre séparation sur le col. Il y avait de la lumière. Tom devait m'y attendre bien au chaud.

Mais ce n'est pas lui que je vis en poussant la porte. Trois chasseurs que je connaissais de vue pour les avoir aperçus au village s'étaient installés et avaient mis le refuge dans un état de désordre et de crasse indescriptible.

- Nous vous attendions, fit le plus grand.

- Où est mon petit-fils?, demandai-je sans prêter attention à la remarque de l'homme.

- Il participe probablement à la battue. Tout le pays s'y trouve, savez-vous. D'ailleurs, on aurait besoin de votre aide. L'animal est d'une ruse incroyable...

Bien sûr que Tom participait à la gigantesque chasse qui faisait rage depuis plusieurs jours. Mais ce n'était pas en tant que rabatteur, mais bien comme gibier. Avait-il été rejoint avant de rejoindre le refuge? Ou bien le refuge était-il déjà occupé avant qu'il n'y arrive? Je regrettais de ne pas avoir pensé à lui amener ses vêtements lorsque nous nous sommes rejoints sur le col.

Je me suis senti faible. Les chasseurs m'ont fait de la place pour me permettre de m'asseoir. Je ne m'étais pas encore rendu compte combien Tom avait pris de place dans ma vie et combien je tenais à ce garçon. Mais, pour le moment, je ne voyais aucun moyen de l'aider. Il faisait déjà noir. Il était trop tard pour rejoindre la battue. Les hommes me proposaient de me reposer et de ne partir que le lendemain. Cette nuit, je n'ai pas trouvé le sommeil malgré la fatigue accumulée de ces derniers jours. J'ai écrit jusqu'à maintenant. J'ai pris une résolution concernant la demande des trois hommes. Je serai plus utile pour aider Tom si je me mêlais aux chasseurs. Aussi, je partirai avec eux dès l'aube.

XX. Lettre de Tom

Le récit du vieil homme s'arrêtait brutalement. Les derniers feuillets étaient couverts par l'écriture laborieuse de Tom. Bénédicte commençait à bien la connaître maintenant. Il s'agissait d'une lettre destinée au vieil homme par delà le monde des morts.

Au refuge, 31 décembre,...

Quelques jours seulement avant la visite de Bénédicte au chalet.

Papa Hans,

En ce réveillon de nouvelle année, j'ai voulu être seul. Dans la vallée, les touristes font la fête. Depuis notre chalet, je vois les feux et les lumières. J'entends les bruits des pétards. J'aurais pu descendre et me faire inviter quelque part. Des randonneurs m'avaient proposé de les rejoindre à leur hôtel. Mais ces instants particuliers, je veux les partager avec toi.

Tu n'as pas hésité à te sacrifier pour moi. Je ne crois pas en avoir été digne. Je m'en veux de n'avoir pas su surmonter cette épreuve, de m'être enfermé dans mon malheur. Je n'étais pas prêt à vivre seul. Plutôt que de me remettre aux autorités, je suis resté près de ta tombe. J'ai été stupide. Ne me juge pas trop durement. Je me suis déjà fait tant de mal. Puis j'ai quitté le Val. Notre Val bien-aimé. Je m'étais souvenu de Jack. Il m'avait promis que je pourrais toujours compter sur lui. Je suis allé dans sa ville.

Papa Hans, ce fut terrible...

Je n'avais pas encore connu la souffrance avant d'aller là-bas. Comment les gens peuvent-ils supporter de vivre les uns au dessus des autres et de se faire autant de mal? Jack est mort. Lui aussi, à cause de moi.

Puis il y a eu Julia. Elle était dure. Mais elle m'a aidé. Elle m'a donné un travail, un logement. Et enfin, je suis tombé amoureux d'une fille. Mais ça n'a pas marché. Je suis parti pour oublier. Elle n'a jamais occupé autant de place dans mon coeur.

Bénédicte relut plusieurs fois cette phrase.

C'est dur. Mais je continue. Je veux prendre mon destin en mains. Je vais me rendre à Hamme-Ville où tout semble avoir commencé à cause de la médaille. Il faut que je retrouve mes souvenirs et la raison de mes blessures. J'aimerais tellement savoir d'où je viens. Peut-être découvrir qui étaient mes parents...

Je pensais à mes parents génétiques, car dans mon coeur il n'y a la place que pour un seul père, toi. De là où tu es, je sais que tu veilles sur moi et que tu es d'accord avec moi,

Ton fils aimant, Tom.

Ce que le vieil homme n'a pas pu consigner dans son livre et que Tom n'a pas trouvé le courage de raconter, Bénédicte se l'imaginait sans problèmes. Hans est parti avec les chasseurs. Il les a conduits sur la piste de Tom. Son intention était de s'approcher le plus possible de la Bête et de la soustraire en lui redonnant l'identité de son petit fils. A cette fin, il portait sous ses vêtements un petit sac avec les affaires du garçon.

Tom brouillait intelligemment les pistes. Mais Hans le connaissait bien et n'avait aucune difficulté à déjouer ses ruses. Avant la tombée de la nuit, il savait qu'il était très près de Tom. Le garçon se reposait dans un vallon qu'ils avaient repéré ensemble, il y a longtemps. Les rochers offraient plusieurs issues de secours discrètes, à l'abri des regards. Le garçon savait que personne ne l'y surprendrait, sauf peut-être Hans. Ce dernier laissa les chasseurs seuls. Il prétendit vouloir explorer un passage. Les hommes ne se firent pas prier et se laissèrent tomber au pied des arbres, heureux de ce moment de repos. Hans craignit un instant que les conversations bruyantes des hommes n'alerte Tom et que le garçon ne disparaisse. Il grimpa entre les rochers vers un point qui donnait une vue d'ensemble sur le petit vallon. Couché sur le ventre, il rampa jusqu'au bord. Il vit le garçon couché le long du torrent, une vingtaine de mètres en contrebas. Il était heureux de le voir. Le fugitif semblait en bonne santé. La génération de chasseur capable de l'inquiéter n'était pas encore conçue.

- Parfait. D'ici, je ne peux pas le rater, fit une voix derrière Hans.

Surpris, le vieil homme se retourna. Un chasseur mieux entraîné que les autres l'avait suivi et s'apprêtait à tirer. L'ermite ne possédait pas l'ouïe ou l'odorat de son protégé. Il se redressa dans la ligne de tir. Mais l'homme avait déjà pressé la détente. Le coup partit. Le choc fut tel que Hans fut projeté en arrière. Si la balle ne l'avait pas tué, la chute l'acheva.

Lorsque la chasse reprit, la Bête avait totalement disparu. On abandonna les recherches quelques jours plus tard.

XXI. Retour de Bénédicte

Le compartiment était silencieux. L'obscurité quasi totale était seulement coupée par une lampe individuelle. Encore émue, Bénédicte referma le livre. Sa montre indiquait cinq heures du matin. Dans un peu plus de trois heures, il ferait jour et elle serait de retour chez elle. Elle avait sommeil, mais elle était trop nerveuse pour s'endormir. Lorsqu'elle fermait les yeux, elle revoyait le petit Tom, quelques années plus tôt, courir dans les prairies et sauter entre les rochers. Il était insouciant et heureux à cette époque où le vieil homme s'occupait de lui. Elle fit tourner entre ses doigts la médaille gravée.

D. Le petit pompiste

I. Hamme-Ville

Le camion roulait à vive allure. Par les fenêtres dont les vitres avaient été baissées, le vent s'engouffrait dans la cabine, rafraîchissant le conducteur et son jeune passager. Leurs cheveux battaient dans tous les sens. L'air transportait des odeurs qui semblaient familières, mais qui ne réveillaient aucun souvenir dans la mémoire de Tom. Il regardait les collines défiler de part et d'autre de la route. Pas un seul arbre, pour faire de l'ombre. Parfois, dans le creux d'un vallon, un arbuste desséché avait pris racine. Après la neige des sommets, le soleil du désert semblait irréel. Une journée à bord du semi-remorque avait suffi pour passer du plein hiver à l'été. Alors que, pour Hamme-Ville, la saison était la plus froide de l'année, Tom souffrait déjà de la chaleur. Ses habits le gênaient. Son pelage d'hiver le faisait transpirer abondamment. Qu'en serait-il dans quelques mois?

Tom arriva à Hamme-Ville au début de la soirée, alors que le soleil était déjà bas sur l'horizon. Il n'avait eu aucune difficulté à trouver de la place à bord des véhicules. En échange d'un peu de conversation et de compagnie, les gens s'arrêtaient volontiers. De plus le trafic, s'il n'était pas dense, était régulier. Le garçon remercia le chauffeur. Le semi-remorque duquel il venait de descendre s'en alla lourdement dans le vacarme de son moteur, soulevant derrière lui un nuage de poussière qui s'estompa rapidement. Le garçon était à l'entrée de la petite ville. Un panneau blanc et noir, sans aucune fantaisie, souhaitait la bienvenue.

Actuellement, la nouvelle route contournait le centre proprement dit. Seuls les conducteurs qui désiraient s'y arrêter prenaient l'ancienne route le long de laquelle les maisons avaient été construites. Maintenant que la circulation n'y était plus aussi dense, la route avait été aménagée en parking, bordée d'arbres parasols qui dispensaient de l'ombre fort appréciée par les automobilistes abrutis de chaleur et de poussière. On pouvait trouver à Hamme-Ville tout ce dont le voyageur pouvait avoir besoin: magasins, snacks, restaurants, motels, stations d'essence et même de la compagnie pour la nuit pour pas cher à la condition de savoir où demander.

Tom parcourut la ville dans le sens de la longueur, prenant le temps de bien observer chaque maison et chaque passant. Sa mémoire restait muette. Il arriva à l'endroit où l'ancienne route rejoignait la nouvelle, à une centaine de mètres seulement après les dernières maisons. Au carrefour, se trouvait une station service. Il remarqua une pancarte demandant un étudiant pour tenir la pompe. Ce travail s'il payait peu permettrait à Tom de mener discrètement ses recherches. Décidé, Tom poussa la porte du magasin. L'homme derrière le comptoir s'occupait d'un client. Il leva un regard soupçonneux sur le garçon. Tom attendit en regardant les présentoirs. Le magasin offrait en plus des accessoires pour voiture, une certaine variété de revues, de la nourriture, des boissons. Derrière le comptoir, s'alignaient les inévitables bidons d'huile. Le tout était impersonnel, plongé dans une obscurité reposante. Un groupe d'air conditionné produisait un peu de fraîcheur qui mit Tom à l'aise. Il se mit dans le souffle d'air froid et ferma les yeux de plaisir.

- Que veux-tu, chef?

Tom surpris, se tourna vers l'homme.

- Je viens au sujet de l'affiche.

- Je demandais un étudiant, mais tu me sembles bien jeune. Tu ne vas plus à l'école?

Tom mentit sur son âge. Quand l'homme lui demanda ses papiers d'identité, Tom expliqua qu'il les avait perdus. L'homme n'était pas dupe.

- Je ne suis pas gourmand. Je n'ai pas peur du travail. J'ai travaillé dans un chantier pendant un an. Mon ancien patron était content de mes services. Mais j'ai dû le quitter parce que j'ai été renversé par une voiture et que je ne pouvais plus travailler sur le chantier.

Tom essayait de mettre l'homme à l'aise. Il ne savait plus quoi inventer. L'homme réfléchit. Intéressé par une main d'oeuvre bon marché, il craignait néanmoins des problèmes avec la famille de l'adolescent. La police, il en faisait son affaire: il connaissait bien le commissaire de Hamme-Ville.

- Que disent tes parents, que tu travailles?

- Je n'ai qu'une seule famille, un vieil homme qui vivait dans la montagne. Il s'est occupé de moi pendant longtemps.

- Sait-il que tu es ici?

- C'est lui qui m'a envoyé à Hamme-Ville, mentit Tom.

- Je te prends à l'essai pendant une semaine. Je t'offre le logis et la nourriture. Pour le salaire, on verra plus tard. Quel est ton nom?

- Tom, monsieur...

- Moi, c'est Smith, monsieur Smith, ajouta le patron en serrant la main du garçon.

II. La pompe

En fait de logis, l'homme offrit à Tom un hamac dans une cabane derrière le garage au milieu des moteurs démontés, d'un fatras de pièces et de cambouis. Tom qui n'avait jamais connu le luxe s'y installa volontiers. Au moins, il avait un toit et un espace à l'abri du soleil et des regards. Monsieur Smith fournit à Tom une salopette bleue avec le sigle de la station imprimée sur le dos. Le vêtement était un peu grand, mais cela accommodait Tom qui s'y sentait plus à l'aise. Le fonctionnement des pompes n'était pas bien compliqué, même pour un enfant sauvage. A peine monsieur Smith eut-il fini de montrer à Tom son nouveau lieu de travail qu'un client se présenta. Tom s'avança spontanément pour le servir. Le patron l'observa. Le garçon présentait bien. Il était poli et pas trop maladroit. Le client lui demanda de laver le pare-brise. Tom s'exécuta avec le sourire. La monnaie rendue, Tom salua le conducteur avec un "bonne route" très convaincant. Smith trouva que cette recrue inespérée allait être d'un grand secours.

L'ami de monsieur Smith, le commissaire Ohara, fit une reconnaissance discrète le lendemain à la première heure. Il arrêta sa voiture en vue de la station. Pendant une dizaine de minutes, le temps de faire contrôler le signalement du garçon, il le regarda servir les clients. Tom remarqua la voiture. Entre deux clients, il se retourna franchement et sans crainte vers le policier. Plus tard, le commissaire vint ranger sa voiture le long des pompes.

- Le plein, jeune homme, fit le commissaire en se dirigeant vers le magasin où se tenait monsieur Smith.

Les deux hommes discutèrent quelques minutes. Tom savait qu'ils parlaient de lui, mais il ne pouvait pas les entendre. Puis le commissaire sortit.

- Ton patron m'a dit que tu as perdu tes papiers.

Tom fit la moue et inclina deux fois la tête.

- Tu n'as évidemment pas encore fait de déclaration.

Il approuva de nouveau d'un signe de tête.

- Passe donc au bureau. On te fera des papiers provisoires.

Tom s'était préparé à cette formalité et promit donc de passer au bureau de police le jour même. Il donnerait le même nom de famille que Hans, Duval. Il l'avait déjà utilisé du temps où Julia l'avait recueilli.

Dans un premier temps, monsieur Smith ne laissa pas Tom seul à la pompe. Soit lui-même, soit un de ses associés était présent. Tom fit tout ce qu'il pouvait pour mériter la confiance de son nouveau patron. Il travaillait dur, même après ses heures. Puis, petit à petit, Tom reçut la responsabilité d'une petite caisse qu'il devait vider fréquemment. D'abord pour quelques minutes, puis pour des périodes plus longues, Tom eut la garde des pompes et du magasin en même temps que ses premières payes.

Cela faisait trois semaines qu'il était arrivé à Hamme-Ville. Tom commença à faire les nuits seul. Il prenait la caisse le soir vers huit heures jusqu'au lendemain à huit heures. Le temps était long. Aussi, il lui arrivait de dormir. Il s'accommodait bien de ces courtes périodes de repos entre deux clients, lui rappelant la vie sauvage sans cesse sur le qui-vive. Ses sens aiguisés l'avertissaient. Il se réveillait toujours à temps. C'est pourquoi, personne ne s'en rendait compte. Tom était content. Il ne perdait pas trop de sommeil et il pouvait sortir pendant la journée pour mener son enquête sans gêner son travail à la pompe.

III. Enquête

Longtemps Tom avait hésité à se rendre à Hamme-Ville. D'une part, il y avait cette médaille qui semblait être le seul lien avec son passé oublié. D'autre part, Tom avait très peur de ce qu'il allait découvrir. C'est pourquoi il avait tellement tardé dans le Val. La restauration du chalet n'avait été qu'un prétexte pour repousser l'échéance. Maintenant, le simple fait d'être là faisait avancer ses recherches. Tom n'eut même pas besoin de poser la question. Dès son arrivée, il entendit parler du "Home de Hamme-Ville". Il s'agissait d'un centre d'éducation surveillée pour jeunes en difficultés. Il avait été construit à quelques kilomètres de la ville dans une cuvette entre deux collines. Un système de pompes puisait l'eau dans une rivière souterraine et irriguait le parc du centre, créant une véritable oasis artificielle au milieu du désert. Les habitants de la région ne voyaient pas d'un bon oeil la présence de ces enfants et de ces adolescents qu'ils assimilaient systématiquement à des psychotiques, des délinquants et des criminels. La situation était à ce point tendue que le moindre problème prenait vite l'ampleur d'une catastrophe.

Tom partageait son temps libre entre l'exploration systématique de la région et la bibliothèque municipale où il faisait des recherches dans les anciens numéros du journal local. Il rassemblait un maximum d'informations sur les disparitions de garçons ayant vécu dans le Home de Hamme-Ville à l'époque où l'ermite l'avait trouvé blessé dans le Val. Tom fut impressionné par le nombre de jeunes qui s'enfuyaient du centre. Il pouvait être n'importe lequel d'entre eux. Mais la position isolée de Hamme-Ville permettait de les retrouver rapidement avant qu'ils ne disparaissent dans une ville. De plus en plus, le Home lui apparaissait comme une prison placée là, car le désert était le meilleur des gardiens. Cependant, une série d'affaires restèrent sans suite, le sujet ayant tout à fait disparu, soit mort, soit ayant réussi à se faire une vie nouvelle ailleurs.

Au détour de ses promenades, du haut des collines qui surplombaient le Home, Tom observait la vie des pensionnaires. Ils n'étaient pas maltraités. Il lui arrivait de les envier, à force de les voir courir et jouer, tandis que lui avait les mains calleuses, durcies par le ciment, et que le parfum de l'essence le poursuivait partout. Même les barrières qui entouraient le complexe semblaient avoir été dressées pour protéger les enfants contre une éventuelle bête sauvage plutôt que pour empêcher les jeunes de s'évader. Néanmoins, Tom était libre. Et il ne désirait pas échanger sa place.

Ce jour-là, il avait dormi dans les collines. Nu, il avait nettoyé son poil dans la poussière, puis l'avait offert à la caresse du soleil. Surpris par le soir, il se rhabilla hâtivement, coupa au plus court et passa à proximité du poste de garde qui défendait l'entrée du Home de Hamme-Ville. Il s'arrêta. De l'autre côté de la grille, des adolescents de son âge jouaient au football. Il s'approcha, s'efforçant de reconnaître à travers le grillage de la barrière ne fut ce qu'un visage. Tom eut comme un flash devant les yeux. Pendant un court instant, il se vit courir et échanger le ballon avec d'autres jeunes. Cette sensation l'intrigua d'autant plus qu'il ne se souvenait pas d'avoir jamais joué au football.

Un des jeunes s'était interrompu au milieu d'une passe et subissait le quolibet de ses équipiers. Le garçon fixait Tom et semblait le reconnaître. L'enfant fauve eut un sentiment étrange, mais il n'eut pas d'autres images. Sa mémoire restait muette. A tout hasard, Tom leva une main. L'autre lui répondit en souriant. Absorbé par cet échange, il n'entendit pas le gardien lui demander de s'en aller. Le bruit des cailloux tombant près de lui le ramena à la réalité.

- Va-t-en! tu n'as rien à faire ici, vaurien, criait l’homme en ramassant d’autres projectiles.

Tom reçut un cailloux plus gros à la figure, le blessant légèrement au front. Se protégeant le visage de la chute de nouveaux cailloux, Tom s'éloigna sans hâte, le regard rivé sur le garçon qui s'était mis à protester avec ses camarades contre le gardien. Tom s'en alla à regret, avant que le jeune inconnu ne s'attire des ennuis.

Une fois qu'il ne fut plus en vue du centre, Tom allongea le pas. Avait-il seulement remarqué cette voiture sombre qui avait ralenti à sa hauteur? Ce regard à travers les vitres fumées, l'avait-il senti? Tom ne s'était même pas retourné pour regarder où se rendait la voiture. Il ne la vit pas s'arrêter au poste de garde. Il ne vit pas non plus le gardien discuter avec le conducteur en montrant l'adolescent du doigt, ni le véhicule faire demi-tour. Le fait que la voiture s'arrêta le long de la grand route à une centaine de mètres de la pompe ne l'intrigua même pas. Tom arriva à la pompe au moment où un client se présenta. Il fit signe au patron et servit la conductrice, une mère de famille, qui s'inquiéta de la blessure sur le front de Tom. Ce n'était vraiment pas grave: il l'avait complètement oubliée. Néanmoins, il entra dans le magasin pour se soigner avant de se changer.

- C'est étrange, cette voiture noire de l'autre côté de la route, fit remarquer monsieur Smith en montrant à Tom la grosse berline noire qui l'avait suivi. Cette voiture est arrivée en même temps que toi. Elle roulait au pas. Je l'observe depuis. Le conducteur n'a pas bougé et semble regarder par ici.

Le patron caressa la crosse du revolver qu'il cachait sous son comptoir.

- J'espère qu'il ne prépare pas un sale coup. Sinon j'ai de quoi le recevoir.

Le patron ne fit aucune remarque sur le retard de Tom qui prit son service après un repas sommaire.

IV. Vol

Les clients se suivaient de près, mais devinrent plus rares avec la tombée de la nuit. Tom était derrière le comptoir du magasin, penché sur un livre de botanique qu'il avait ramené de la bibliothèque municipale à l'occasion de ses recherches dans les archives du journal local. Peu après minuit, la porte s'ouvrit brutalement. Tom leva la tête. Un homme était dressé devant lui et le menaçait d'un pistolet semi-automatique. L'homme portait une cagoule et était habillé en noir. Tom eut un coup d'oeil vers la crosse du revolver qui était à portée de main derrière le comptoir.

- Haut les mains, ne fais pas le con.

Tom s'exécuta un peu tremblant. L'homme lança un sac sur le comptoir.

- Vide ta caisse dans le sac.

Tom fit un mouvement vers la caisse.

- Non, pas comme ça, cria l'homme. La main droite sur la tête. Ouvre ta caisse de la main gauche.

Tom ne quittait pas le pistolet des yeux. A peine eut-il rempli le sac qu'il vit l'articulation de l'index blanchir sur la détente. Il se jeta au sol. Le coup partit, percutant un bidon d'huile qui rebondit et gicla dans toutes les directions. L'homme tira à travers le comptoir une série de coups de feu juste en dessous de la caisse là où Tom s'était tenu debout quelques instants auparavant. D'autres bidons furent pulvérisés et crachèrent leur contenu par terre. Au moment de s'emparer du sac pour s'enfuir, l'homme aperçut le garçon blotti dans un coin à l'extrémité du comptoir. Ils se regardèrent. L'homme braqua son arme vers le visage du garçon. Il pressa la détente. Tom ferma les yeux et attendit. Rien. Les pièces mobiles étaient bloquées vers l'arrière, le chargeur vide. L'homme insista en vain sur la détente. Il finit par renoncer et s'encourut. Une voiture l'attendait plus loin.

Toujours blotti dans son coin, Tom entendit la voiture démarrer bruyamment. Il resta là un certain temps, tremblant. Petit à petit, il se souvint des instructions du patron. Il prit le téléphone au dessus de lui et forma le numéro de la police. Il répondit aux questions de l'opérateur. Puis, il appela monsieur Smith. La patrouille trouva Tom très pâle à l’entrée du magasin. Il venait de servir un client de passage. Un policier interrogea le garçon tandis que son coéquipier relevait les différents indices. Il compta treize douilles disséminées à travers le magasin et quelques unes des balles encastrées dans le bois. Tom avait fait sa déposition lorsque monsieur Smith arriva à son tour. Lorsque les représentants de l’ordre eurent quitté les lieux, monsieur Smith vint s'asseoir à côté de Tom sur les marches à l'entrée du magasin. Tom buvait une tasse de café brûlant.

- Est-ce que ça ira pour terminer la nuit?, s’inquiéta le patron.

Tom frissonnait comme s'il avait froid. Il tenait sa tasse d'une main mal assurée et regardait les cercles concentriques et réguliers qui se formaient à la surface du liquide.

- Je crois que oui, dit-il avec courage.

Puis après un silence:

- Pourquoi a-t-il tiré? Il était masqué. Je ne pouvais pas le reconnaître.

Monsieur Smith poussa un soupir.

- C'est de la violence gratuite. C'est d'autant plus idiot que tu venais de vider la caisse et qu'il n'y avait quasiment rien dedans. C'est le troisième hold-up cette année. Mais c'est la première fois qu'on tire sur quelqu'un.

Un peu plus tard, monsieur Smith rentra chez lui, laissant derrière lui Tom qui n'était pas rassuré. Mais le voleur n'allait pas revenir. Du moins, pas cette nuit.

V. Incendie

Assommé par son aventure de la veille, Tom s'endormit dans son hamac sans prendre la peine de manger. Plus tard, dans la journée, il se réveilla brusquement à la suite d'un cauchemar. Il regarda autour de lui sans comprendre. Le rêve semblait continuer. Il sentait une forte odeur d'essence. Intrigué, Tom se leva et voulut pousser la porte de la cabane. Elle était bloquée de l'extérieur. Un grondement sourd. Une bouffée de chaleur lui parvint à travers la paroi. La respiration devint difficile. A travers les lattes mal jointes, Tom devina la lueur vive des flammes.

Le feu!

Tom s'activa. Il était redevenu l'animal du Val, avec une seule pensée: survivre. Il déplaça trois grands bidons vides qu'il aligna le long de la paroi de brique qui était commune avec le garage. Temporairement à l'abri, il enfila sa salopette qu'il avait mouillée dans un seau. Il protégea ses mains et son visage dans une couverture. Réverbérée par la pierre, la chaleur se faisait déjà sentir.

Pendant ce temps, monsieur Smith se tenait dans le magasin. Le téléphone sonna.

- Monsieur Smith, cria la voix dans le combiné, j'avais cru que nous nous étions clairement fait comprendre. Nous avions convenu que vous ne brûleriez plus de pneus derrière votre garage...

Monsieur Smith vit le nuage noir de fumée qui faisait de l'ombre sur les pompes. Il avait compris.

- Je vous en prie, ce n'est pas un feu. C'est un incendie. Raccrochez, j'ai besoin de la ligne.

L'alerte donnée aux pompiers, Smith courut hors du magasin, un extincteur sous le bras.

- Je savais que j'aurais des problèmes avec ce gosse, maugréa-t-il contre lui-même.

Toute la cabane était en feu. Les parois et le toit tenaient encore. Il appela Tom plusieurs fois. En vain. Il éteignit le feu à hauteur de la porte. Se servant de l'extincteur comme d'une masse, il fit sauter le cadenas et enfonça la porte. Le feu avait déjà pris à l'intérieur. Il appela encore, essayant de voir à travers la fumée. L'incendie prenait de l'ampleur, attisé par l'air frais qui s'engouffrait par l'ouverture. Les parois ne furent bientôt plus qu'un mur de flammes. La chaleur et la fumée étaient devenues insupportables. Smith fut contraint de rebrousser chemin et de sortir de cet enfer.

Tom, couché à terre, avait perdu connaissance, faute d'oxygène. Les bidons l'avaient caché de la vue de monsieur Smith. Mais l'air frais, s'il attisait le feu, rendait également des forces au garçon. Les appels du patron achevèrent de réveiller Tom. Il se hissa en renversant les bidons. Les flammes léchaient la combinaison de travail sans parvenir à y mettre le feu. Il entendit un craquement sinistre au dessus de lui. Ses réflexes étaient encore vifs. Il se jeta à travers le mur de flammes. Il jaillit de la cabane et s'écroula sous les yeux ahuris de monsieur Smith. Tom se roula à terre pour éteindre le tissu qui se consumait lentement. Monsieur Smith l'aida en jetant du sable, puis le souleva et l'entraîna vers les douches du garage. La sirène des pompiers retentit. Le camion s'arrêta dans un nuage de poussière. Les hommes déployèrent leur matériel et se mirent à combattre le feu qui commençait à prendre à la base du toit du garage. Sous la douche, trempés tous les deux, Tom sanglotait dans les bras de son patron. Il était brûlé superficiellement au visage et aux mains. Mais ce n'était pas la douleur qui le faisait pleurer. Mais la peur.

L'incendie une fois maîtrisé, Tom fut conduit à la polyclinique de Hamme-Ville. Le médecin soigna le garçon, puis le renvoya au garage. L'après-midi touchait à sa fin. La patron de la station était occupé avec le commissaire de police Ohara. Tom ne voulait pas les déranger et se rendit à l'arrière du bâtiment pour examiner les dégâts. La cabane avec tout ce que Tom possédait n'était plus qu'un amoncellement de débris noircis. Le mur de briques avait souffert de la chaleur et était lézardé par endroits. Le toit du garage était abîmé, rongé par les flammes. Mais il tenait bon. Tom avait tout perdu. Même la salopette qui sentait le brûlé et qu'il portait en ce moment ne lui appartenait pas. Tom donna un coup de pied rageur dans les décombres.

- Est-ce cela que tu cherches, lança le commissaire derrière lui.

Tom se retourna surpris. Ohara se tenait au milieu de la cour. Il montrait une boite métallique, couverte de suie, contenant des billets calcinés et un pistolet. Tom reconnut l'arme du voleur qui lui avait tiré dessus. La boite, quant à elle, il se souvenait qu'elle se trouvait effectivement dans la cabane, mais il ne l'avait jamais ouverte.

- Je ne comprends pas, fit Tom.

- Pour moi, c'est très clair, répondit le commissaire. Tu as vidé la caisse de Smith. Pour faire croire à un hold-up, tu as vidé le chargeur de cette arme dans le magasin. Et aujourd'hui, tu avais l'intention de disparaître avec ton butin. Pour cacher ta fuite, tu as mis le feu à la station. Mais malheureusement, tu es resté bloqué dans la cabane en récupérant cette boite.

Tom voulut protester. L'adjoint du commissaire s'était glissé de l'autre côté du garage et attrapa Tom par derrière en lui faisant une douloureuse clef de bras. Menottes aux poings, le garçon fut conduit jusqu'au véhicule de police. Au patron qui se tenait dans l'entrée du magasin, il cria désespéré:

- Ce n'est pas moi, je n'ai rien fait.

L'adjoint le fit taire et le poussa brutalement dans la voiture.

- Il disent tous ça.

Tom fut enfermé dans une des cellules du poste de police de Hamme-Ville, juste à côté d'un ivrogne qui cuvait sa boisson. Personne ne le maltraitait, mais aucun policier ne l'écoutait. Il était angoissé, envahi par un sentiment d'impuissance. Sa liberté perdue, Tom se sentait condamné. Il maudissait le sort qui s'acharnait sur lui. Tout à ses pensées, il mesurait le temps en suivant les taches de soleil qui bougeaient lentement sur le mur de sa cellule. Le jour déclinait lorsque le bruit de la clef dans la serrure le tira brutalement de ses réflexions. Un policier apparut dans l'ouverture de la porte et lui fit signe de le suivre. Tom se leva docile et se laissa conduire jusqu'au bureau du commissaire. Le garçon resta debout en face de Ohara qui, penché sur sa table, rédigeait un rapport fastidieux. Tom attendit que l'homme lui prête attention. L'ami de monsieur Smith finit par lever les yeux sur le garçon.

- Quel est ton nom?, demanda-t-il sans préambule.

Tom ne comprenait pas la question car l'homme connaissait déjà la réponse.

- Tom Duval, répondit le garçon machinalement.

Le commissaire poussa un soupir.

- Tu ne nous facilites pas la tâche, fit-il en montrant un document sur la table.

Le garçon s'approcha. Il fronça les sourcils en apercevant la photo d'un enfant plus jeune que lui, mais qui pourrait bien lui ressembler. Il y avait un texte.

Nicolas Toussaint,...

Tom se souvenait avoir lu ce nom dans les archives de la bibliothèque municipale.

... enfant de sexe masculin, âgé de 9 ans, évadé du centre d'éducation surveillée de Hamme-Ville.

Le document datait de sept jours avant que Hans ne le retrouve dans la neige. Ohara n'avait pas quitté Tom des yeux. Il se disait que le garçon devait être un bon comédien car il était impossible qu'il se soit trompé. Il était en présence de Nicolas Toussaint. Il en était sûr.

- Quoi que tu nous caches, on finira par le savoir. Tu aurais intérêt à tout nous dire. Et peut-être que le juge sera indulgent, menaça le commissaire.

Le regard vide, Tom était partagé entre deux sentiments. D'abord, il désirait se confier. Il avait envie d'être protégé. Il en avait assez. Il voulait que quelqu'un d'autre démêle les problèmes à sa place. Mais la peur fut plus forte. Qu'allait-on lui faire si on découvrait son corps d'animal? Comme Tom gardait le silence, Ohara haussa les épaules et ajouta déçu:

- Comme tu veux.

Et d'un revers de la main, il fit signe au policier de reconduire Tom dans sa cellule.

VI. Transfert

Après la nuit en prison, le juge pensa que le petit pompiste y avait assez mijoté et ordonna le placement provisoire de l'adolescent dans le Home de Hamme-Ville. Vers midi, Tom fut à nouveau conduit dans le bureau de Ohara et attendit sur une chaise. La tête entre les mains, il faisait le bilan des derniers événements.

Il ne pouvait pas croire au hasard. Pourquoi le soi-disant cambrioleur s'était-il acharné sur lui à ce point? Il avait tiré treize balles sur Tom le manquant de peu. Quelqu’un avait voulu détourner les soupçons contre Tom en cachant le butin et l'arme dans la cabane où il dormait. Cette même personne avait tenté une fois encore de le supprimer en l'enfermant et en mettant le feu à la cabane. Tom ne représentait aucun danger pour le voleur. Il était incapable de le reconnaître puisqu'il portait une cagoule. C'était d'autant plus ridicule qu'il n'y avait presque pas d'argent dans la caisse. Tom se souvint avec un frisson du regard de l'homme. Ce dernier avait tiré sans même prêter attention à ce que Tom mettait dans le sac. Inconsciemment, Tom avait lu le désir de tuer dans les yeux du cambrioleur. C'est pourquoi il s'était tenu prêt à plonger à terre et que la balle l'avait raté de peu. Etait-ce un fou? Pourquoi cet homme lui en voulait-il? Tom avait le sentiment qu'il existait déjà quelque chose entre cet inconnu et lui. Quelque chose qui précédait son accident. Quelque chose que sa mémoire refusait de lui révéler.

L'unique élément qu'il avait découvert depuis le début de cette aventure était un nom, Nicolas Toussaint, qu'il avait peut-être porté jadis. Si, à force de se le répéter, ce nom prenait un consonance familière, Nicolas Toussaint restait pourtant un étranger.

C'était le moment de partir. On mit les menottes à Tom et on l'amena dans la voiture. Un policier conduisait. Le commissaire se tenait à droite du conducteur. Tom était assis seul sur la banquette arrière. La voiture avait quitté la ville et suivait la route au milieu d'un décor accidenté. La végétation était clairsemée. Tom regardait le paysage se rappelant les promenades des semaines précédentes regrettant que ce seraient sans doute les derniers instants de liberté avant longtemps. Un éclair dans les rochers attira son attention. Il aperçut de loin une silhouette noire à l'allure vaguement humaine. Il vit une flamme. Tom se jeta sur le siège. La vitre vola en éclats et tomba sur lui en une pluie de petits morceaux. Il entendit le claquement sec de la détonation peu après. Tom se laissa rouler au pied du fauteuil. D'autres balles perforèrent la portière juste au dessus de la tête de Tom et éventrèrent le coussin de la banquette. Le véhicule s'arrêta en travers de la route. Les deux hommes sortirent du véhicule par le côté, à l'abri du tireur. Le commissaire ouvrit la portière de Tom et le tira à l'extérieur.

- Tu n'as pas blessé, gamin ?

Tom répondit avec un sourire tremblant qu'il n'avait encore rien mais que ça ne saurait tarder. Le conducteur appela de l'aide par radio tandis que le commissaire tentait de situer le tireur. Tom l'aida.

- Je l'ai vu. Il se trouve à l'extrémité du défilé qui sépare les deux collines, derrière le véhicule. A quelques mètres d'un arbuste mort.

Le commissaire passa la tête au dessus du coffre.

- Je crois qu'il est parti, je ne vois rien.

Après un court silence.

- Non, il est plus haut.

A peine eut-il fini sa phrase que sa tête explosa, aspergeant de chairs et de sang le garçon et le conducteur. Ils regardèrent incrédules le corps vaciller, puis tomber sur eux.

Tom se débattit pour se dégager.

- Il va tous nous avoir. Je ne veux pas mourir, criait-il.

Le policier essayait de maîtriser le garçon qui paniquait et gesticulait dans tous les sens malgré les menottes. Doté d'un force au delà de la moyenne même pour un homme adulte, Tom se libéra de l'étreinte du conducteur. Il bondit de l'autre côté de la route et se mit à courir en zigzag entre les rochers à une vitesse folle comme un lapin affolé. Le tireur cribla le sol d'impacts autour du garçon. Entre-temps, le policier avait sorti le fusil de la voiture. Se servant de la flamme du canon comme repère, il tira plusieurs coups pour couvrir la fuite de l'adolescent. Son arme beaucoup moins précise força tout de même le tireur à baisser la tête et à interrompre son tir. Tom se cacha parmi les rochers, invisible.

Le tireur ne se montra plus. Les renforts arrivèrent trop tard. Le commissaire, mort sur le coup, gisait au milieu de la route dans son propre sang. Plus tard, on retrouva les traces et les douilles de l'agresseur. Mais la piste se perdait dans les collines et on arrêta les recherches. Comme le garçon demeurait introuvable, on le soupçonnait d'avoir mis en scène la fusillade avec l'aide d'un complice pour favoriser sa fuite. Même le conducteur qui prit d'abord la défense du fugitif dut reconnaître qu'il était incapable de certifier que la panique du garçon n'était pas simulée.

S'il lui restait encore des doutes, Tom était sûr cette fois qu'on lui en voulait personnellement. Il n'avait pas la certitude que le tireur était le même que celui qui quatre ans plus tôt l'avait blessé. Mais Tom était sûr que quelqu'un l'avait reconnu et qu'on craignait son retour. Pourquoi?

Les policiers l'avaient cherché, mais ils étaient passés à côté de Tom sans le voir. Les années passées dans le Val lui avaient appris à utiliser son camouflage naturel. Même ignorant tout des soupçons qui se tournaient une fois de plus contre lui, Tom avait hésité à se rendre aux représentants de l’ordre et à se mettre sous leur protection. Tom craignait d'être privé de mouvement. Il lui semblait que libre, dans un milieu naturel, il avait plus de chance d'échapper à l'assassin, éventuellement de le démasquer et de le contrer. Pour l'instant, sa première préoccupation consistait à retirer ces menottes qui lui entravaient les mains. Les rochers, trop friables, ne lui furent d'aucun secours. Il essaya d'écraser la chaîne, mais réussit seulement à s'écorcher les poignets. Pourtant, il savait où trouver des outils: dans la station service de monsieur Smith.

La nuit tombée, Tom se glissa dans l'atelier par une fenêtre qu'il avait ouverte de l'extérieur avec un fil de fer comme Jack lui avait appris. Il connaissait la place des outils et n'avait pas besoin de lumière pour s'y retrouver. Avec une grande pince, il coupa la chaîne comme une vulgaire ficelle. Au moment où il allait attaquer le premier bracelet, la lumière envahit la pièce. Un peu ébloui, Tom reconnut son ancien patron dans l'ouverture de la porte qui communiquait avec le magasin.

- Tu es revenu...

- Je n'ai rien fait de mal, monsieur, expliqua Tom. Je suis venu à Hamme-Ville pour retrouver mon passé. Je ne comprends pas ce qui m'arrive.

- Nous sommes tous innocents, d'une manière ou d'une autre. Tu portes la poisse, garçon. Je sais que tu n'es pour rien dans le vol et dans l'incendie. Mais parce que tu portes malheur, tout cela arrive. A cause de toi, j'ai perdu mon meilleur ami.

Tom regarda sur la salopette les taches devenues noires: le sang de Ohara. Monsieur Smith remarqua le mouvement de Tom et comprit ce que signifiaient les éclaboussure sur les vêtements du garçon. Comme l'homme ne bougeait pas et ne disait rien, Tom lui demanda ce qu'il avait l'intention de faire de lui. Pour toute réponse, il haussa les épaules. S'approchant, il prit la pince des mains de Tom et coupa les deux bracelets. Le garçon le remercia, mais l'homme regardait dans le vide. Tom s'éloigna à regret. Avant de sauter par la fenêtre, il se retourna et promit:

- Je retrouverai le tueur. Il paiera.

Tom entendit quelque chose à peine audible:

- Ca ne fera pas revenir Ohara.

VII. Ennemi

Tom courait le long de la route vers le Home. Il était certain qu'il trouverait la clef du mystère dans le Home de Hamme-Ville: le cambriolage avait eu lieu le lendemain de sa visite au poste de garde et l'embuscade de l'après-midi s'était déroulée sur la route vers le centre. Il erra une partie de la nuit dans les collines qui surplombaient le centre. Ce fut avec un certain plaisir qu'il retrouva la vie sauvage. Il découvrit une petite galerie qui s'enfonçait dans la pierre et s'y installa. Il mangea des racines et but l'eau des cactus. Il dormit trois heures avant le lever du soleil.

A une vingtaine de mètres seulement de sa tanière, Tom avait trouvé un poste d'observation qui permettait de voir l'ensemble de la cuvette où s'étendait le home. Tom y guettait les allées et venues des gens. Mais bientôt, fatigué, il s'intéressa à une famille de petits rongeurs qui jouaient à quelques mètres en dessous de lui, ayant décidé que Tom ne constituait pas un danger pour l'instant. Soudain, les parents manifestèrent une inquiétude anormale. Emoussé par ces longs mois passés parmi les hommes, l'odorat de Tom n'était plus aussi fin que jadis. Néanmoins, il reconnut l'odeur d'un homme, proche. Ce dernier quittait le centre sous le vent. Il le vit grimper par un petit vallon, juste en dessous de son point d'observation. L'homme portait un fusil à lunette en bandoulière et un sac sur le dos. Il avait l'air d'un chasseur chevronné, comme ceux qui sillonnaient le Val. Mais à part les petits animaux, que pouvait-il chercher dans les collines? Tom était intrigué.

Tom ne craignait pas que l'homme découvre ses traces. Il se savait indésirable dans les collines et à proximité du centre. Il prenait des précautions, ne laissant rien derrière lui qui pourrait dévoiler sa présence. Poussé par une espèce de vague pressentiment, il revêtit rapidement la salopette de monsieur Smith et suivit l'homme prudemment, faisant parfois de grands détours pour retrouver la piste plus loin lorsque le terrain lui semblait trop dégagé. Le chasseur marchait sans but véritable. Bientôt, il prit une direction de biais contre le vent, qui l'éloignait à la fois du Home et de la ville. Pendant toute la matinée, Tom ne perdit pas le moindre de ses mouvements. Peu avant que le soleil ne soit au plus haut, le chasseur s'arrêta à l'ombre d'un rocher au creux duquel coulait une petite source. Le dos contre la pierre, le fusil négligemment jeté à ses côtés, l'homme se reposait après un rapide repas constitué d'un peu de pain et de fromage. Dans un silence quasi total, usant de sa longue pratique des affûts dans le Val, Tom s'approcha. Derrière le rocher, à un mètre seulement de l'arme et de son propriétaire, Tom écoutait la respiration lente du dormeur. Rassuré de l'absence de danger, Tom se jeta sur l'arme. L'homme bougea, mais Tom fut le plus rapide.

Lorsqu'il vit de près le visage du chasseur, Tom eut une impression bizarre. Il le reconnaissait, mais ne savait pas qui c'était. Le regard avait la même détermination que celui du voleur. L'homme s'était mis debout, le dos contre le rocher. Ils se faisaient face à cinq mètres de distance. Tom tenait l'arme le canon vers le sol, prêt à sauter et à s'enfuir entre les rochers. Ils s'affrontèrent en silence, se fixant l'un l'autre dans le blanc des yeux.

- Pourquoi es-tu revenu? Que me veux-tu?, finit par demander l'homme.

Tom ne s'était pas trompé. Le chasseur ne traquait pas d'autre gibier que lui-même. Son ennemi avait désormais un visage. L'homme fit un pas. Tom braqua l'arme contre son adversaire. L'homme s'arrêta aussitôt et leva les mains à hauteur des épaules, fixant la bouche du canon. Tom hésitait. Un sentiment inconnu envahit toutes les fibres de son être. Tom ignorait qu'il pouvait haïr. Un instant, il voulut appuyer sur la détente. Cette pensée l'effraya et il baissa à nouveau le canon vers le sol. L'homme avait remarqué la flamme qui avait traversé le regard de Tom. Il avait reculé.

- C'est de l'argent que tu veux?

Tom trouvait la situation ridicule. Il ne se souvenait de rien. Il ne comprenait pas ce que craignait l'homme. Ni pourquoi ce dernier voulait acheter son silence? Maudite mémoire. Tom ne se voyait pas avouer son amnésie à son ennemi.

- C'est moi que tu veux, alors?

Devant le silence de l'adolescent, l'homme se mit à crier.

- Tire alors. Qu'on en finisse maintenant.

Tom ne bougea pas. La voix de l'homme se fit lourde de menace.

- Si tu ne me tues pas, un jour, c’est moi qui t'aurai!

Tom ne comprenait rien, ni sa propre haine venue du profond de sa mémoire oubliée, ni la haine mortelle qui irradiait de l'homme. C'était trop pour lui. Il fit volte-face et disparut entre les rochers. L'homme retrouva son arme un peu plus loin, vidée de toutes les munitions. Il haussa les épaules et remplit la chambre de nouvelles cartouches. Furieux, il se lança sur la piste de Tom en courant. Est-ce que le garçon était à ce point désorienté qu'il filait tout droit sans chercher à cacher ses traces pourtant visibles dans la poussière? Oui, l'homme le croyait. A la sortie d'un défilé étroit, il vit l'adolescent courant sur la crête d'une colline, se découpant nettement sur le ciel. C'était une cible facile. A cinq cent mètres, avec sa lunette, il ne pouvait pas le rater. Il prit le temps de prendre appui, d'ajuster son arme. Il pressa la détente.

Le fusil explosa, le criblant de débris. L'homme s'écroula en hurlant. Quand l'homme s'éveilla, il était le long d'une route, un policier penché sur lui. Il avait le vague souvenir d'avoir été transporté sur le dos d'un animal dont il sentait encore le contact. A moins qu'il ne s'agisse de cet adolescent infernal qu'il pourchassait depuis si longtemps déjà. Autour du poignet, il sentait la lanière de son arme détruite. Il voulut s'en défaire, mais il était trop faible. Le policier était intrigué par la présence de l'arme, du même genre que celle qui avait tué le commissaire de Hamme-Ville.

Tom avait emporté le fusil, puis l'avait vidé et saboté avant de le rendre. Deux bouts de bois, retenant du sable et des cailloux dans le canon, avaient suffi pour saboter l’arme. Il n'avait pas voulu blesser l'homme. Son intention avait été de rendre l'engin inutilisable et de lui infliger une leçon. Même si une partie de lui même estimait que l'inconnu méritait ce qui lui arrivait, Tom se sentait coupable des blessures de l'inconnu. Il l'avait transporté sur son dos jusqu'au bord d'une route qui conduisait à Hamme-Ville, là où quelques heures plus tard la patrouille de police avait trouvé le blessé encore sans connaissance. Avant de remonter dans sa tanière qui dominait le Home, Tom avait fouillé les vêtements de l'homme. Il se nommait Paul Florin, directeur au Home de Hamme-Ville pour la section des 9-12 ans. Maintenant qu'il connaissait son identité, Tom n'avait qu'un désir: découvrir le secret qui le liait à cet homme... et de lui faire payer ses crimes!

VIII. Le centre

En attendant la nuit, Tom regagna son poste d'observation qui dominait le centre. Pour passer le temps, il espionna les jeunes qui allaient et venaient entre les bâtiments. De loin, il reconnut le garçon qu'il avait remarqué quatre jours plus tôt. Il le suivit des yeux pendant plusieurs heures. Il le vit après les cours courir et s'amuser avec ses camarades. Plus tard, après le repas du soir, il le vit s'asseoir au pied d'un arbre et se mettre à lire ou à étudier. Tom se demandait si ce garçon l'avait réellement connu jadis, avant le Val. Tard dans la soirée, toujours à son poste, l'enfant fauve vit une voiture ramener le directeur des 9-12, monsieur Florin. L'homme semblait encore sonné, son visage couvert de petits pansements blancs.

Le soleil se couchait. L'obscurité envahissait les collines. Dans la cuvette, le centre s'illumina petit à petit. Tom se sentait plus sûr de lui. La nuit était son domaine. Il y voyait clair. Son odorat et son ouïe l'avertissait du moindre danger. L'enfant fauve sauta la clôture peu après minuit. Bien qu'il craignait que le froissement de tissu ne le fasse repérer, il avait gardé la salopette de monsieur Smith dans le cas où il se ferait surprendre. La faim conduisit d'abord Tom vers les cuisines. Son guet ne lui avait pas permis de s'absenter à la recherche de quelque chose à manger. Tom fit donc main basse sur les légumes qui lui semblaient les plus frais.

Un peu plus tard, il arpentait un couloir bordé de bureaux déserts en grignotant un chicon cru. Tom avait un but précis. Les portes fermées à clef ne constituaient pas un obstacle. Jack lui avait montré comment venir à bout de la plupart des serrures. Il avait l'ouïe fine et les doigts agiles. Prenant la peine de refermer les portes derrière lui afin de ne pas laisser de traces, le garçon trouva enfin ce qu'il cherchait sous la forme d'un fichier. Classés par ordre alphabétique, les dossiers des pensionnaires du centre s'alignaient devant Tom. Il chercha fébrilement la lettre T regrettant de ne pas connaître mieux son alphabet.

Nom: Toussaint. Prénom: Nicolas.

Tom sortit la chemise du tiroir. Il étala le dossier sur une table. Des formulaires. Rien que des formulaires auxquels il ne comprenait rien. Parfois un dessin d'enfant ou une rédaction raturée dont l'écriture avait un air familier. Une copie de l'avis de recherche que Tom avait vu sur le bureau du commissaire Ohara. La photocopie d'une lettre dactylographiée attira son attention. Le texte semblait résumer les moments importants du passage de Nicolas Toussaint dans le centre.

Nicolas Toussaint a été admis vers l'âge de sept ans. Nous ne savons rien de ses origines, ni d'où il vient, ni s'il a de la famille. Il n'a jamais reçu de visite. Nous l'avons reçu avec des instructions précises de l'Administration. L'enfant devait être totalement isolé. Nous n'avons pas pu obtenir la moindre justification de la part du juge qui avait décidé le placement de Nicolas chez nous.

Nicolas est un garçon maladivement timide et complexé. Nicolas est un enfant différent. Sans entrer dans les détails du rapport médical qui est joint en annexe, Nicolas possède un système pileux hypertrophié dont il a un complexe démesuré et qui est à l'origine de son caractère solitaire et asocial. Sa force est hors du commun pour un enfant de son âge et peut faire de lui un individu dangereux.

Quand nous l'avons reçu, il se comportait comme un petit animal, sauvage et craintif. Il nous a fallu beaucoup de temps et de patience. Nous avons finalement obtenu sa confiance grâce à un jeune chien dont le centre avait fait l'acquisition pour la circonstance et qu'on avait choisi pour la ressemblance entre leurs pelages respectifs. Les tests ont mis en évidence l'intelligence du garçon. Son niveau de scolarité laisse supposer que d'autres se sont occupés de son éducation avant nous. Dès lors, on se demande pourquoi son dossier scolaire ne l'a pas suivi.

Malgré les instructions qui étaient d'isoler complètement le sujet, nous avons tenté de l'introduire parmi nos pensionnaires. Les vêtements longs que nous lui faisons porter lui donnent un aspect presque normal. Les enfants n'ont rien remarqué et l'ont accueilli comme s'il s'agissait d'un nouveau. Le bénéfice pour Nicolas fut incalculable. Le fait d'avoir des copains de son âge, de pouvoir jouer avec eux, l'a épanoui et lui a donné plus de confiance en lui. Toutefois, si l'expérience devait se poursuivre, nous devons veiller à ce que l'enfant dispose d'une chambre isolée afin qu'il puisse se laver en toute intimité.

La lettre se poursuivait sans aborder une seule fois les circonstances de sa disparition.

Un bruit dans le couloir. Tom rassembla rapidement le dossier et le remit en place dans le tiroir. Il se cacha, accroupi derrière une armoire. Il retenait son souffle en comptant les pas. Le marcheur dépassa le bureau où se trouvait le garçon sans remarquer la porte entrouverte. Il s'éloigna. Tom était soulagé mais resta à l'abri. Il écouta l'inconnu descendre l'escalier et entendit le bruit d'une clef dans une serrure. Une porte s'ouvrit pour livrer passage à l'homme et se referma peu après bruyamment. Le choc se répercuta plusieurs fois dans les couloirs. Le silence revint. Tom écouta. Personne ne semblait devoir le surprendre à nouveau. Convaincu qu'il n'apprendrait plus rien en cet endroit, il se leva et quitta le bâtiment après s'être assuré qu'il ne laissait aucune trace derrière lui.

IX. Carlos

Il se dirigea vers le chalet qu'occupaient les éducateurs. Monsieur Florin possédait une chambre isolée à l'extrémité du bâtiment. Tom se hissa sur le bord de la fenêtre pour s'assurer que l'homme était bien là. Puis, satisfait, il se laissa retomber à terre et s'éloigna vers un autre chalet. Tom pensait qu'il y trouverait la chambre du garçon qui avait fait mine de le reconnaître à travers la grille de l'enceinte. Pendant la soirée, il l'avait vu s'y rendre pour se changer après le sport et y prendre des livres. Ce chalet ne comptait pas plus de dix chambres, toutes à lit unique. Tom les inspecta une à une, en silence.

A la quatrième, il reconnut le garçon. L'odeur qui régnait dans la pièce évoqua quelque chose, confirmant son impression qu'ils s'étaient bien connus jadis. Les sentiments se bousculaient dans la tête de Tom. Il cherchait sur les murs une autre preuve parmi les photos et les souvenirs que le garçon y avait accrochés. Une photo de groupe y trônait en évidence. Cet enfant accroupi à côté d'un chien devait être Nicolas. Derrière ce dernier, debout et l'air protecteur, se tenait un autre garçon qui ressemblait au dormeur, mais plus jeune de quelques années. Ce n'est qu'à ce moment que Tom remarqua que la respiration du garçon avait changé. Il se retourna. Deux yeux brillaient dans l'obscurité, reflétant la surprise.

- Nicolas, c'est toi? demanda le garçon, l'esprit encore engourdi par les brumes du sommeil.

Tom s'en voulait de s'être laissé surprendre une fois de plus. Mais il hésitait à s'encourir car le garçon l'avait reconnu et le son de sa voix lui rappelait quelque chose.

- Ne t'en vas pas, fit le garçon en remarquant le mouvement de Tom vers la sortie.

Il se redressa, tout à fait réveillé cette fois.

- Je t'en prie, ne t'en vas pas. Cela fait tellement longtemps que nous ne nous sommes plus vus.

Tom restait immobile pendant que l'autre se mettait debout. Tout à l'excitation de cette rencontre nocturne, l’adolescent se mit à parler tout seul.

- Ils t'ont mis le grappin dessus.

Il hocha la tête en considérant les vêtements de Tom.

- Non. Tu es toujours en cavale, sinon on t'aurait mis l'uniforme du centre.

Le garçon s'approcha de Tom.

- Tu permets? demanda-t-il en montrant le bras de l'enfant fauve.

Tom se taisait et se laissait faire, très curieux de voir ce qui allait se passer. Le garçon prit le poignet de son visiteur et remonta la manche. Tom ne comprenait pas son propre calme qui lui permettait de rester là sans bouger. Il avait confiance dans cet inconnu, alors qu'il était généralement si anxieux. Le garçon caressa le pelage épais qui couvrait l'avant bras de l'enfant sauvage.

- Tu n'as pas changé.

Puis relevant les yeux vers le visage de Tom, il lui fit un large sourire.

- Je suis content que tu sois là.

Le garçon tira son visiteur vers le lit.

- Asseyons-nous.

Docile, Tom se laissa entraîner et ils s'assirent face à face sur le bord du matelas.

- Qu'est-il arrivé? Pourquoi es-tu revenu? Il paraît que la police t'a coincé à Hamme-Ville et qu'ils ont failli te ramener ici de force.

Les nouvelles vont déjà très vite dans les pensionnats et dans les prisons. Alors, imaginez dans une prison pour enfants! Le garçon prit un ton plus grave.

- Y es-tu pour quelque chose dans la mort du commissaire Ohara?

Tom frémit en repensant à la fusillade sur la route, pas très loin du centre.

- C'était un chouette gars. J'ai déjà eu affaire à lui. Il est gentil et compréhensif. Dis-moi que tu n'y es pour rien, n'est-ce pas?

Le garçon le suppliait du regard. Tom hocha négativement la tête pour seule réponse.

- Tu ne dis rien. Tu es fâché?, s'inquiéta l'adolescent dont Tom ignorait toujours le nom.

L'enfant fauve inclina la tête vers le poignet du garçon. Il vit une grosse chaîne argentée sur laquelle un nom était gravé. Malgré l'obscurité, il lut.

- Carlos...

Tom avait prononcé le nom à haute voix. Il releva des yeux inquiets vers le visage du garçon et vit qu'il ne s'était pas trompé. Carlos était attentif, attendant les premiers mots de son visiteur.

- Je n'ai rien fait contre cet homme.

Puis, comme Carlos ne disait rien, il ajouta après un court silence.

- J'espère que tu me crois?

Carlos eut un sourire gêné.

- Excuse-moi. Ils ont raconté des tas de trucs stupides sur ton compte.

Il y eut à nouveau un court silence.

- Je te crois.

Carlos eut un haussement d'épaules pour mettre un terme définitif à ce sujet. Il ajouta avec un entrain soudain.

- Raconte-moi tout, depuis que tu es parti.

Tom se demandait par où il devait commencer. Devait-il avouer le trouble de sa mémoire? Devait-il dire dans quel état le vieil homme l'avait trouvé dans la montagne?

- Comment c'est dehors?, le devança Carlos.

Tom ne se posa plus de question. Il ne voulait pas décevoir le garçon. Il oublia les détails pénibles pour ne retenir que les meilleurs moments. Il parla de sa vie dans la montagne avec le vieil homme. Il raconta sa rencontre avec Jack. Il évoqua son départ en ville où il avait retrouvé Jack et où il avait rencontré Julia qui l'avait aidé si généreusement. Il expliqua quel était son travail sur le chantier. Soudain, Carlos se mit à poser de nombreuses questions indiscrètes sur la rencontre avec Bénédicte. Tom hésitait bien souvent à répondre car, si le garçon l'enviait, il se moquait aussi de la timidité de l'enfant fauve.

- Et Tom, il est toujours avec toi?, demanda Carlos changeant brusquement de sujet.

La question fit sur Tom l'effet d'un choc électrique. Pendant un court moment, un souvenir remonta de sa mémoire. Il avait devant les yeux l'image d'un ami. Ce dernier avait des poils. Les poils étaient blancs sur le ventre. Sur le dos, ils étaient bruns, presque noirs. Derrière le cou, ils étaient si longs qu'ils formaient une espèce de crinière. Il lui ressemblait par certains égards. Cet ami était doux et gentil. Il avait deux oreilles en pointe et quatre pattes. Un long museau humide et affectueux. C'était le chien dont parlait la lettre que Tom venait de lire. C'était le chien de l'enfant sauvage. C'était à lui qu'appartenait la médaille que Hans, le vieil ermite, avait trouvée au cou de son petit protégé et dont il avait faussement déduit le nom de Tom. Puis une nouvelle certitude, telle une déception, brisa le coeur du garçon.

- Il est mort, souffla Tom, les larmes aux yeux.

- Je suis désolé, s'excusa Carlos qui lisait la douleur dans le regard de son visiteur.

Puis après un instant, il insista:

- Quand est-ce arrivé?

Tom l'ignorait, mais il annonça presque sûr:

- Quand j'ai quitté le centre.

Carlos fit une grimace.

- Ce n'est pas sans danger, fit-il tout bas pensant que Tom ne l'entendrait pas.

L'enfant fauve se demanda ce que le garçon voulait dire. Il n'eut pas le temps de lui poser la question.

- Le jour se lève, remarqua Carlos.

Tom regarda par la fenêtre et vit le ciel qui s'illuminait déjà au dessus de la masse sombre des collines.

- Je dois partir, soupira Tom car il aurait aimé rester plus longtemps.

Cela lui faisait du bien de parler avec ce garçon. Mais bientôt le centre allait s'éveiller et il ne pouvait pas rester dans cette chambre sans éveiller l'attention. Tom fit mine de se lever. Carlos le retint par le coude et lui demanda d'un voix vibrante d'émotion quand ils se verraient de nouveau. L'enfant sauvage se retourna et proposa après une courte réflexion.

- Ici, demain soir?

Le visage du garçon s'illumina, soulagé.

- OK pour demain soir, mais pas ici. On se retrouve derrière le goal du terrain de foot, celui qui est près de l'enceinte.

Tom voyait l'endroit dont parlait son ancien camarade. Il lui fit signe qu'il avait compris. Ils se dirent au revoir d'un geste de la main. Tom se glissa par la fenêtre et disparut dans la brume qui se levait sur le parc du centre.

La journée suivante fut chaude. Tom a passé tout son temps à espionner monsieur Florin, notant toutes ses allées et venues. A la tombée de la nuit, il est de nouveau allé chaparder de la nourriture dans les cuisines. Puis, il attendit en grignotant quelques carottes, invisible dans les taillis à proximité du lieu de rendez-vous. A minuit exactement, une ombre traversa en courant le terrain de football. Arrivé à hauteur du goal, la silhouette se redressa et appela Nicolas à mi-voix.

- Ne crains rien. Il n'y a personne, répondit l'enfant fauve. Je suis ici.

Carlos traversa le taillis en direction de la voix de Tom. Les deux garçons se retrouvèrent face à face.

- J'ai apporté des biscuits, fit Carlos en montrant la boîte sous son blouson.

Puis il se frotta les mains pour se réchauffer.

- Les nuits sont froides.

Tom haussa les épaules. Il avait transpiré abondamment pendant toute la journée. Cette fraîcheur nocturne n'était pas pour lui déplaire.

- Tu n'as pas remis ta salopette aujourd'hui, constata Carlos en passant la main sur l'épaule de son compagnon.

- J'ai pensé que ça ne te dérangerait pas.

Carlos hocha la tête.

- Bien sûr. Je me souviens comme les vêtements provoquaient chez toi des démangeaisons épouvantables.

Carlos se mit à parler de lui et de ses projets. Sa curiosité avait sans doute été satisfaite par les explications de Tom données la veille. Il ne pensait plus qu'à ses propres problèmes. Et Tom l'écoutait car il désirait sincèrement mieux connaître le garçon en face de lui. Ce dernier raconta comment il avait quitté la section des 9-12 pour arriver chez les "grands". C'est dur de se retrouver parmi les plus âgés alors que quelques jours plus tôt on était le roi parmi les plus petits. Mais à force d'efforts et de persévérance, Carlos avait obtenu le respect des autres adolescents. Carlos était très fier de son corps qu’il cultivait dans les salles de musculation. Il faisait beaucoup de sports. Tom devinait chez son ami le besoin de devenir le plus fort pour dominer physiquement les autres.

- Vas-tu rester dans la région, demanda Carlos tout à coup en prenant Tom à l'improviste.

L'enfant fauve répondit qu'il comptait rester le moins longtemps possible. Non, il n'avait pas de projets pour après.

- On pourrait partir ensemble, si tu veux.

Tom regarda l'adolescent de travers.

- Il vont te laisser sortir.

- Pas vraiment, précisa le garçon avec un sourire complice. Je vais me tailler par le même chemin que toi, comme il y a quatre ans.

Tom regarda son camarade avec une soudaine appréhension. Il avait caché son amnésie. Elle était quasi totale mis à part les quelques flashes et les impressions de "déjà-vu" ou "déjà-senti" éprouvées au cours de ces derniers jours. Il ne lui avait pas encore montré ses blessures causées probablement au cours de sa propre évasion du centre. Tom ne pouvait pas ignorer la mort de son chien dont maintenant il portait le nom. Il devait prévenir Carlos des dangers.

- J'ai longtemps hésité, continuait Carlos. Des bruits couraient selon lesquels, la filière que tu avais empruntée était truquée. On prétendait que les gars n'arrivaient jamais, car plus personne n'avait de nouvelles. Mais quand je t'ai vu la semaine passée de l'autre côté de la grille, libre au point que le gardien devait te chasser à coups de pierres, j'ai compris que c'étaient des bobards, une intox probablement montée par les pions...

Tom ouvrit la bouche pour détromper son ancien camarade. Mais ce dernier ne le laissa pas parler.

- Non. Laisse-moi continuer. Tu verras. Tout est organisé. J'ai même une planque. Mon père travaille à l'étranger. Il nous hébergera tous les deux. Là-bas, la police ne nous cherchera pas. Le contact que tu sais a tout préparé pour le voyage.

L'enfant fauve fut surpris. "Le contact que tu sais..." Est-ce que Carlos parlait de monsieur Florin?

- Il nous conduira jusqu'à la côte, continua Carlos. Nous prendrons un bateau de nuit. J'ai oublié le nom du port, mais lui le sait. Et le lendemain matin, nous sommes libres avec dix sacs en mains pour aller où bon nous semble. Tout cela en échange de quelques services et de photos crades. La liberté n'est pas trop chère. Je regrette seulement d'avoir attendu aussi longtemps.

Carlos s'interrompit pour reprendre son souffle. Il remarqua alors le regard de Tom. Il réalisa seulement la tension nerveuse qui faisait trembler les mains de son ancien camarade.

- Que se passe-t-il? Tu n'es pas d'accord?, s'inquiéta-t-il.

La voix de Tom était sourde, déformée par l'émotion, tant il avait peur de comprendre.

- Le contact. Est-ce monsieur Florin, le directeur des 9-12.

Puis, se reprenant devant le regard stupéfait de Carlos.

- Je veux demander si le contact est toujours monsieur Florin.

Carlos hésita.

- Bien sûr. Il n'est plus mon directeur, mais ce n'est pas un problème pour lui de me faire passer...

Tom se cacha le visage dans les mains. Plusieurs images très brèves avaient traversé son esprit. Pendant un instant, des souvenirs oubliés étaient remontés à la surface de sa conscience, réveillant un sentiment de honte, presque du dégoût, et confirmant les révélations de Carlos. L'enfant fauve se sentait tout à coup très pâle. Pourquoi avait-il tant espéré retrouver la mémoire? Le souvenir ne lui plaisait pas et lui faisait peur. Carlos ne pouvait pas voir le désarroi qui défigurait le visage de son copain.

- Ca ne va pas?, demanda-t-il.

Tom releva la tête et regarda son ami. Il hocha la tête, puis brusquement le saisit par le coude. Malgré son malaise, l'enfant sauvage serrait si fort que le garçon fit une grimace.

- Tu me fais mal, gémit ce dernier.

Tom relâcha sa prise.

- Maintenant écoute-moi, ordonna-t-il. Monsieur Florin est un fou. Il veut juste abuser de toi comme il l'a fait pour moi et les autres. Je ne sais pas ce qu'il a fait des autres. Mais, moi, il a tenté de m'éliminer plusieurs fois. Regarde les cicatrices que j'ai gardées.

Tom montra sur son épaule la marque de peau pâle et nue. Puis il inclina la tête et souleva ses cheveux au dessus de son oreille, dévoilant une autre blessure refermée depuis longtemps, mais encore impressionnante après tout ce temps.

Carlos fronça les sourcils comprenant que son ami lui disait quelque chose d'important. Il toucha du doigt les cicatrices.

- Ne me demande pas de détails, continua Tom. J'ai encore trop de mal à m'en souvenir. Mais cet homme est un meurtrier. Je suis convaincu que c'est lui qui est responsable de la mort de Ohara. C'est lui qui s'est arrangé pour qu'on m'arrête.

Au fur et à mesure des révélations de Tom, Carlos sentit l'angoisse s'insinuer dans chaque fibre de son corps, nouant les tripes jusqu'à faire mal.

- Je n'ai qu'un seul désir pour l'instant. Il faut qu'il paie pour ses crimes, ajouta Tom.

Son corps était crispé sous l'effet de la colère. Il ressentait un désir de meurtre bien plus puissant que celui qu’il avait eu deux jours plus tôt en face de monsieur Florin. Il secoua la tête pour chasser les visions sanglantes qui l'aveuglaient. Son attention revint sur son camarade qui tremblait à son tour. La voix de ce dernier n'était plus qu'un gémissement.

- J'ai peur. Dans quel pétrin me suis-je fourré?

Tom serra la main de son camarade afin de le rassurer.

- Je t'aiderai. C'est un peu à cause de moi que tu en es là.

Carlos leva la tête vers l'enfant fauve, le regard reconnaissant. Lui qui désirait tellement dominer les autres, il était heureux d'avoir quelqu'un en qui il pouvait avoir confiance et qui le prendrait en charge.

- Que va-t-on faire?, demanda-t-il.

Tom fut surpris par cette soudaine responsabilité. A lui qui n'était même pas capable de mener à bien sa propre vie, quelqu’un lui demandait ce qu'il convenait de faire. Il eut un moment de panique. Puis son cerveau se mit à fonctionner énumérant les possibilités qui s'offraient à eux. Tom se concentra pour oublier sa propre angoisse, espérant que son ami n'avait pas remarqué la peur qui avait dû se lire sur son visage pendant un moment. Mais Carlos fixait toujours son compagnon, les yeux brillant de confiance. Ce regard balaya les dernières hésitations de Tom.

- Il nous faut du temps.

Tom fut lui même surpris par le ton ferme de sa voix.

- On ne peut pas partir cette nuit. Il nous faut un minimum de matériel pour traverser le désert...

- Tu m'emmènes! s'exclama Carlos.

Il s'était fait à l'idée de l'échec de sa propre tentative. L'idée de partir avec l'enfant fauve l'excitait beaucoup.

- Vois-tu une autre solution?

Carlos était d'accord. Mais comme il ne disait rien, Tom pensa qu'il devait se justifier.

- De toute façon, même si on se rend à la police, personne ne nous croira sans preuves. Ils nous enfermeront tous les deux.

En disant cela, Tom ignorait toujours qu'on le soupçonnait vraiment d'être complice du meurtre de Ohara. Mais il ne se faisait pas d'illusion sur le poids que le juge accorderait à leur témoignage, vu leurs passés respectifs plutôt mouvementés.

- Il faut que nous partions tous les deux et que nous nous mettions en sécurité.

Tom parlait surtout pour son compagnon, car il avait l'intention de revenir et de veiller à ce que le directeur reçoive le châtiment qu'il méritait.

- Mais, je pense que ce serait une folie de partir par la route. On se ferait coincer au premier barrage de police.

Intrigué, Carlos fronça les sourcils.

- J'ai l'intention de t'emmener dans les montagnes en traversant le désert. Personne ne pensera nous y chercher et je connais une planque, ajouta Tom en pensant au refuge que le vieil homme lui avait laissé.

- Et mon père? demanda Carlos d'une petite voix.

Tom sourit.

- Une fois libre et que nous nous serons fait oublier, tu pourras toujours lui faire savoir où tu es et peut-être le rejoindre.

Carlos se sentit rassuré par cette perspective. Le départ étant décidé, les garçons discutèrent encore longtemps des préparatifs. Au petit jour, Carlos regagna sa chambre, les yeux rouges de sommeil, mais le coeur gonflé d'espoir.

Pendant la journée, l'enfant fauve découvrit un endroit où ils pourraient "emprunter" de la nourriture et de l'eau en suffisance sans éveiller les soupçons. Il espérait que Carlos et lui pourraient s'en aller le surlendemain. La nuit suivante, Tom était au rendez-vous avec ses bonnes nouvelles. Mais Carlos ne traversa pas le terrain de football à l'heure convenue. L'enfant fauve commença à s'inquiéter. Il hésitait à s'aventurer une nouvelle fois au milieu des constructions du centre. Il n'avait pas mis la salopette. Si un gardien le croisait, il ne pourrait pas se faire passer pour un pensionnaire et on risquerait de donner l’alerte.

Vers une heure du matin, une voiture quitta le centre. Tout en cherchant à se persuader que Carlos ne s'était pas réveillé, Tom suivait des yeux les phares du véhicule qui suivait la route de Hamme-Ville. Que se passait-il? La route macadamisée tournait bien à gauche alors que la lumière des phares allait vers la droite, entre les collines. Tom eut un mauvais pressentiment. Il avait hésité. Il aurait dû s'assurer plus tôt que Carlos ne courait aucun danger. Peut-être était-il trop tard! Il courut en silence jusqu'au chalet de Carlos. Il se hissa le long de la façade jusqu'à hauteur de la chambre du garçon. A travers la vitre fermée, il vit le lit défait et vide. Où était son ami? L'enfant fauve se laissa retomber à terre. Cette fois-ci, il ne prenait plus de précautions. Il courait au milieu des chemins éclairés, coupant au plus court. Il était affolé, l'esprit obnubilé par sa récente responsabilité vis-à-vis du garçon. Est-ce que tout allait se passer comme pour Jack? Pourquoi la mort survenait-elle inexorablement chaque fois qu'il arrivait quelque part?

Tom sauta littéralement en direction de la fenêtre de monsieur Florin. Il resta accroché juste le temps de constater que cette chambre aussi était vide. Il se laissa tomber le long du mur. Son esprit fonctionnait très vite, le corps tendu prêt à agir. Le véhicule qu'il avait vu était certainement celui de monsieur Florin. Il connaissait le chemin qui quittait la route pour s'enfoncer à travers les collines. Une voie en terre, à peine empierrée, conduisait à une carrière. Prévue pour des véhicules lourds, elle serpentait longtemps au fond des vallées, faisant de nombreux détours. Tom était sûr d'arriver à la carrière avant la voiture, s'il courait et qu'il partait tout de suite.

En tout, il n'était resté qu'une seconde immobile dans l'ombre du chalet des éducateurs. Sa décision prise, il bondit en direction des collines. Il traversa le centre en courant, la foulée longue et soutenue. Il sauta bientôt au-dessus de la clôture et retrouva le sol poussiéreux des collines. Il n'avait rencontré personne, pas une âme qui aurait pu donner l'alerte. Il le regretta un peu car il se sentait bien seul pour affronter le directeur.

La vision de nuit de l'enfant fauve avait été à peine troublée par l'éclairage du centre. Elle lui avait permis de retrouver facilement son chemin. La carrière était déserte quand il arriva. Le lieu avait été abandonné depuis longtemps. Il s'agissait d'une énorme exploitation à ciel ouvert qui avait mis à jour l'entrée de nombreuse grottes. Maintenant le décor semblait surréaliste, écrasant. Tom monta sur les hauteurs pour guetter l'arrivée de la voiture. Il attendit une vingtaine de minutes. Puis il eut la certitude que monsieur Florin s'était arrêté plus tôt, à moins qu'il n'ait pris un autre chemin que Tom ne connaissait pas.

Après plusieurs hésitations, il décida de remonter la route. Il trottait à l'aise car il ne savait pas quelle distance il allait devoir parcourir bien qu'un coureur de fond aurait eu du mal à le suivre. L'obscurité ne le gênait pas. Tom distinguait sans problème les moindres détails à condition que la nuit ne soit pas trop sombre. Hors ce soir là, si la lune était absente, le ciel était étoilé et cela suffisait. Ainsi, Tom parcourut huit kilomètres. Puis il retrouva les traces récentes de la voiture. Monsieur Florin avait pris un sentier plus étroit sur une centaine de mètres et avait abandonné le véhicule. Ici, le sol était en pierre et ne laissait aucune empreinte. A cause de ces deux dernières années passées à la ville, Tom regrettait d'avoir perdu la finesse de son odorat et de son ouïe. Du temps du Val, il aurait aisément pu les retrouver. Comme les rochers offraient vraiment trop de cachettes, il se résigna à guetter le retour de monsieur Florin. Caché un peu plus haut entre deux rochers, Tom luttait contre le sommeil. Un cri le réveilla en sursaut. Des gens se battaient sur la colline.

- Débats-toi. J'aime ça!

Tom reconnut la voix de monsieur Florin.

- Crie, personne ne pourra t'entendre.

Ils étaient seulement à dix mètres au dessus de lui. Le directeur traîna l'adolescent dans un trou où ils disparurent tous les deux. Lorsque le calme fut revenu, Tom sortit de sa cachette et monta vers l'endroit où il les avait vus la dernière fois. A quelques mètres, s'ouvrait l'entrée d'une grotte étroite. Tom ramassa une racine se terminant par un noeud qui ferait office de masse. Tous les sens aux aguets, il s'avança dans le boyau. La grotte pénétrait rapidement dans le sol, communiquant avec un réseau de galeries plus larges. Tom ne voyait rien dans cette obscurité totale. Il avança à tâtons, repérant méticuleusement toutes les galeries praticables. Cela dura longtemps. Le directeur et Carlos auraient pu sortir sans qu'il ne les ait rencontrés.

Soudain, Tom remarqua une odeur anormale, une odeur de mort, qui faisait peur. Il n'avait pas réalisé tout de suite. L'odeur s'était insinuée lentement. Tom chercha à en trouver la source. Il suivit une galerie assez large qui descendait de manière abrupte. Il aboutit dans une salle très grande où le son se perdait. L'odeur était devenue très forte, insoutenable. Il percevait une respiration rapide. Se guidant à l’oreille, il descendit parmi les rochers faisant plus de bruit qu'il ne l'aurait voulu. Il ressentait un danger tout proche. A quatre pattes, il trouva un corps vivant, Carlos. Ce dernier était ligoté.

- Non, assez, laissez-moi.

En l'effleurant, Tom l'avait réveillé. Le prisonnier se mit à se débattre dans le noir, frappant l'enfant fauve à la tête et dans le ventre. Après un moment de surprise, Tom essaya de le maîtriser, le serrant dans ses bras.

- C'est moi, Nicolas. Calme-toi, je t'en prie, fit-il d'une voix étouffée.

La lumière inonda la salle. Tout autour d'eux, ce n'étaient que cadavres momifiés. Tous des jeunes. Tom reconnut les uniformes du centre. Ils étaient figés dans la posture où la mort les avait trouvés. Une macabre collection. L'un accroché à la pierre, retenu par un lien invisible. L'autre roulé sur lui-même dans un renfoncement du rocher. Un autre empalé. Celui-ci qui s'était fracassé le crâne pour arrêter la douleur. Ils étaient des dizaines à avoir terminé ici. Un mouvement derrière. Tom se retourna juste à temps pour voir le bras de monsieur Florin et la masse qui s'effondrait sur lui. Un choc, douloureux dans le crâne. Puis, plus rien.

X. Prisonniers

Tom avait mal. Ses idées étaient confuses. D'abord, il sentit la douleur battre dans sa tête. Puis tout son corps semblait le faire souffrir, comme s'il avait été roué de coups. Et ses muscles étaient étirés, prêts à craquer. Il se trouvait sur un rocher, écartelé, les bras et les jambes en croix.

- Es-tu éveillé?, demanda la voix à côté de lui.

Tom ouvrit les yeux. Il était plongé dans l'obscurité. Il eut du mal à parler. Sa bouche était remplie par des caillots de sang. Au moment du choc, Tom s'était mordu la langue et avait saigné abondamment. L'enfant fauve grogna.

- Il est parti. Il doit faire jour dehors, commenta Carlos, invisible.

Tom chercha une position plus confortable. Il parvint à formuler une phrase, déformée à cause de sa langue gonflée et engourdie.

- Où es-tu?

- Il m'a enchaîné au pied du rocher où tu te trouves. Je peux te toucher.

Tom sentit la main du garçon sur son mollet.

- Comment vas-tu?

- Mieux que toi pour l'instant. Il ne t'a pas raté. Tu n'as même pas repris conscience lorsqu'il a commencé à s'amuser avec toi.

- Qu'est-ce qu'il m'a fait?

Carlos lui raconta. Finalement, Tom aurait peut être mieux fait de ne rien demander.

- Arrête. Je ne peux pas en entendre plus.

Au bout d'un silence.

- Merci, fit Carlos.

Tom bougea et tourna sa tête vers son compagnon. S'il ne pouvait le voir, au moins il l'entendait mieux ainsi.

- Pourquoi?

- Merci d'être venu.

Tom sourit de sa propre stupidité. Il s'était jeté dans la gueule du loup.

- Je ne m'imaginais pas ceci, fit-il. J'étais encore loin de la réalité!

Ils firent silence. Tom testa ses liens. Les cordes étaient solides et les noeuds se resserraient lorsqu'il bougeait. Il sentait déjà que le sang avait des difficultés à circuler dans ses mains. Il jura.

- Que se passe-t-il?, demanda son compagnon d'infortune.

- Ces liens sont trop solides.

- Je crois que je pourrais défaire les cordes.

Tom retrouva une relative liberté. Son pied droit était encore entravé par un bracelet de métal au bout d'une chaîne qui le reliait au pied de Carlos. La chaîne passait dans un anneau solidement ancré dans la pierre. Un peu plus tard, ils essayèrent de s'évader en entamant le métal de la chaîne et des bracelets avec tout ce qui leur passa dans les mains: des pierres trop friables, un tibia qui claqua comme du bois sec, . Dans une tentative désespérée, ils unirent leurs forces pour desceller l'anneau qui les retenait au rocher. Ils s'acharnèrent jusqu'à ce que leurs mains et leurs pieds soient en sang. En vain. Epuisés, ils abandonnèrent tout désir de lutte. Sans outils, ils ne pouvaient pas se libérer. Ils se couchèrent côte à côte pour se réchauffer mutuellement. Passant successivement du sommeil à l'état de veille, les deux garçons attendaient qui de la mort ou de leur bourreau viendrait en premier.

Tom éveilla Carlos.

- Il arrive.

Tom avait un ouïe beaucoup plus fine que son compagnon. Après un moment d’attente, le bruit de deux cailloux se frappant l'un l'autre attira l'attention de Tom. Carlos lui expliqua que c'était le système d'alarme qui avait prévenu le directeur de l'arrivée de Tom. De la lumière émanait de la galerie, faisant danser les ombres. La lampe apparut. Les garçons ne pouvaient pas voir celui qui la portait. Ce pouvait bien être le diable Lucifer, le porteur de lumière. D'ailleurs, d'une certaine manière, c'était lui sous les traits de Paul Florin. Lorsqu'il vit les deux adolescents blottis l'un contre l'autre, le directeur éclata d'un rire démoniaque. Il jeta quelque chose à terre.

- C'est de la nourriture pour toi, Nicolas.

Tom prudent se leva. Il ne quitta pas l'homme des yeux. Ce dernier déposait son sac à dos. Il tenait un long bâton. Tom s'avança, traînant sa chaîne derrière lui. Il ramassa la nourriture et fit mine de revenir vers Carlos.

- Non.

L'homme pointa le bâton et toucha le bras de Tom qui fit un bond. Il venait de lui administrer une douloureuse décharge électrique.

- Tu manges seul. C'est uniquement pour toi.

Sous la menace, Tom s'exécuta. A l'insu de l'homme, il dissimula sous le rocher la moitié de la ration. La nourriture lui sembla anormalement salée. Quand il eut finit, le directeur ouvrit une trousse à outils et jeta une clef à Tom.

- Tu peux ouvrir ton bracelet. Tu l'attacheras à l'autre jambe de ton compagnon.

Ses mains tremblaient. Il eut du mal à trouver la bonne manière pour actionner le mécanisme. Il ne verrouilla pas complètement le bracelet autour de la cheville de Carlos. Mais ce ne serait d'aucune utilité puisque le bracelet ne passerait pas à travers l'anneau ancré dans la pierre. Carlos ne pourrait pas se libérer. L'homme ne prenait même pas la peine de vérifier l'attache.

- La lime, chuchota Carlos.

Tom l'avait également vue rouler hors de la trousse à outils. Si seulement Tom pouvait la dissimuler, ils pourraient enfin se libérer.

Sous la menace du bâton électrique, Tom vint déposer la clef dans la trousse. La lime était toute proche à portée de mains. Malheureusement, l'extrémité du bâton était à quelques centimètres de son visage. Tom ne se releva pas. Il mit la main gauche sur la lime comme pour garder son équilibre. Pour détourner l'attention de l'homme, il s'adressa à lui:

- Que voulez-vous faire de moi?

- Cela fait longtemps que j'ai préparé la manière dont j'allais t'éliminer. Ton geste héroïque pour sauver ton copain ne changera rien à mes plans...

D'un revers de la main droite, l'enfant écarta le bâton. Il bondit sur l'homme qui ne vit pas la lime voler dans l'obscurité et atterrir près de Carlos. Ils luttèrent dans la poussière. Tom espéra même le maîtriser. Mais l'homme saisit l'extrémité du bâton et infligea une secousse si violente à Tom qu'il en fut ébranlé lui-même.

- C'était ridicule, Nicolas. Je te prenais pour un adversaire plus intelligent. Tu me déçois, railla le directeur.

Tom était étendu et cherchait à reprendre son souffle. L'homme le dominait, sadique. Le garçon jeta un coup d'oeil vers son compagnon qui lui fit un signe. Il avait la lime. C'était l'essentiel.

- Vous êtes un malade..., cracha l'adolescent.

Tom reçut une nouvelle décharge dans les parties, beaucoup plus douloureuse que la précédente. Il avait voulu détourner l'attention de l'homme. Il y avait réussi magnifiquement.

Monsieur Florin conduisit l'enfant fauve à la surface. Il faisait jour, c'était le matin. Un chien les attendait, lié à un arbuste. L'animal se mit à aboyer en apercevant Tom. Imperturbable, le directeur ramassa une musette et un fusil de chasse. Il détacha la laisse du fauve et l'enroula autour de son poignet. Puis, sous la menace du bâton, il poussa Tom devant lui. Ils prirent la direction du désert. Ils s'éloignaient de Hamme-Ville. "Pourvu que Carlos puisse se libérer", pensa Tom.

Ils avaient parcouru une dizaine kilomètres, lorsque Tom reçut une dernière décharge, inattendue. Le garçon tomba étourdi au fond du ravin. Après un moment, il leva les yeux vers son bourreau.

- Cours, cours. Bats-toi. Offre-nous une mort grandiose!

L'homme était fou. Il éclata de rire. Tom en eut froid dans le dos. Affolé, il s'encourut.

XI. Traqué

L'enfant fauve partit trop vite. Avec la distance grandissante entre lui et son poursuivant, il retrouva un peu le contrôle de lui-même. Il adapta sa foulée et son souffle. La journée ne faisait que commencer. Le soleil était encore bas, mais il ne tarderait pas à devenir insupportable dans ces collines arides où aucun arbre ne donnait la moindre zone d'ombre. Pour l'instant, le garçon avait la gorge sèche à cause de la nourriture que monsieur Florin l'avait contraint à manger. Sa première idée fut de trouver à boire. Tom connaissait un point d'eau pas très loin. Mais il était parti dans une mauvaise direction et allait devoir faire une boucle s'il ne voulait pas rencontrer monsieur Florin. Il prit soin d'effacer ses traces sur une centaine de mètres afin que le directeur ne trouve pas trop facilement la nouvelle route qu'il suivait.

Pour l'instant, l'homme et le chien ne semblaient pas le suivre. Tom avait l'intention de mettre ce répit à profit pour prendre un maximum d'avance. Il savait que son ennemi ne manquerait pas de le rejoindre et que l'affrontement serait inévitable. Alors il aimait autant retarder ce moment le plus possible et mettre le maximum de chances de son côté. Le fait de tout ignorer des intentions de son poursuivant inquiétait Tom. Mais il était résolu à garder la tête froide, persuadé que monsieur Florin comptait essentiellement sur la peur qu'il inspirait pour lui faire perdre ses moyens. Et Tom devait reconnaître que son bourreau n'était pas loin d'y parvenir.

Après une demi-heure d'un trot soutenu, il dévala la pente de la cuvette, entraînant avec lui des cailloux qui tombèrent dans l'eau bruyamment. Il avait la bouche pâteuse et les lèvres desséchées par la soif. Il se laissa tomber à genoux au bord du bassin et se pencha prêt à plonger la tête et tout le torse dans l'eau. Il retint son mouvement en déséquilibre au dessus de la surface. Ce n'était pas l'image de son visage qu'il apercevait. Le masque ricanant du directeur le regardait depuis le fond de l'étang. Tom se jeta en arrière juste au moment où l'homme jaillit hors de l'eau. Il riait en regardant Tom stupide devant cette apparition inattendue. Il riait encore en sortant de l'eau. Tom était paralysé d'effroi et ne pouvait détourner les yeux de ceux de son bourreau qui étaient dilatés et injectés de sang. L'homme détacha et déroula le fouet qu'il portait à la ceinture. Il fit claquer la lanière au visage du garçon qui sembla soudain se réveiller sous le choc. La douleur devint progressivement plus forte, cuisante, traversant de part en part le visage de l'adolescent. Le rire de l'homme redoubla glacial et diabolique. Le fouet claqua encore. Tom recula en se protégeant. Il buta sur une pierre et se retrouva la face dans la poussière. Les coups se mirent à pleuvoir, amortis par la fourrure mais néanmoins douloureux. Tom se releva à quatre pattes et chercha à se mettre hors de portée. Mais l'homme le suivait et le forçait à s'éloigner de l'eau. Sans interruption, la fine lanière de cuir claquait contre son dos et réveillait de nouveaux points de douleur. Tom parcourut ainsi plusieurs centaines de mètres, s'écorchant les mains et les genoux sur les pierres. Le fouet s’arrêta tout à coup de siffler. Tom se retourna, le visage brûlant, le dos et les reins sanglants. L'homme avait disparu.

L'enfant sauvage se releva déconcerté. Il fit quelques pas en direction de la cuvette. Un rocher vola en éclat entre ses pieds. Une détonation, fracassante se répercuta entre les rochers. Tom était incapable de déterminer d'où venait le coup de feu. Mais son ennemi était là tout proche, lui interdisant l'accès au point d'eau. Tom ravala les quelques larmes que la douleur lui avait arrachées des yeux. Il était en colère contre lui même. Le piège que lui avait tendu monsieur Florin était trop grossier et lui était un imbécile de s'y être laissé prendre. Il fit demi-tour et s'éloigna en courant droit devant lui. A l'avenir, il serait plus prudent.

L'eau ne serait plus un problème très longtemps. Après une dizaines de minutes, il trouva ce qu'il cherchait: un cactus dont la pulpe regorgeait d'eau. Il brisa le végétal et emporta le plus gros morceau. Tout en courant, il suça la chair du cactus et la jeta lorsqu'elle ne contint plus la moindre goutte d'eau. Il répéta l'opération plusieurs fois et se sentit bientôt mieux. Si seulement il pouvait tenir jusqu'à la nuit, se disait le garçon, il aurait au moins un avantage sur l'homme. Dans sa tête, il compta les heures avant le coucher du soleil et désespéra. Maintenant qu'il avait fait sa provision d'eau, il sentait combien son corps était douloureux. Tom n'était vraiment pas au mieux de sa forme. Il s'arrêta. Répercuté par les flancs étroits et abrupts de la vallée, Tom entendit distinctement le martèlement des bottes. L'homme était invisible, mais il était toujours derrière lui, très proche. Tom se sentait impuissant, incapable de s'échapper. Si seulement il trouvait un plan.

Des grottes. Des grottes où il pourrait se cacher. Des grottes où l'obscurité handicaperait le directeur. Elles ne devaient pas être très loin. Tout au plus une dizaine de kilomètres sur sa droite. Tom changea résolument de direction, cette fois-ci talonné de trop près pour camoufler ses traces. Tom ne voulut pas prendre le chemin le plus court. Il n'avait pas oublié que monsieur Florin avait emporté un fusil dont il se servait avec précision. Tom resta donc à couvert, évitant le sommet des collines et préférant les vallées encaissées.

Au bout d'un moment, l'enfant fauve se rendit compte que l'homme ne le suivait plus. Il ne l'avait certainement pas distancé puisqu'il n'avait pas changé sa cadence. Avec un chien, il doutait que son poursuivant ait perdu la trace. Tom était sûr que l'homme connaissait bien mieux la région que lui-même et que, si monsieur Florin n'était pas derrière lui, c'est qu'il préparait un nouveau piège. Maintenant que Tom se dirigeait vers un endroit précis, le chasseur avait certainement deviné les intentions du fugitif. Il n'a eu aucune difficulté à devancer le garçon grâce aux détours que ce dernier faisait volontairement pour rester hors de portée du fusil. L'enfant sauvage se cacha entre deux rochers. Il huma l'air. Tout lui semblait normal. Mais le directeur était un chasseur chevronné. Il s'était certainement placé sous le vent pour que son odeur ne le trahisse pas. Tom en déduisit que le directeur se trouvait quelque part sur les sommets à droite.

Il devait agir vite. Il emprunta un passage qui sortait perpendiculairement de la vallée qu'il avait suivi jusqu'à maintenant. Un peu essoufflé, il arriva au sommet. De son nouveau poste d'observation, il scruta les parois qui plongeaient en dessous de lui. Il les repéra rapidement. Plié en deux, l'homme progressait à sa rencontre. Le chien suivait son maître en silence. Ils longeaient un chemin de telle manière qu'ils étaient invisibles pour quiconque se trouvant au fond de la vallée. Tom avisa des pierrailles qui ne demandaient qu'à dévaler la pente. L'homme allait forcément traverser le chemin d'éboulis. Le garçon se posta en silence et guetta le moment propice.

La démarche du directeur devint hésitante. Il se doutait de quelque chose. Maintenant, Tom sentait nettement les odeurs mêlées de l'homme et du chien. Il passa la tête au dessus des rochers pour s'assurer que son ennemi était en position et qu'il n'échapperait pas à la petite avalanche qu'il allait provoquer. Tom quitta sa cachette et fit rouler les pierres par de simples coups de pied bien ajusté. Le résultat dépassa les espérances du garçon. C'étaient plusieurs tonnes de rochers qui se détachaient et qui dévalaient la pente. Le directeur s'était retourné en entendant le bruit. Il avait perdu un temps précieux en braquant son fusil vers Tom qui offrait une cible facile. Lorsqu'il réalisa le danger qui roulait vers lui, il n'eut plus le temps de se mettre à l'abri et fut littéralement emporté avec son chien. L'enfant fauve n'attendit pas son reste. Il savait que l'homme ne serait pas grièvement blessé. Il ne disposait que d'une maigre avance. Les grottes n'étaient plus très loin, mais il devait encore y trouver une cachette.

Tom courait. Il maintenait une cadence forcée malgré le point de côté qui lui perforait le ventre. Il venait de parcourir une grande distance à découvert. Il atteignait à peine les premières entrées des grottes quand l'homme franchit la crête derrière lui. Tom se jeta sur le côté à l'abri d'un rocher. Mais il savait que monsieur Florin l'avait vu et que, de toute façon, le chien le flairerait facilement. Couché par terre, Tom haletait, à bout de souffle. L'homme descendait de la crête à son aise, sûr de son fait. Tom retint son envie de se jeter dans n'importe quel trou. Une cachette trop peu sûre pourrait aussi bien être son tombeau. Pas très loin, Tom se souvint de l'entrée d'une grotte impressionnante. L'entrée était allongée: une vingtaine de mètres sur seulement quatre de large. On voyait les parois lisses tomber verticalement et disparaître dans l'obscurité. On entendait nettement une rivière qui coulait au fond à gros bouillons. Tom avait déjà essayé d'y descendre, mais il avait renoncé car cela semblait trop périlleux. Sous terre, pourrait-il leur échapper?

Tom s'élança en direction de la grotte. L'homme n'était plus qu'à une centaine de mètres. Le garçon l'entendit crier pour exciter le chien. Ce dernier bondit aux trousses de l'enfant. Dans un galop d'enfer, le monstre rattrapait rapidement son retard. La bave s'écoulait le long de ses babines, anticipant le goût du sang. Ses crocs pointues brillaient d'un reflet métallique et meurtrier. Tom était à bout de force.

Mais déjà il voyait l'ouverture de la grotte. Serré de près, il courait avec une énergie nouvelle. Il se jeta littéralement dans le trou. Il connaissait l'existence d'une corniche en contrebas sur laquelle il se reçut lourdement. Le choc contre sa poitrine et la course exténuante qu'il venait de faire lui firent perdre l'usage de la respiration l'espace d'un moment. Il se laissa glisser, incapable de se retenir. Au dernier moment, retenu par les mains, il se remit à haleter au dessus du vide, se demandant si ses poumons seraient assez grands pour reprendre son souffle.

Le chien aboyait furieusement au dessus de lui. Plusieurs minutes s'écoulèrent. Tom entendit la voix du directeur. Le chien hésita et se jeta sur l'enfant. D'un revers du coude, le garçon esquiva l'assaut du fauve qui rebondit sur la paroi et tomba dans le vide. Pendu à une main, Tom regarda le corps disparaître en tourbillonnant. Il trouva une prise pour ses pieds et se mit dans une position plus confortable. A peine reposé, il commença à descendre. Ses pieds nus exploraient la paroi et trouvaient aisément les prises pour s'accrocher.

Inquiet, Tom jeta un coup d'oeil vers le haut. Monsieur Florin s'était glissé jusqu'au bord du gouffre et était en position pour tirer. Dans le coin de sa vision, Tom vit un piton rocheux sur la paroi opposée. D'un coup de reins, il se propulsa dans le vide. Il s'agrippa au rocher au moment où la balle faisait exploser la pierre qu'il venait de quitter. Il ferma les yeux en attendant de reprendre son calme. Il venait à nouveau de gagner quelques mètres. L'obscurité qui l'enveloppait empêcherait le directeur d'ajuster son tir.

- Je ne suis pas un animal!, cria Tom au bord de la crise de nerfs.

Ses bras étirés, ses mains crispées autour de la pierre, ses muscles fatigués et les coups infligés par le directeur, tout le faisait souffrir. Ses pieds pendaient dans le vide. Tom sentit la fatigue, une grande lassitude l'envahir. Lâcher. Arrêter le supplice. Tom prit soudain conscience des aboiements amplifiés par l'écho. Le chien avait survécu. Il l'entendait clairement nager en rond en dessous de lui. L'homme faisait le tour de la crevasse. Une lueur de lampe explorait la paroi et s'arrêta sur le dos de Tom. Bien qu'il ne connaissait pas la profondeur de l'eau en dessous de lui, Tom décida que c'était la seule voie. Avec soulagement, le garçon lâcha et se laissa tomber. Suspendu dans les airs, il se sentit libre. La chute fut comme une parenthèse dans la combat qu'il menait contre la mort.

Le retour à la réalité fut brutal. Tom était tombé sur le dos. Le choc avec la surface de l'eau l'avait surpris et lui avait fait mal. Il lutta pour regagner la surface. A peine avait-il émergé que le chien était sur lui, tous crocs dehors. Prenant une grande bouffée d'air, Tom plongea. En deux mouvements de brasse, il était sous le chien qui tournait sur lui-même et aboyait de rage. Tom saisit l'animal par la gorge. Il l'entraîna sous l'eau. Après une lutte très courte, Tom parvint à emprisonner la poitrine du fauve entre ses bras et serra jusqu'à ce que, privé d'air, l'animal arrête de se débattre. Ensuite, ils remontèrent ensemble à la surface. Tom aida le chien à maintenir sa tête au dessus de l'eau. L'animal haletait, désormais soumis.

Le garçon poussa la bête hors de l'eau, puis se hissa à son tour. Ils restèrent allongés côte à côte pour reprendre des forces. Par sécurité, Tom tenait fermement l'animal par la peau du cou. Pour l'instant, Tom se sentait en sécurité. Il lutta contre le sommeil sans y parvenir tout à fait. Mais une partie de lui-même veillait.

XII. Sous terre

La rivière formait à cet endroit une espèce de lac souterrain. Le puits par où était tombé Tom et le chien se trouvait à l'une des extrémités et dispensait une lumière ténue mais suffisante pour faire pousser quelques arbustes. La salle n'avait pas d'autre issue. La rivière débouchait en dessous du niveau du lac et s'écoulait par un siphon dont la présence était signalée par des remous violents et par des petits tourbillons qui aspiraient l'air avec un bruit de succion.

Le bruit d'une pierre tombant dans l'eau. Tom se réveilla en sursaut et regarda autour de lui. Le rond lumineux d'une lumière électrique courait contre le mur vers l'endroit où était couché Tom. Le garçon saisit un cailloux. Pendu à une corde, dépassant à peine du plafond, le directeur explorait la grotte à la lueur de sa lampe de poche. Au moment où il éclaira Tom, le garçon lança son projectile. La pierre le toucha, mais ne blessa pas l'homme. Surpris, ce dernier lâcha sa lampe qui tomba en lançant des traits de lumière dans tous les sens. Elle percuta l'eau, soulevant un geyser lumineux et continua à dispenser un nuage fluorescent avant de s'éteindre lorsque l'eau mit les piles en court-circuit.

L'homme furieux saisit son fusil. Il tira au jugé. En vain, car le choc de la pierre le faisait tourner sur lui-même. Monsieur Florin continua de descendre. Tom préféra se déplacer. Il abandonna le chien et s'éloigna le plus possible du puits. Il explora les parois, espérant trouver un passage ou une cachette. Il arriva finalement à un promontoire au dessus du siphon. Il était impossible d'aller plus loin. Tom se cacha comme il put, sachant que ce n'était qu'un répit.

Entre temps, le directeur avait atteint le niveau de l'eau. Il se laissa tomber. Tom l'entendit nager jusqu'au bord. Le dément prit pied sur la rive et commença à suivre méticuleusement les pourtours du lac. Pour l'instant, il s'éloignait, fouillant d'abord l'extrémité la mieux éclairée. Tom avait peur. Il était coincé. D'un côté, cet homme qui n'allait pas manquer de le découvrir. De l'autre, ce siphon trop violent pour tenter le passage. Le directeur avait retrouvé son chien. L'animal ne lui serait plus d'aucune utilité. Il ne chasserait plus aujourd'hui. Sans doute par peur du garçon fauve. Tom préférait penser que c'était la reconnaissance de l'avoir épargné.

Un coup de feu résonna, répercuté mille fois par les parois. Tom ressentit la détonation jusque dans ses entrailles. Après un instant d'incompréhension, il se laissa emporter par la révolte. Monsieur Florin avait achevé le chien sans raison. Voici comment l'Homme remercie celui qu'il disait "son meilleur ami". Cruauté gratuite. Juste par paresse, pour ne pas devoir le remonter. Tom se mit à crier sa frustration:

- Vous n'avez pas le droit. Vous avez déjà fait assez de mal. Partez.

L'écho répercutait le son de sa voix dans tous les sens. Le directeur n'aurait pas pu le repérer si Tom n'était pas resté debout, le poil blanc de son ventre formant une tache claire dans l'obscurité quasi totale du fond de la grotte. Tom planta sa face contre le sol. Le monde semblait exploser autour du garçon. Dans un vacarme assourdissant, Tom recevait sur tout le corps des éclats de pierre et de cuivre. Ivre de folie meurtrière, l'homme tirait en rafales, moins précises, mais non moins mortelles. Le chargeur fut vidé en quelques fractions de secondes. Suivit un silence écrasant. Une pluie de cailloux se mit à tomber dans le lac, descellés par les explosions des munitions.

Monsieur Florin rechargea son arme et s'approcha en silence. Toujours plaqué au sol, Tom n'osait pas relever la tête. Il entendait l'homme approcher. De toute façon, il allait mourir. Au moins, allait-il choisir la manière. Il respirait profondément, rapidement, pour oxygéner son sang. Il sentit sa tête tourner, comme s'il était ivre. D'un bond, il se jeta dans le vide et plongea. Tom sentit rapidement l'eau traverser son pelage, l'entraînant de plus en plus profondément dans les tourbillons de la rivière.

Le mouvement avait été trop rapide. Le chasseur n'avait pas eu le temps d'épauler pour tirer. Il avait juste vu un éclair disparaître dans le siphon. Incrédule, il regarda la surface de l'eau. Sa proie lui avait échappé et il n'aurait pas de repos avant d'avoir retrouvé le corps.

- Cette rivière ressort forcément quelque part, dit le directeur à haute voix pour lui-même.

Emporté par un courant, Tom luttait. Les roches érodées ne coupaient pas, mais le frappaient sur tout le corps. Enfin, le courant ralentit. Il chercha à rejoindre la surface, mais ne rencontra que la pierre. Paniquant car l'air commençait à lui manquer, il se mit à tâter fébrilement à gauche et à droite. Il trouva enfin une petite poche d'air qui se vicia rapidement. Tom repartit. Il en trouva une autre plus grande, à quelques mètres à peine. Tom avança ainsi, lentement, s'arrêtant à chacune de ces poches formées par l'accumulation des petites bulles d'air emportées par la rivière et qui remontaient là où le courant se faisait plus calme. Chaque plongeon était un nouveau pari contre la mort. Chaque fois, Tom ignorait la distance qu'il allait devoir parcourir. Mais il était condamné d'aller de l'avant. Quand Tom creva la surface, il sut tout de suite qu'il venait d'émerger dans une salle plus grande. Il entendait l'eau tomber le long des parois, tout autour de lui. Il nagea jusqu'au bord. Il trouva une rive pas trop raide qu'il put escalader pour se mettre au sec. Il était épuisé. Il s'endormit aussitôt, grelottant de froid.

L'eau se mit à monter. Il ne le réalisa qu'au moment où, le niveau étant arrivé à hauteur de sa bouche, l'eau coula dans sa gorge. Tom se redressa brusquement et se cogna à un rocher qui lui laissa une petite marque saignante, juste au milieu du front. Il toussa pour libérer ses poumons. L'eau continuait de monter. Tom se hissa le long de la paroi.

Soudain, un siphon plus bas s'amorça. Le niveau se mit à descendre rapidement. Tom suivit le mouvement en se retenant à la paroi pour ne pas être emporté. Au bout de quelques minutes, il y eut un grand bruit provoqué par l'air qui s'engouffrait dans le siphon. Le niveau s'arrêta net plus de cinq mètres en dessous du niveau initial. Il ne devait rester qu'un mètre de profondeur. Tom nagea vers l'orifice du siphon qu'il avait repéré au bruit et qui était vide pour l'instant. Déjà, l'eau avait recouvert l'orifice. Tom plongea et le franchit aisément. De l'autre côté, les parois étaient lisses, mais pas très éloignées l'une de l'autre. Il put s'arc-bouter et se hisser vers le haut. Peu à peu, le tunnel s'incurva. Il dut franchir le point le plus élevé en rampant. De l'autre côté, le tunnel tombait presque à la verticale. Un véritable toboggan. Tom se laissa glisser, se retenant aux parois. La progression était lente. Tous ses membres tremblaient de fatigue. Un faux mouvement. Une prise manquée. Il glissa, prenant rapidement de la vitesse. La chute dura quelques secondes. La paroi disparut. Il se retrouva tournant sur lui même, dans le vide. Tom cria de surprise. Il se mit en boule, protégeant sa tête et son ventre. Il ricocha sur une pierre plate presque verticale et tomba à l'eau.

Complètement désorienté, Tom ne trouvait plus la surface. Il paniquait. Soudain, il toucha une paroi. Il donna un grand coup de pied pour se propulser et émergea aussitôt à la surface d'une autre rivière souterraine. Le courant était fort et l'emportait. Le bruit était assourdissant, menaçant. Il se débattit longtemps, luttant contre la violence des remous, crachant, jurant. Il trouva finalement une prise.

A quelques mètres derrière lui, très proche, Tom entendait un grondement, bien plus fort que celui du lac. Un siphon d'une taille que Tom n'osait pas imaginer, aspirant inexorablement tout ce qui arrivait à sa portée, hurlant sa rage contre cette proie qui résistait. Tom cria. Il était à bout. Il pleurait. Maudissant le sort et l'homme qui l'avaient précipité dans cet enfer d'eau. Lentement, il se sentait lâcher prise. L'eau s'engouffrait dans sa bouche. Déjà, il ne parvenait plus à se maintenir à la surface. Il revit le vieil homme penché sur lui le premier. Il revit les lèvres de Bénédicte, son premier amour. Il revit la tête du commissaire explosant, alors que sa voix résonnait encore à ses oreilles. Il entendit le rire démoniaque du directeur.

- Non!, cria-t-il, la colère développant ses forces.

Tom tira sur ses bras, gonfla ses poumons jusqu'à se faire mal et plongea.

Après le bruit infernal de la surface, le silence relatif du fond semblait presque le paradis. En une fois, Tom se sentit happé par le monstre. Il se mit à tourbillonner sur lui-même à une vitesse folle, entraîné de plus en plus vite par la masse d'eau. Tom avait l'impression d'être propulsé, comme un boulet de canon. Grisé, il finit par oublier le danger.

Net. Le choc fut inattendu. Un obstacle l'arrêta net, le frappant à la poitrine, chassant l'air si précieux. Blessé, sonné, Tom se débattit à peine pour se dégager. Il flottait maintenant entre le fond et la surface. Quelle importance? Il sentait la mort proche. Il n'avait plus peur. Il laissa l'eau froide envahir ses poumons. Il se sentait bien, comme un enfant dans le sein de sa mère. Cette mère qu'il ne connaissait pas, il ne s'était jamais senti aussi proche d'elle.

"Pourquoi la vie s'acharnait-elle à ce point sur moi?", pensa-t-il. "J'étais si bien." Il recracha presque à regret l'eau qui encombrait ses poumons. Tom roula sur le gravier. Il entendit le grondement continu de l'eau qui jaillissait en masse du sol. La rivière l'avait rejeté comme un vulgaire morceau de bois. Elle ne voulait plus de lui. Il gisait ridicule parmi les grains de sable et les galets. Tom sentit l'air chaud et sec venant du désert. Cette brise qui lui avait fait craindre la soif, il était content de la retrouver. Il ouvrit les yeux. Il faisait nuit. Il se retourna sur le dos. Le ciel était si beau. Une bande d'étoiles, bordée de part et d'autre par la masse sombre des flancs de la vallée. Tom était revenu à la vie. Une fois de plus.

Il rampa hors de l'eau. Il était si fatigué qu'il ne savait plus dormir. Il s'étendit au sec et attendit le lever du jour. Déjà à l'Est, le ciel s'embrasait, chassant les étoiles. Lentement, les formes sortaient de l'ombre. Tom retint sa respiration. Il voyait une silhouette humaine, au-dessus de la cascade. De temps en temps, l'inconnu bougeait à peine un membre, changeant seulement de position quand ses muscles s'ankylosaient. Il était tourné vers Tom et le regardait. Bien qu'il fasse trop sombre pour le reconnaître, Tom savait que c'était le directeur. Pourquoi restait-il là? Il avait peut-être pitié de sa victime. Peut-être allait-il le laisser vivre?

Tom se sentait très faible. Le moindre mouvement lui faisait tourner la tête. Un voile blanc troublait sa vue. Son voyage sous la terre l'avait achevé. Il avait séjourné plus de douze heures dans l'eau froide. Et ici, il était loin de tout, sans vivres. Puis bientôt le soleil serait là, apportant encore son lot de fatigue et de souffrance dans cet endroit où il n'y avait aucune zone d'ombre. Soudain, il comprit ce qu'attendait l'homme. Il attendait la mort de Tom, sûr qu'elle ne saurait tarder.

XIII. Au secours

La veille, lorsque Carlos fut certain que le directeur et Tom étaient assez loin, il défit le premier bracelet que Tom avait posé sans le verrouiller. Puis, il déterra la lime. Il travailla fébrilement pendant plus d'une heure avant de faire sauter le second bracelet. Libre, il se précipita sur la nourriture abandonnée. Le poulet et les pommes de terre étaient pleines de sable, mais il avait trop faim.

A tâtons, il chercha la sortie le plus rapidement qu'il put, se cognant un peu partout. Deux fois, il s'égara. Pourtant, pour échapper à l'homme, il avait déjà fait le chemin jusqu'à la sortie. Il paniquait. Il perdait un temps précieux. Il s'arrêta un instant pour se calmer et pour faire appel à sa mémoire. Cette fois sans s'énerver, il traversa le labyrinthe de galeries qui le séparait de la surface. Le soleil était haut. Il devait être près de midi. Carlos sentait la morsure du soleil sur ses épaules nues. Il se retint de sauter hors du trou et de crier à la victoire. Il écouta attentivement avant de risquer un oeil. Il ne voyait personne. Il se glissa dehors et rampa jusqu'aux rochers, ceux-là entre lesquels Tom s'étaient caché quelques jours plus tôt. Lorsqu'il fut certain qu'il ne risquait rien, il se laissa glisser le long de la pente. Il suivit le sentier et atteignit le chemin empierré au fond du vallon. A la croisée, il hésita un instant. Mais il avait trop peur de se perdre. Il n'osa pas couper directement à travers les collines pour rejoindre Hamme-Ville. Dès lors, une marche de quinze kilomètres l'attendait.

Chaque fois qu'il essayait de courir, il devait s'arrêter parce que sa respiration s'affolait ou que sa tête tournait au point de le faire tituber. Pourtant Carlos aimait et faisait beaucoup de sport. La nervosité, les privations et, surtout, le manque d'eau l'avaient diminué à un point qu'il ne se reconnaissait pas lui-même. Carlos ne saurait plus dire la distance qu'il avait parcourue. Il avançait comme un somnambule, trébuchant sans cesse sur chaque aspérité, tombant parfois lourdement. Il se relevait mû par l'effet d'une volonté farouche, plus que par un acte conscient.

Puis, incroyable, alors qu'il ne savait même plus ce qu'il cherchait vraiment, la grand route, le macadam brûlant. "Pourquoi la route est-elle déserte?". Carlos aurait voulu se coucher et attendre que quelqu'un lui porte secours et le soigne. "Mais Nicolas a besoin d'aide. Je dois continuer." Une voiture. Carlos courait sur la route agitant les bras. Le conducteur klaxonna, fit faire un écart au véhicule et, refusant de s'arrêter, s'éloigna en faisant rugir son moteur.

Cinq voitures passèrent ainsi. Dans un état de demi conscience, Carlos ne comprenait pas. Ne voyait-on pas qu'il avait besoin d'aide? Ces signes, n'étaient-ils pas assez clairs? N'avait-il pas assez souffert pour mériter un peu de pitié? "Nicolas vaut plus que ces gens", pensa-t-il. "Nicolas n'a pas hésité à prendre des risques. Il a peut-être échoué et s'en mordait les doigts. Mais au moins, il a essayé, lui!"

Carlos se retourna. Le crissement des freins, le sifflement de l'air poussé dans le circuit l'avait surpris. L'instant d'avant, il n'y avait rien. Le conducteur rangea le semi-remorque sur le côté de la route. Il descendit et s'avança vers Carlos qui aurait pleuré de soulagement s'il n'avait pas eu les yeux aussi secs. L'homme dit quelque chose que l'adolescent ne comprenait pas. Carlos ouvrit la bouche pour dire sa joie et pour demander de l'aide. Mais aucun mot ne franchit sa gorge. Tout devint noir. Il s'effondra dans les bras de l'inconnu.

L'homme regarda le corps nu de l'adolescent, dont les traits étaient tirés, la peau déshydratée, brûlée par le soleil. L'homme le souleva facilement et le coucha dans la cabine. Il reprit le volant et fit faire demi-tour au semi-remorque. Le moteur du camion hurlait, prenant petit à petit de la vitesse. L'engin lui semblait si lourd et si lent. Tout en roulant, il put avertir la police de Hamme-Ville avec sa radio de bord. Une voiture venait à sa rencontre et l'attendrait à l'entrée de la ville pour l'escorter. En effet, un peu plus tard, celle-ci démarra en trombe devant le camion, chassant des nuages de poussière et de cailloux sous ses roues. La sirène hurlait. Ils traversèrent la ville à une vitesse affolante. Toutes roues bloquées, glissant dans un bruit strident, le camion s'arrêta devant la clinique. Deux infirmiers attendaient avec une civière. On descendit de la cabine l'adolescent toujours inconscient et on l'emporta dans le bâtiment. Le routier voulut les suivre, mais on lui interdit l'accès de la salle des soins. Il retourna dehors pour fumer une cigarette. Le policier l'interrogea. Le routier montra sur la carte l'endroit et expliqua dans quelles circonstances il avait trouvé le garçon.

Carlos fut soigné, puis fut placé dans une chambre isolée. A aucun moment, il ne reprit connaissance. On ne fit d'ailleurs aucune tentative pour le réveiller. Les médecins préféraient le laisser retrouver ses forces à son aise. Mais la volonté du garçon était forte. Il réagit contre les calmants et se réveilla. Il réclama la présence de la police. Il était si excité qu'on finit par faire appel à l'adjoint du commissaire, un vieux renard qui avait été nommé remplaçant temporaire. Le récit de Carlos fut confus. L'adjoint comprit qu'il était question d'un autre garçon, Nicolas Toussaint qu'il connaissait déjà et d'un certain Paul Florin, directeur d'une section du Home. L'adolescent semblait accuser cet homme. Mais les mots lui manquaient pour leur expliquer. Carlos voulait leur montrer la caverne. Vêtu d'un pyjama et enveloppé dans une couverture, on porta Carlos dans la voiture de l'adjoint. Sortant de Hamme-Ville, ils passèrent devant le centre et prirent la route de la carrière. Le soleil se couchait indifférent aux drames qui se déchaînaient, sur et sous la terre.

- Plus vite. Plus vite, suppliait Carlos.

La voiture de police roulait à bonne allure, secouée par les irrégularités de la route.

- Ralentissez. Montez sur votre gauche, expliqua Carlos.

Il faisait presque nuit. Mais Carlos n'allait plus jamais oublier cet endroit et était capable de le reconnaître par tous les temps. A peine le véhicule était-il arrêté, que l'adolescent sauta à terre et se mit à gravir le flanc de la colline. L'adjoint et le policier le rattrapèrent pour l'aider. Le garçon les entraîna dans la grotte. Le policier qui les accompagnait jura de devoir marcher à quatre pattes dans la poussière: son bel uniforme allait être abîmé. L'adjoint grogna quelque chose et le policier se tut. Cette fois-ci, Carlos retrouva le chemin du premier coup.

Les policiers s'étaient attendu à quelque chose de scabreux. Un cadavre ou deux. Ils ne pensaient pas que quelque chose pouvait encore les émouvoir après autant d'années de service. Mais comment imaginer cette horreur! Ils entrèrent dans la salle en se bouchant le nez tant l'odeur y était désagréable. Lorsque la lumière leur dévoila la scène macabre, ils en eurent le souffle coupé. Ils vacillèrent en découvrant les visages décharnés, les regards vides, les corps figés dans un dernier cri de douleur, dans un dernier appel à l'aide.

Carlos ne fixait pas les cadavres. Il savait qu'ils étaient là. Cela suffisait. C'est pourquoi, il semblait moins troublé que les adultes. Encore tout remués, les policiers sortirent de la grotte avec Carlos.

- Tu m'as bien dit que vous étiez deux prisonniers dans cette grotte et que le responsable de tout ceci est parti avec ton compagnon ce matin.

Carlos confirma.

- Le directeur est parti avec Nicolas. Nicolas était nu, mais le directeur était équipé comme pour une longue promenade.

Encore bouleversé par sa vision souterraine, l'adjoint sentit monter en lui une colère sourde. Il allait retrouver ce psychopathe. Et, puisque son statut de défenseur de la loi lui interdisait de faire justice lui-même, il amènerait ce démon devant le juge. Il veillerait personnellement que cet homme paie ses crimes. Quelque part, cela lui semblait insuffisant, mais sa raison lui assura qu'il s'agissait d'un bon début.

Lorsque l'adjoint arrêta la voiture devant le bureau de police, tous ses hommes rappelés par radio attendaient dehors sur le parking. Il régnait un mécontentement général. Certains avaient terminé leur service depuis une heure seulement et s'attendaient à profiter d'un repos largement mérité. Ignorant les dernières découvertes de l'adjoint, ils n'appréciaient guère de faire des heures supplémentaires à cause de quelques morveux échappés du centre. En quelques mots, le vieux policier brossa un aperçu de la situation. Les murmures de désapprobation firent rapidement place à un silence attentif. Ceux qui s'étaient plaints, ne tardèrent pas à surpasser tous les autres par leur détermination à retrouver l'homme et sa dernière victime. Sur le chemin du retour, l'adjoint avait eu le temps de se préparer. Il ne bénéficiait pas de l'autorité du commissaire, mais, s'il ne faiblissait pas, les hommes le suivraient jusqu'au bout. Sans attendre, il se mit à distribuer ses ordres. Trois hommes et un chien allaient reprendre la piste du garçon et du directeur à partir de la grotte. L'adjoint n'espérait pas obtenir un résultat par cette voie, mais il devait ne rien laisser au hasard. Le juge, dérangé au milieu du film de la soirée, avait signé le mandat d'arrêt en promettant l'enfer à l'adjoint et à ses hommes si leurs raisons n'étaient pas fondées. Tandis que deux équipes assuraient la permanence au bureau et les patrouilles habituelles, l'adjoint et le restant de ses hommes se rendirent au centre. Ils fouillèrent systématiquement le bureau et la chambre de Paul Florin. Ils prenaient de nombreuses photos, fixant tous les détails qui auraient pu présenter le plus petit intérêt. Ils démontèrent et saccagèrent tout, n'épargnant aucun élément du mobilier. Ils mirent la main sur un véritable arsenal. Passionné de chasse, l'homme collectionnait les armes. Mais plus insolite, ils trouvèrent dissimulés un peu partout des instruments de torture qui portaient encore des traces de sang. Des photos d'enfants nus, parfois mutilés, et d'autres détails confirmèrent le témoignage de Carlos.

Les éducateurs qui étaient présents au centre avaient d'abord été scandalisés par l'intrusion nocturne de la police. Mais au fur et à mesure qu'ils voyaient s'aligner les découvertes des policiers, les langues se délièrent. Quelqu'un avoua finalement qu'il avait vu le directeur en début de soirée. L'homme était entré dans la chambre avec des vêtements mouillés et en était ressorti peu après avec les mêmes habits, toujours trempés. Il n'avait rien déposé et rien repris avec lui.

Qu'est-ce que le directeur était venu chercher? L'adjoint examina les photographies prises avant la mise à sac de la chambre. Il releva un détail: une carte étalée sur le bureau. Rameutant tous ses hommes, ils se mirent à fouiller les décombres. Il retrouvèrent finalement la carte, quoique un peu déchirée. Malheureusement, les annotations y étaient nombreuses. L'adjoint avait espéré y trouver un indice, une idée approximative de la direction prise par le directeur. Mais maintenant, il devait reconnaître que cet espoir était vain. Néanmoins, il garda la fameuse carte avec lui.

Les policiers revinrent en ville avec suffisamment de preuves pour condamner le directeur fou. Mais l'adjoint était inquiet. Un enfant, fut-il criminel, était en danger de mort et il ne pouvait rien faire pour le sauver. De retour à son bureau, l'adjoint renvoya une partie de ses hommes avec pour consigne de se reposer. Les recherches reprendraient le lendemain dès l'aube.

L’adjoint resta seul. Pour se tenir éveillé, il garda un contact radio permanent avec sa patrouille mobile et les trois hommes envoyés de nuit sur les traces du garçon et du directeur. Ces derniers se plaignaient des conditions pénibles de leur expédition. Mais le chien suivait une piste et ils continuaient. Vers trois heures du matin, la patrouille à pied demanda qu'on leur envoie une voiture. Ils avaient suivi la piste jusqu'à l'entrée d'un gouffre à une vingtaine de kilomètres au nord de Hamme-Ville. Une rivière souterraine importante coulait au fond. Les hommes estimaient déraisonnable de s'y aventurer sans matériel, d'autant plus que le chien avait très bien pu suivre la piste d'un animal. L'adjoint acquiesça et leur envoya la voiture de patrouille.

Dans le silence de son bureau, il repensa à la carte de monsieur Florin. Il la sortit de sa poche et l'ouvrit sur la table. Il pointa l'emplacement signalé par ses hommes. Son coeur se mit à battre plus fort. L'endroit était marqué. Un trait fléché, tracé à la main avec un crayon gras, partait du gouffre vers l'ouest et rejoignait perpendiculairement un autre trait qui venait des montagnes pour aboutir à une résurgence. Le vieux policier connaissait bien l'endroit. C'était un lieu bien connu des gens de la région. L'eau jaillissait du sol à gros bouillons. Qu'est-ce que le directeur avait voulu reporter sur sa carte? L'adjoint était persuadé qu'il s'agissait d'une partie d'un réseau de rivières souterraines. D'ailleurs, une visite aux archives de la commune ne manquerait pas de le confirmer. Pourquoi un chasseur s'intéressait-il à ce qui se passait sous le sol? La piste suivie par le chien était peut-être la bonne, réfléchit le policier. L'enfant se serait donc jeté dans le gouffre. Un suicide, car le vieil adjoint ne doutait pas que, si le garçon avait survécu à sa chute, à l'heure actuelle, il était probablement mort, noyé.

- Une victime de plus, soupira-t-il.

Et Paul Florin s'acharnait. Il collectionnait les cadavres d'enfant. Le policier était convaincu que le directeur allait récupérer le corps à la résurgence comme en témoignait le tracé sur la carte. Et que ces indications reportées au crayon soient justes ou non, cela n'avait plus la moindre importance puisque c'était ce que croyait cet homme. C'est à la résurgence que l'adjoint avait l'intention de cueillir le directeur. Mais il n'était pas question de surprendre un touriste égaré ou quelqu'un d'autre. L'adjoint avait besoin de Carlos. Le gosse connaissait bien l'homme. Il le reconnaîtrait facilement et pourrait le montrer aux policiers.

Peu avant le jour, il se rendit à l'hôpital de Hamme-Ville. Malgré l'interdiction des infirmières, l'adjoint entra dans la chambre de Carlos. Il éveilla délicatement l'adolescent et lui affirma qu'il avait besoin de son aide pour coincer le directeur.

- Et Nicolas?, s'inquiéta le garçon.

L'adjoint ne se faisait plus d'illusions sur le sort du jeune fugitif.

- Tu le retrouveras en même temps, mentit le policier.

Enthousiaste, Carlos accepta de l'accompagner. Un véhicule tout terrain les attendait sur le parking de l'hôpital. L'adjoint fit monter Carlos à côté de lui. Dans le rugissement de la mécanique, ils traversèrent la ville sous le regard indifférent des commerçants qui ouvraient leurs magasins. Ils roulèrent sur la grand route pendant une quinzaine de kilomètres, doublant des voitures dont les conducteurs inquiets relâchaient les gaz. Ils quittèrent la grand route et prirent un chemin de terre qui traversait la plaine. La piste rejoignait une vallée creusée par la seule rivière de la région. Il y avait un parking en terre battue où les touristes rangeaient leur véhicule. Le policier s'y arrêta. A cette heure matinale, ils étaient seuls à l’exception d’un autre véhicule.

Il descendirent vers la résurgence. Carlos suivait l'adjoint, mimant tous ses gestes. Ils progressaient entre les rochers pliés en deux. Carlos aperçut quelque chose. Plus bas, à une cinquantaine de mètres, quelqu'un était allongé près de l'eau.

- C'est Nicolas..., pensa Carlos.

Il ne voyait pas son ami bouger. Peut-être était-il mort. Non! Ce n'était pas possible. Il était à plusieurs mètres de la rivière. Il était vivant lorsqu'il s'était traîné jusque là. Pendant ce temps, l'adjoint avait pris un peu d'avance. Ils progressaient en silence, tous les sens aux aguets. Ils suivaient un petit vallon qui descendait jusqu'à la source. L'adjoint s'arrêta. Une crevasse rejoignait le vallon sur la gauche. Il écouta et observa. Rien ne bougeait. Il contourna le bord du rocher, son arme tournée vers l'ouverture. Il avançait.

Carlos entendit un petit éboulement. Il vit l'adjoint lever les yeux. Une explosion retentit toute proche. Le corps de l'adjoint criblé de plomb fut projeté contre la paroi opposée du vallon et resta un moment suspendu avant de s'effondrer. La détonation se répercuta plusieurs fois à travers la vallée. Quelqu'un courait, faisant rouler des pierres avec lui. Carlos se colla à la paroi. Le directeur surgit de la crevasse. Tournant le dos à l'adolescent sans le voir, l'homme dévalait les derniers mètres qui le séparaient du garçon fauve. Carlos s'attendait à voir l'homme se retourner et lui tirer dessus. Il n'y avait aucun abri à proximité.

Lorsque l'homme disparut derrière les rochers, Carlos retint sa respiration encore un moment avant de se persuader que tout danger était écarté. Il descendit jusqu'à la crevasse et se mit à l'abri. Le corps de l'adjoint était tout proche. Il le retourna. L'homme était défiguré, sans vie. Son sang s'écoulait entre les rochers, imprégnant la pierre et le sable. Le regard de Carlos tomba sur le pistolet qui gisait à ses pieds. Il prit l'arme. Il devait la tenir à deux mains car elle était grande et lourde. Carlos eut un sentiment de puissance et de sécurité, sentiment trompeur, mais qui était mieux que rien...

- N'approchez plus, montrez-vous, sinon je tue le gosse.

La voix se répercuta dans les rochers. Carlos fut incapable de dire d'où cela venait. Il gravit le rocher. Il avait une vue sur la source. Le directeur tenait Nicolas dans un bras, le canon de son fusil braqué contre la tempe du garçon. Carlos observa son ami. Il semblait exténué, le visage tuméfié, les poils collés par le sang qui avait coulé de ses blessures. Ses jambes ne le soutenaient pas. Il était uniquement maintenu par le directeur qui le serrait contre lui. C'était risible: après avoir fait autant d'efforts pour éliminer l'enfant fauve, l'homme se servait de lui comme otage.

- C'est fichu, pensa-t-il.

Puis il repensa à Nicolas. Le garçon ne s'était pas demandé s'il avait une chance de secourir son ami. Il était venu.

- D'ailleurs, il a réussi puisque je suis vivant et libre..., pensa Carlos.

Il fallait tenter quelque chose. Même si ça ne servait pas à grand chose. Carlos remonta vers la voiture pour lancer un appel radio. Il expliqua brièvement la situation. Mais l'opérateur ne semblait pas le croire. A bout d'explications, Carlos injuria l'homme avec quelques qualificatifs de son cru. Il coupa la radio, convaincu que son interlocuteur n'allait plus tarder à se pointer pour lui botter les fesses. Retenant sa respiration, Carlos redescendit par le vallon. Il s'arrêta en bas, caché juste derrière le rebord du rocher. Il entendait l'homme crier ses menaces. Il était si proche. Carlos ferma les yeux pour rassembler toute sa détermination. Il compta jusqu'à dix. Puis, prudemment, il se leva au dessus de la pierre qui le protégeait. L'homme lui présentait le dos de trois quarts, Nicolas sur sa gauche. Carlos visa et, retenant sa respiration, pressa la détente. Mais rien ne se passa. Carlos se souvenait des films et des héros qui utilisaient des armes semblables. Il tira sur la culasse au dessus de la crosse. Quelque chose fut éjecté. Il relâcha et les pièces revinrent à leur place vers l'avant en faisant un cliquetis sonore. L'homme entendit le bruit. Il fit volte-face en poussant l'enfant fauve devant lui. Quand il vit le gosse qui le menaçait de son pistolet, il éclata de rire.

- Qu'espères-tu faire maintenant? Tu ne peux plus m'atteindre sans blesser ton ami.

Il tourna son fusil vers Carlos. Au moment où il pressa la détente, Tom repoussa le fusil d'un revers du coude. Le coup partit en l'air. Furieux, le directeur jeta l'enfant fauve à terre. Tenant son fusil des deux mains, il le braqua vers Carlos qui tira le premier. Deux fois. Une seule balle toucha l'homme à l'épaule droite. Sous le choc, monsieur Florin lâcha son fusil et tomba à terre. Le garçon le tenait en respect serrant nerveusement son arme dans ses deux mains. Il s'approcha, certain cette fois de ne plus pouvoir le manquer. Il se tenait debout juste au dessus de l'homme qui pourtant n'avait pas peur. Le visage du directeur ne reflétait que la colère et la haine. Il regardait l'adolescent l'air de dire que Carlos ne pourrait pas tirer. Sans que le garçon n'esquisse le moindre geste pour se défendre comme s'il était hypnotisé, l'homme saisit le canon du fusil qui gisait sur sa droite. Se servant de l'arme comme d'une masse, il frappa Carlos d'un geste large et puissant. La crosse du fusil toucha l'avant bras gauche du garçon qui se brisa net. Carlos cria et tomba à terre serrant son bras blessé contre lui. L'homme cracha sur l'adolescent, méprisant.

- Tu es trop bête. Tu ne mérites même pas que je me serve de toi comme otage.

Toujours couché, le directeur retourna son fusil et le braqua vers Carlos. Le garçon paralysé regardait le meurtrier. Il allait le supplier. Mais aucun son ne franchit sa gorge. Derrière le directeur, mû par un volonté plus puissante, désirant secourir une dernière fois son ami, Tom se redressa sur les genoux. Il brandissait dans ses deux mains un cailloux pointu, trop lourd pour ses bras tremblants. De toute ses forces, il abattit la pointe sur le crâne de l'homme. Tom perdit l'équilibre et roula. Il se retourna aussi vite que lui permettait son état. Il vit le directeur étourdi, se roulant à terre, criant sa rage et serrant sa tête. Du sang coulait entre ses doigts. Tom prit à nouveau le cailloux et frappa l'homme à nouveau au visage. Encore. Et encore.

L'homme ne bougeait plus. Tom était à genoux. Il regardait ses mains et le cailloux brisé à force de frapper. Il n'entendait même pas les sirènes qui s'approchaient. De sa main valide, Carlos jeta du sable en direction de son ami. Tom sortit de sa rêverie et jeta sur le garçon un regard interrogateur.

- Ils ne faut pas qu'ils te voient, chuchota-t-il en montrant la crête que les policiers n'allaient pas tarder à franchir.

Comme Tom ne bougeait pas, il ajouta:

- Ils te croient mort sous terre. Ils penseront que c'est moi qui ai tué monsieur Florin. Ils ne penseront pas à te chercher. Va-t-en. Il est encore temps.

La détermination de Carlos poussa Tom à bouger. Il était tellement fatigué, physiquement et moralement, qu'il avait besoin d'une autre volonté pour déplacer son corps. Il se laissa glisser le long de l'eau. Il avait déjà le corps à moitié enfoncé dans la rivière quand il se retourna, inquiet.

- Et toi?

Carlos haussa les épaules.

- Tu m'as sauvé la vie. Pour l'instant, elle me suffit. J'ai l'intention de retourner au centre et de me tenir à carreau jusqu'à ce que je me sois remis de cette histoire.

Tom trouva la force de lui sourire.

- Je reviendrai, promit-il juste avant de lâcher la rive et de se laisser emporter par le courant de la rivière.

E. Epilogue

C'était le début de l'été. Julia avait organisé un barbecue sur sa terrasse avec les amis qui l'avaient aidée à distribuer la soupe de la gare. Seule Bénédicte était absente. Ils avaient fini de manger et discutaient avec bonne humeur autour de la table profitant de la fraîcheur du soir. Le téléphone se mit à sonner. Julia se leva et décrocha dans le salon.

- Allô.

La communication était mauvaise. La voix dans le combiné était lointaine.

- C'est moi, fit la voix dans le combiné d'un ton hésitant.

Julia ne reconnaissait pas son correspondant qu'elle devina jeune et maladroit. Soudain son visage s'éclaira. Elle cria presque de telle sorte que tout le monde se tut.

- C'est pas possible. Où es-tu?

Elle serra l'écouteur contre son oreille. Elle répéta pour être sûr d'avoir compris:

- Au chalet, avec un ami.

Julia demanda si elle connaissait cet ami. Elle fit une moue sceptique. Non, elle était sûre de ne pas connaître ce Carlos. Elle poursuivit changeant rapidement de sujet de conversation.

- Bénédicte est allée là-bas à Noël. Tu étais déjà parti... Ah, tu sais déjà... C'est bien. Je lui demanderai de te renvoyer le manuscrit. Quelle est l'adresse?

Julia saisit un crayon et nota. Puis elle se redressa, l'air grave. Elle ne prêtait plus aucune attention aux invités qui la regardaient intrigués.

- Explique-moi. Quand on a appris par les journaux les événements de Hamme-Ville, on t'a cru mort. La petite était dans tous ses états.

Julia évoquait Bénédicte en parlant de "la petite".

- Tu as de la chance, commenta-t-elle. Je suis vraiment contente d'avoir de tes nouvelles et d'apprendre que tu vas bien. Que vas-tu faire maintenant?

Julia se tourna vers la terrasse. Voyant que ses amis la regardaient inquiets, elle leur fit signe que tout allait bien.

- Oui. Je me souviens de ce guide dont tu m'avais parlé. Il s'appelait Joseph.

Elle hocha la tête en guise d'approbation.

- Il te reprend comme apprenti. Sois prudent. La montagne est dangereuse. Tu vas avoir la responsabilité de gens.

Elle sourit. Son correspondant cherchait à la rassurer. C'était inutile car elle savait ses conseils superflus. Elle avait confiance dans le garçon.

- Viendras-tu me dire bonjour?, coupa-t-elle soudain.

Courte réponse.

- Quand tu veux. Passe-moi un coup de fil avant de passer pour être certain que je soie là. Et puis ne laisse pas la petite sans nouvelles. Elle tient beaucoup à toi. Elle a beaucoup mûri depuis ton départ. Ne la laisse pas languir.

Elle sourit des scrupules de son correspondant.

- Fais-le, conclut Julia. Ne te pose pas autant de questions.

Ils échangèrent encore quelques mots et se souhaitèrent "à bientôt". Julia raccrocha. Elle prit une respiration profonde, puis elle revint vers ses invités. Elle avait des larmes aux yeux. Des larmes de bonheur. Elle s'était également attachée à ce petit. Eut-il fallu cette longue séparation pour qu'elle s'en rende compte? Elle s'assit et annonça simplement à ses invités qui l'attendaient avec impatience, espérant mais n'osant deviner le nom du mystérieux correspondant:

- C'était le petit Tom. Il est toujours vivant.

FIN


Table des Matières

A. La Belle et la Bête

I. Le Parc, premier Jour
II. La Grange
III. Grands parents, deuxième jour
IV. Cinéma, troisième jour
V. Migraine, quatrième jour
VI. Tennis, cinquième jour
VII. Orage
VIII. Invité, sixième jour
IX. Mystère, septième jour
X. Seuls, huitième jour
XI. Poursuite
XII. Cauchemar
XIII. La révélation, neuvième jour
XIV. Séparés
XV. Eté indien
XVI. Blessé
XVII. Parti

B. Sur les traces de Tom

I. La colline
II. Julia
III. La brebis égarée
IV. Jack
V. Le squat
VI. Les godasses
VII. La bande de Jack
VIII. Le secret de Jack
IX. Henry
X. La tombe

C. Le temps du Val

I. La cabane
II. Le Noël de Bénédicte
III. Le vieil homme
IV. Premiers mots
V. A la découverte de la différence
VI. Première culotte
VII. Hans professeur
VIII. Appel de la montagne
IX. Visite
X. Trahison
XI. La terreur de la vallée
XII. Les loups
XIII. Les deux compagnons
XIV. Touristes
XV. Automne
XVI. Tom, garde-malade
XVII. L'apprenti
XVIII. Les vacances de Jack
XIX. Le dernier automne dans le Val
XX. Lettre de Tom
XXI. Retour de Bénédicte

D. Le petit pompiste

I. Hamme-Ville
II. La pompe
III. Enquête
IV. Vol
V. Incendie
VI. Transfert
VII. Ennemi
VIII. Le centre
IX. Carlos
X. Prisonniers
XI. Traqué
XII. Sous terre
XIII. Au secours

E. Epilogue